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     Date : 19980722

     T-2942-94

E n t r e :

     SA MAJESTÉ LA REINE,

     demanderesse,

     et

     CRAGG & CRAGG DESIGN GROUP LTD.,

     défenderesse.

     MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE

[1]      La défenderesse, que je désignerai également sous le nom de Cragg & Cragg, réclame le rejet de la présente action pour cause d'inaction ou de défaut de poursuivre. À titre subsidiaire, la défenderesse demande le sursis de l'instance. L'action elle-même est un appel d'une décision par laquelle le Tribunal canadien du commerce international (le Tribunal du commerce) a annulé une cotisation établie par le ministre du Revenu national.

RÉSUMÉ

[2]      La demanderesse a, sans raison valable, considérablement retardé le déroulement de l'instance. Son inaction a effectivement causé un préjudice à la défenderesse, mais je ne suis pas convaincu qu'il s'agisse d'un préjudice qui serait susceptible de priver la défenderesse d'un procès équitable, ce qui fait partie du critère habituel qui a été posé dans l'arrêt Birkett v. James, [1978] A.C. 297 (C.L.) en matière de péremption d'instance. Le préjudice est toutefois susceptible de se présenter sous diverses formes. Ainsi, dans l'arrêt Department of Transport v. Chris Smaller Ltd., [1989] A.C. 1197 (C.L.), à la page 1209, Lord Griffiths a souligné que le préjudice exigé peut être de divers types et qu'il ne se limite pas au fait de se voir privé d'un procès équitable; il peut notamment prendre la forme d'un préjudice économique, par exemple celui du retard causé à un professionnel. En outre, dans certaines circonstances, lorsque l'inaction s'accompagne d'une intention ou d'un désir très contestable de faire les diligences nécessaires, le préjudice causé au défendeur n'est pas un élément nécessaire (Grovit v. Doctor, [1997] 1 W.L.R. 640 (H.L.)).

[3]      Compte tenu de l'ensemble des circonstances, je conclus qu'il y a eu un retard excessif et inexcusable, de même qu'un préjudice d'ordre commercial. Il y a toutefois une autre raison justifiant le rejet de la présente action. Pendant toute l'audition de la requête, l'avocat de la demanderesse a fait valoir que, comme il s'agit d'un appel interjeté sous forme de nouveau procès d'une décision du Tribunal du commerce, dont les débats seraient dépourvus de toute pertinence, le contribuable a la charge de démontrer que la cotisation du ministre est erronée. Ainsi, suivant l'argument de la demanderesse, Cragg & Cragg se trouve de fait dans la position d'une partie demanderesse. Il en découle deux conséquences. Premièrement, Cragg & Cragg ne peut invoquer aucun des droits et des réparations d'ordre procédural dont un défendeur peut se prévaloir en vertu des Règles de la Cour fédérale. En second lieu, c'était et c'est toujours à Cragg & Cragg, et non à Sa Majesté en tant que demanderesse, qu'il incombe de faire avancer l'action. Comme la demanderesse a complètement tort en ce qui concerne ces prétentions, force m'est de conclure qu'elle n'a pas réellement l'intention ou la volonté de faire avancer la présente action. Bien qu'il semble que Sa Majesté ait eu cette attitude nonchalante depuis le tout début du différend, je ne peux tenir compte des retards qui se sont produits avant l'introduction de la présente action. Toutefois, un départ tardif comporte effectivement des conséquences :

     [TRADUCTION]         
     Pour justifier le rejet d'une action pour péremption d'instance, l'inaction invoquée doit se rapporter au temps que le demandeur laisse s'écouler inutilement après la délivrance du bref. Un départ tardif oblige encore plus le demandeur à agir avec toute la célérité voulue. Un rythme qui aurait été excusable si l'action avait été introduite plus tôt peut être inexcusable compte tenu du temps qui s'était déjà écoulé avant la délivrance du bref. (Birkett v. James (précité), à la page 322).         

