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Date : 20020815

Dossier : IMM-5094-00

Ottawa (Ontario), le 15 août 2002

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE LAYDEN-STEVENSON

ENTRE :

                                                             ALBINA JESUTHASAN,

                                                          FRANCISKA MUDIYAPPU

                                                                                                                                            demanderesses

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                                     ORDONNANCE

La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande est renvoyée à un autre agent des visas pour faire l'objet d'une nouvelle décision.

                                                                                                                « Carolyn A. Layden-Stevenson »          

                                                                                                                                                                 Juge                                 

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


Date : 20020815

Dossier : IMM-5094-00

Référence neutre : 2002 CFPI 872

ENTRE :

                                                             ALBINA JESUTHASAN,

                                                          FRANCISKA MUDIYAPPU

                                                                                                                                            demanderesses

                                                                              - et -

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE LAYDEN-STEVENSON


[1]                 Albina Jesuthasan (Albina), une citoyenne canadienne, a parrainé la demande de résidence permanente de sa mère, Franciska Mudiyappu (Franciska), et de son [traduction] « frère adoptif » , Edward Regi Consen Dayan (Edward), des citoyens du Sri Lanka. Franciska a inscrit Edward, son petit-fils biologique, à titre de personne à charge dans sa demande. Un agent des visas a rencontré Franciska et Edward dans le cadre d'une entrevue, au haut-commissariat du Canada à Colombo, le 18 mai 1999. Edward était âgé de 12 ans à l'époque. La demande a été rejetée par une lettre datée du 7 juillet 1999, à cause de l'absence de preuve de l'adoption officielle d'Edward par Franciska. Après avoir reçu cette lettre, Franciska a produit d'autres documents, et le dossier a fait l'objet d'un nouvel examen. Dans une lettre datée du 2 mai 2000, l'agent des visas a fait savoir à Franciska qu'Edward n'était pas admissible au Canada parce qu'il n'était pas un fils adoptif au sens du Règlement sur l'immigration de 1978, DORS/78-172, tel que modifié.

[2]                 Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 2 mai et demandent que cette décision soit annulée et que la demande soit renvoyée à un autre agent des visas pour faire l'objet d'une nouvelle décision. Elles invoquent principalement les deux motifs suivants au soutien de leur demande :

1.) l'agent des visas a manqué à l'équité procédurale en interrogeant Edward seul, sans le consentement de Franciska et en l'absence de tout parent, tuteur ou ami fiable;

2.) l'agent des visas a commis une erreur de droit lorsqu'il a appliqué le critère servant à déterminer si un lien d'adoption existait. Les demanderesses affirment que l'agent n'a pas tenu compte d'éléments de preuve pertinents et a pris en considération des facteurs sans rapport avec l'affaire.

[3]                 J'en suis arrivée à la conclusion que l'équité procédurale n'a pas été respectée et ce, pour les motifs qui suivent.


[4]                 Les demanderesses prétendent que l'agent des visas n'aurait pas dû interroger Edward seul. Franciska n'a pas consenti à ce qu'il en soit ainsi. Elle était aussi préoccupée par le fait qu'Edward était trop jeune pour comprendre les conséquences de l'entrevue ou pour s'exprimer clairement. Elle déclare dans son affidavit qu'Edward était nerveux et qu'il était effrayé et intimidé par l'entrevue. Se fondant sur l'arrêt Baker c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1999] 2 R.C.S. 817, les demanderesses soutiennent que, comme l'entrevue pouvait avoir un effet préjudiciable important sur l'intérêt d'Edward, il était impératif que l'agent des visas interroge celui-ci en présence d'un adulte en qui Edward avait confiance et qui pouvait le représenter.

[5]                 Les demanderesses se fondent aussi sur le paragraphe 16(1) de la Loi sur la preuve au Canada, L.R.C. (1985), ch. C-5, qui prévoit que le tribunal doit procéder à une enquête avant de recevoir le témoignage d'une personne âgée de moins de 14 ans qui a prêté serment ou fait une affirmation solennelle. Elles prétendent finalement que les règles de l'équité procédurale comprennent les normes internationales que le Canada a ratifiées, et elles invoquent la Convention relative aux droits de l'enfant des Nations Unies, plus précisément le paragraphe 1 de l'article 3, qui prévoit que l'intérêt supérieur de l'enfant doit être une considération primordiale dans toutes les décisions qui concernent les enfants. Elles font valoir que, si les agents des visas décident d'interroger des enfants en l'absence d'un adulte lors d'entrevues, celles-ci devraient être enregistrées. Aucune source n'a cependant été produite au soutien de ces prétentions.