Dans l'arrêt Birkett v. James, la Chambre des lords précise bien que l'on doit tenir compte du retard accumulé depuis l'introduction de l'action, mais ajoute que, s'il y avait déjà un retard avec l'introduction de l'instance, la partie demanderesse se voit imposer une obligation supplémentaire de faire instruire l'action (voir également Biss v. Lambeth Area Health Authority, [1978] 1 W.L.R. 382, à la page 390 (C.A.) et Department of Transport v. Chris Smaller Ltd. (précité), à la page 1206 (H.L.)). En l'espèce, la demanderesse a effectivement attendu jusqu'à l'expiration du délai d'appel avant d'introduire la présente action, mais cela ne remonte qu'à quelques mois. En revanche, depuis au moins mai 1991, la demanderesse n'a agi ni avec rapidité ni avec diligence dans le présent dossier. Je tiens également à signaler, de façon générale, que si une taxe est due à Sa Majesté, le ministère de la Justice devrait, dans tous les cas, procéder à son recouvrement, mais que si aucune taxe n'est due, le Ministère devrait s'occuper de choses plus utiles, étant donné que la procrastination et les procédures inutiles nuisent au contribuable. En conséquence, j'ai appliqué les arrêts Birkett v. James et Grovit v. Doctor, j'ai fait droit à la requête de la défenderesse et j'ai rejeté l'action de Sa Majesté pour cause de retard excessif et inexcusable et de préjudice commercial et pour cause d'inaction et d'absence d'intention d'agir. Je tiens à faire remarquer ici que l'avocat qui n'a comparu pour le compte de Sa Majesté que récemment a pris le dossier à sa charge et qu'il ne devrait donc pas se voir reprocher les retards passés. Je passe maintenant à un examen plus approfondi de la question.

FAITS PERTINENTS

[4]      La défenderesse, une entreprise familiale de construction et d'aménagement résidentiels, a acquis en 1989 un grand terrain à North Vancouver. Elle a construit sur ce bien-fonds un complexe domiciliaire intégré de dix-huit immeubles appelé Illahee. Illahee est un grand ensemble intégré linéaire, plutôt qu'une tour d'habitation massive. Il est toutefois enregistré comme un immeuble en copropriété de la même façon qu'un ensemble résidentiel en copropriété.

[5]      La viabilité du grand ensemble Illahee dépendait dans une large mesure du remboursement de la taxe de vente perçue en vertu de la Loi sur la taxe d'accise. Ce remboursement équivaut à cinquante pour cent ou à soixante-quinze pour cent de la taxe selon l'état d'avancement des travaux de construction du grand ensemble au 1er janvier 1991.

[6]      La défenderesse a procédé à des recherches approfondies et s'est vraisemblablement renseignée suffisamment auprès de Revenu Canada pour s'assurer d'obtenir pour le grand ensemble Illahee le remboursement maximal de soixante-quinze pour cent, c'est-à-dire la somme totale de 427 237,50 $, si les travaux étaient suffisamment avancés. La défenderesse a pu constater, après s'être renseignée, qu'il faudrait pour ce faire que les travaux soient achevés à cinquante pour cent.

[7]      Au 1er janvier 1991, onze des dix-huit immeubles et l'essentiel de l'infrastructure commune étaient achevés, ce qui correspondait à cinquante-cinq pour cent du coût des travaux. La défenderesse a présenté une demande en vue d'obtenir le remboursement dès que Revenu Canada a imprimé et publié les formulaires nécessaires le 21 janvier 1991.