[6]                 Le défendeur prétend pour sa part que l'agent a d'abord interrogé Franciska et que, comme celle-ci a donné des renseignements confus et imprécis, il a interrogé Edward pour qu'il confirme ces renseignements. L'agent a décidé qu'il était nécessaire d'interroger Edward seul lorsque Franciska a commencé à répondre aux questions adressées à celui-ci et à lui couper la parole. Bien que Franciska ne se soit pas opposée expressément à cette procédure, l'agent s'est bien rendu compte à sa réaction que celle-ci ne lui convenait pas. Le défendeur prétend que Franciska est responsable de la situation dont elle se plaint maintenant et que l'entrevue de l'agent avec Edward était nécessaire pour éviter qu'il y ait influence et collusion.

[7]                 Le défendeur invoque les décisions Singh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 1441 (1re inst.), et Grewal c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 62 F.T.R. 308, qui concernaient des [traduction] « mariages authentiques » , et soutient que le raisonnement qui y a été suivi s'applique également aux circonstances de l'espèce. Selon lui, la Loi sur la preuve au Canada ne s'applique pas parce que l'entrevue n'est pas une procédure pénale. Le droit à l'assistance d'un avocat et le droit de garder le silence n'existent pas. En outre, il appartenait aux demanderesses de convaincre l'agent des visas de leur bonne foi. Par conséquent, l'agent pouvait demander des précisions à Edward afin de déterminer si les prétentions de Franciska étaient véridiques.


[8]                 Le défendeur soutient que, bien que la Cour puisse se pencher sur le poids à accorder aux réponses d'un enfant mineur, comme il n'y a eu aucune opposition de la part de Franciska à l'époque ni aucune preuve démontrant qu'Edward avait été contraint de donner des réponses erronées, il n'y a eu aucun manquement à l'équité procédurale justifiant l'intervention de la Cour. Finalement, il fait valoir qu'il faut tenir compte du nombre de demandes que doivent étudier les agents de visas. Obliger les agents à enregistrer les entrevues, comme les demanderesses le suggèrent, gênerait leur travail et conférerait aux demandes de visas le statut de procédures judiciaires.

[9]                 La teneur de l'obligation d'agir équitablement qui incombe à un agent des visas à l'égard d'une personne qui demande un visa se trouve à l'extrémité inférieure du registre : Patel c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2002), 288 N.R. 48 (C.A.F.). L'agent chargé de l'entrevue a le droit de contrôler celle-ci et de la mener de façon efficiente et efficace : Charles c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 241 N.R. 398 (C.A.F.); Cheema (tuteur à l'instance) c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 638, [2002] A.C.F. no 847. La Loi sur la preuve au Canada s'applique aux procédures devant les tribunaux judiciaires, mais non aux procédures devant les tribunaux administratifs : He c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 162 F.T.R. 121. Les obligations internationales imposées par la Convention relative aux droits de l'enfant n'ont pas été incorporées dans le droit interne : Langner c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1995), 184 N.R. 230 (C.A.F.), autorisation de pourvoi à la C.S.C. rejetée, mais les valeurs exprimées dans le droit international des droits de la personne peuvent être prises en compte dans l'approche contextuelle de l'interprétation des lois : Baker c. Canada, précité. L'interprétation des lois n'est cependant pas en cause en l'espèce.


[10]            Les décisions Singh et Grewal invoquées par le défendeur ne s'appliquent pas aux circonstances de l'espèce, mais je reconnais avec lui que le raisonnement qui y a été suivi est utile. Dans Grewal, M. le juge Noël (tel était alors son titre) a indiqué que la procédure d'entrevue (concernant un prétendu mariage authentique) est menée séparément justement pour qu'il n'y ait pas collusion et afin d'élucider la vérité. C'est une prétendue adoption authentique qui était en cause en l'espèce. L'agent des visas essayait de déterminer si Franciska avait été un parent de fait d'Edward depuis le décès de la mère biologique de celui-ci survenu lorsqu'il avait 18 mois. L'agent n'était pas convaincu par certaines des réponses données par Franciska et il a voulu interroger Edward. C'est parce que Franciska a interrompu les questions posées à Edward et a tenté de répondre à sa place que l'agent des visas a décidé d'interroger Edward séparément. Ce dernier était âgé de 12 ans à l'époque et n'était pas un enfant en bas âge. Je ne pense pas que la décision de l'agent des visas était déraisonnable dans les circonstances. Cette conclusion ne règle toutefois pas la présente affaire.


[11]            La Cour a une responsabilité spéciale à l'égard des enfants : Coomaraswamy et al. c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CAF 153, [2002] A.C.F. no 603. L'obligation d'agir équitablement imposée à un agent des visas qui choisit d'interroger un enfant dans le cadre d'une entrevue variera en fonction des circonstances. Il n'y a pas de règles précises qui peuvent s'appliquer puisque chaque situation sera différente. L'âge et le développement cognitif de l'enfant ainsi que sa capacité de communiquer constitueront des facteurs importants. Plus l'enfant est jeune, plus l'obligation sera rigoureuse. Il est vrai que la Cour ne devrait pas entraver indûment la procédure et imposer aux agents des visas des restrictions qui les rendent moins efficaces, mais il y a, à mon avis, des exigences fondamentales qui doivent être respectées dans tous les cas où un enfant de moins de 18 ans est interrogé si l'on veut que la preuve est une valeur. L'agent des visas doit à tout le moins s'assurer que l'enfant comprend la nature de la procédure et l'importance de dire la vérité et montre qu'il est disposé à dire la vérité. De plus, lorsque les questions se rapportent à une époque passée, l'agent doit s'assurer que l'enfant est capable de se souvenir de l'époque en question.

[12]            En l'espèce, rien n'indique que l'agent des visas a examiné l'un ou l'autre de ces facteurs, et encore moins qu'il en a tenu compte. Alors qu'il déclare qu'Edward semblait plutôt à l'aise à l'entrevue, l'agent a indiqué, la seule autre fois où il a parlé de l'entrevue, que l'attention de l'enfant avait été détournée par le bruit de l'appareil de climatisation. L'agent des visas s'est fondé uniquement sur les réponses données par Edward aux questions relatives à son mode de vie entre l'âge de 18 mois et l'âge de 10 ans, malgré le fait que les propos de Franciska et les documents produits en preuve contredisaient ces réponses. L'agent des visas ne pouvait pas accorder une telle valeur probante aux réponses de l'enfant sans d'abord examiner les facteurs décrits ci-dessus. En agissant comme il l'a fait, l'agent des visas a manqué à l'équité procédurale.

[13]            La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la demande est renvoyée à un autre agent des visas pour faire l'objet d'une nouvelle décision. Comme j'ai accueilli la demande pour le premier motif invoqué par les demanderesses, il n'est pas nécessaire que je me penche sur le deuxième motif.


[14]            L'avocat des demanderesses a proposé la question suivante à des fins de certification :

Faut-il, pour rendre une décision fondée sur le paragraphe 2(1) du Règlement [sur l'immigration de 1978] concernant l'existence d'un véritable lien de filiation, évaluer l'intérêt supérieur de l'enfant?

Selon l'avocat du défendeur, comme la présente affaire concerne des faits particuliers, la question proposée n'est pas de nature générale et ne devrait pas être certifiée.

[15]            La demande des demanderesses pose problème parce que la question proposée n'a pas été plaidée. Dans ses prétentions concernant cette question, l'avocat s'est contenté de faire référence aux commentaires formulés par Mme le juge L'Heureux-Dubé dans l'arrêt Baker, précité, selon lesquels nous devons être sensibles à l'intérêt supérieur des enfants, et de citer le paragraphe 1 de l'article 3 de la Convention relative aux droits de l'enfant.


[16]            Le critère de l'intérêt supérieur de l'enfant a été qualifié d'indéterminé. La multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle àcet intérêt rend inévitable un certain degré d'indétermination. Un critère plus précis risquerait de sacrifier l'intérêt supérieur de l'enfant au profit de l'opportunisme et de la certitude : Gordon c. Goertz, [1996] 2 R.C.S. 27. La détermination de l'intérêt supérieur d'un enfant requiert des éléments de preuve. En l'espèce, le dossier ne renferme aucune preuve de ce que les demanderesses considéraient être l'intérêt supérieur de l'enfant en l'espèce. En outre, comme la question proposée ne porte pas sur les motifs pour lesquels la demande est accueillie, la réponse de la Cour d'appel ne changerait rien à l'issue de la présente instance. En conséquence, la question ne sera pas certifiée.

                                                                                                                « Carolyn A. Layden-Stevenson »          

                                                                                                                                                                  Juge                                  

Ottawa (Ontario)

Le 15 août 2002

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                        IMM-5094-00

INTITULÉ :                                                     ALBINA JESUTHASAN et autre c. MCI

                                                                                   

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le mardi 30 avril 2002

MOTIFS DE L'ORDONNANCE :             Madame le juge Layden-Stevenson

DATE DES MOTIFS :                                   Le 15 août 2002

COMPARUTIONS :

Michael Battista                                                                              POUR LES DEMANDERESSES

Jamie Todd                                                                                     POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Battista                                                                              POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                                                          POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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