[8]      La défenderesse soutient, contrairement à l'opinion initiale qu'elle a obtenue, que Revenu Canada a décidé, le 26 février 1991, d'accorder un remboursement uniquement pour les parties privatives du grand ensemble dont la construction était achevée. La défenderesse soutient que cette façon de procéder, en l'occurrence traiter un grand ensemble en copropriété linéaire différemment d'une tour d'habitation en copropriété, allait à l'encontre de ce que Revenu Canada l'avait amenée à croire. En conséquence, la défenderesse a reçu un remboursement de seulement 185 501,25 $; la somme de 241 736,25 $ lui a été refusé. La défenderesse souligne que, si elle avait été informée que Revenu Canada traiterait un grand ensemble linéaire différemment d'une tour d'habitation, elle aurait révisé son échéancier de travaux de construction et aurait achevé cinquante pour cent des travaux de chaque immeuble composant le grand ensemble au lieu de cinquante-cinq pour cent du grand ensemble au complet. La tournure qu'ont pris les événements, ajoutée à la baisse que le marché immobilier de Vancouver a connue en 1990, ont fait subir à la défenderesse de graves difficultés financières.

[9]      Sans attendre, en mai 1991, la défenderesse a déposé un avis d'opposition à la décision du ministre dans l'espoir d'obtenir une solution rapide. Or, il lui a fallu attendre vingt-deux mois et envoyer de nombreux rappels avant que, sans apparemment mentionner l'avis d'opposition de Cragg & Cragg, le ministre rejette l'avis d'opposition. Cragg & Cragg a interjeté appel de la décision du ministre devant le Tribunal du commerce le 19 octobre 1993.

[10]      L'appel que la défenderesse a interjeté devant le Tribunal du commerce a été accueilli. Il est toutefois curieux de constater que l'avocat qui représentait alors le ministre n'a ni contre-interrogé M. George Cragg, ni présenté le moindre élément de preuve au Tribunal du commerce et qu'il s'est contenté d'affirmer, à la clôture de l'audience, qu'il ne fallait pas ajouter foi au témoignage de M. Cragg.

[11]      Juste avant l'expiration du délai d'appel de la décision du Tribunal du commerce, Sa Majesté a interjeté le présent appel devant notre Cour le 12 décembre 1994. La défenderesse a déposé sa défense le 30 janvier 1995. Au 1er février 1996, comme le ministre n'avait fait aucune diligence au cours de l'année écoulée depuis le dépôt de la défense, l'avocat de la défenderesse a demandé à l'avocat qui représentait alors Sa Majesté si le ministre avait l'intention de poursuivre l'action. Il semblerait que l'avocat qui représentait alors Sa Majesté ait ignoré la réponse à cette question, car il a alors commencé à se renseigner. Un an plus tard, en février 1997, sans aucune explication, Sa Majesté a déposé un avis de son intention de procéder et a déposé un affidavit. Sa Majesté fait allusion à certaines lettres qu'elle a écrites à la défenderesse en 1997 et 1998, mais il semble qu'aucune de ces lettres n'ait contribué à faire avancer l'action. En 1997, pendant quelques mois, aucune diligence n'a été faite, mais il semble que cette inaction soit imputable à une tragédie familiale.

[12]      La défenderesse a déposé le 13 mars 1998 la présente requête, qui devait être entendue plus tard le même mois. Peu de temps après le dépôt et la signification de la présente requête, la demanderesse a transmis à la défenderesse un second avis de son intention de procéder. La requête devait d'abord être entendue en mars 1998. Son audition a toutefois été reportée, de consentement, au 9 avril 1998. Les parties ont par la suite versé d'autres pièces au dossier.

ANALYSE

[13]      Il y a d'abord lieu de statuer sur divers moyens préliminaires. Je ne traiterai pas de tous les moyens procéduraux soulevés par la demanderesse, mais uniquement de ceux qui pourraient avoir un certain fondement.

[14]      La demanderesse affirme qu'elle a corrigé tout retard en soumettant un affidavit en février 1997. Elle prend ses désirs pour des réalités.

[15]      La demanderesse soutient que la défenderesse ne lui a pas accordé suffisamment de temps pour faire instruire l'action avant de présenter sa requête en radiation en vertu de l'article 440 des Règles. L'article 440 exige, en temps normal, un préavis de deux semaines avant la présentation de la requête en rejet de l'action pour défaut de poursuivre. Cet avis a pour objet de donner à la partie demanderesse la possibilité de faire avancer l'action. Ainsi, dans le cas qui nous occupe, la demanderesse disposait d'environ quatre semaines, entre la signification de la requête et l'audition, pour faire les diligences nécessaires. Or, la demanderesse est restée inactive pendant ce délai de quatre semaines. Il y a donc lieu, en l'espèce, de ne pas exiger le respect des dispositions relatives au préavis.

[16]      La demanderesse affirme ensuite que la défenderesse elle-même n'a pas respecté les Règles et qu'elle ne devrait pas être autorisée à demander le rejet de l'action pour défaut de poursuivre. Il n'y a rien de nouveau là-dedans. La conduite antérieure de la partie défenderesse est toujours pertinente (Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd., [1968] 2 Q.B. 229, à la page 260 (C.A.)). Toutefois, si une telle règle était d'application générale, peu ou point de demandes de rejet pour défaut de poursuivre seraient jamais entendues, et encore moins accueillies. Dans le jugement Parfums Nina Ricci c. Modes Ricci International Ltée, (1985), 1 C.P.R. (3d) 142 (C.F. 1re inst.) que la demanderesse cite, la Cour a simplement fait remarquer qu'une demande de rejet pour défaut de poursuivre ne devait pas être présentée lorsque la partie défenderesse a manqué à ses engagements. Le jugement Nina Ricci n'a rien à voir avec un manquement aux Règles.

[17]      La demanderesse invoque également la décision Allied Old English Inc. c. Staud, (1996) 64 C.P.R. (3d) 479. Dans cette décision, le protonotaire adjoint s'est dit d'avis que le défendeur en défaut ne devait pas être autorisé à demander le rejet de l'action pour défaut de poursuivre. La demanderesse reconnaît toutefois que la Cour n'a souscrit que partiellement à cette façon de voir dans le jugement Nina Ricci. Au surplus, il s'agit uniquement d'une opinion incidente, étant donné que la requête a été examinée au fond et qu'elle a été rejetée au motif que la partie défenderesse ne satisfaisait à aucun des trois éléments classiques du critère posé par la Cour d'appel dans l'arrêt Allen v. Sir Alfred McAlpine & Sons Ltd. (précité, à la page 268) et par la Chambre des lords dans l'arrêt Birkett v. James (précité, à la page 318).

[18]      En l'espèce, statuant sur le fond de la requête de la défenderesse, j'ai tenu compte du retard dont la défenderesse s'est rendue responsable. Il y a toutefois lieu de noter que les manquements procéduraux commis par la défenderesse jusqu'à maintenant ne sont pas suffisamment graves pour entraîner automatiquement le rejet de la requête. Qui plus est, la demanderesse devrait se rappeler qu'en règle générale, c'est à la partie demanderesse qu'il incombe de faire avancer l'instance. Ce qui m'amène au dernier moyen procédural invoqué par la demanderesse qui se rapporte un tant soit au fond de l'affaire.

[19]      La thèse de la demanderesse est qu'en tant que contribuable, la défenderesse a l'obligation de poursuivre l'action dont elle fait l'objet et que la demanderesse ne saurait donc se rendre coupable d'une inaction équivalant à un défaut de poursuivre. La défenderesse ne pourrait donc pas invoquer de retard dans le cadre d'une demande fondée sur l'article 440 des Règles. Cet argument un peu compliqué repose sur le fait que la présente instance est un appel interjeté sous forme de nouveau procès d'une décision rendue par le Tribunal du commerce et que c'est à la défenderesse, en tant que contribuable, qu'il appartient de démontrer que la cotisation du ministre est erronée. Suivant ce raisonnement, c'est au contribuable, qui doit contester la cotisation du ministre, qu'il incombe de présenter le premier des éléments de preuve devant la Cour fédérale. L'avocat de Sa Majesté ajoute qu'il n'est que logique que la défenderesse, Cragg & Cragg, soit tenue de poursuivre l'action et de la faire avancer.

[20]      L'avocat de la demanderesse saisit mal la question, en ce que bien que le contribuable doive effectivement présenter sa preuve au début de l'instruction, cette obligation ne transforme pas pour autant le contribuable en partie demanderesse, pas plus que l'inversement ou le déplacement du fardeau de la preuve ne fait d'un demandeur un défendeur ou d'un défendeur un demandeur ou n'inverse les rôles que chacun doit jouer pour faire instruire l'action. Pour être plus précis, il est faux de dire que c'est le contribuable défendeur qui a l'initiative de la poursuite. C'est plutôt l'avocat de la partie demanderesse qui agit le premier lorsqu'il s'agit de la contestation d'une cotisation. Habituellement, la partie demanderesse présente sa preuve au sujet de la cotisation du ministre, après quoi il laisse la partie adverse agir, étant donné que c'est alors au contribuable qu'il incombe de démontrer que la cotisation est erronée.

Il existe plusieurs décisions qui appuient cette procédure usuelle. Par exemple, dans le jugement M.N.R. v. Simpson's Ltd., (1953), 53 D.T.C. 127, le président Thorson de la Cour de l'Échiquier déclare, à la page 1129 :

         [TRADUCTION]                 
         Il s'ensuit, dans ces conditions, que le ministre appelant peut être appelé à commencer, mais qu'il peut, en ce qui concerne les faits, s'en tenir à la cotisation qu'il a établie sans présenter le moindre élément de preuve. C'est au contribuable qu'il incombe de démontrer que la cotisation est erronée sur le plan des faits.                 

Le juge Royal a cité cet extrait dans le jugement First Fund Genesis Corporation c. M.R.N., (1990), 34 F.T.R. 313, à la page 316. De même, dans le jugement La Reine c. Lavers, [1978] C.T.C. 431 (C.F. 1re inst.), la Cour a adopté l'extrait suivant du jugement Simpson's :

         J'adopte le point de vue précité du président Thorson. En conséquence, j'ai averti les parties qu'[il leur] appartenait [...] d'établir le bien-fondé de la décision de la Commission de révision de l'impôt. J'ai invité l'avocat de la demanderesse à commencer. Il a déposé [en preuve] la cotisation établie par le Ministre à l'égard de la déclaration de revenu du défendeur pour l'année d'imposition 1974. L'avocat a également fait état de l'[exposé conjoint des faits signé] par les parties. [À la page 344.]                 

Ce déplacement du fardeau de la preuve n'a aucunement pour effet de transformer un contribuable défendeur en demandeur. Il ne constitue qu'une reconnaissance de la charge de la preuve qui se traduit par l'ordre de présentation de divers aspects de l'affaire. Bien que la présomption de validité dont bénéficie la cotisation du ministre continue à s'appliquer et bien que le contribuable continue à être tenu de présenter sa preuve dès l'ouverture du procès lorsque le ministre interjette appel de la décision du Tribunal du commerce, il ne s'ensuit pas que Cragg & Cragg soit irrecevable à se prévaloir des mesures procédurales qui s'offrent à un défendeur ou que Cragg & Cragg doive, pour ce qui est des mesures préalables au procès, jouer le rôle d'un demandeur. Je passe maintenant au fond de la requête de la défenderesse.

[21]      Les Règles d'avant le 25 avril 1998 étaient en vigueur lorsque la présente requête a été entendue. L'article 440 énonçait les règles régissant le rejet d'une action pour défaut de poursuivre (péremption d'instance). Les critères applicables en la matière sont bien connus. Pour obtenir gain de cause, le défendeur doit démontrer qu'il y a eu un retard excessif qui est susceptible de lui causer un grave préjudice. C'est au demandeur qu'il incombe d'invoquer une excuse acceptable pour expliquer le retard. Ce critère est énoncé dans les arrêts Allen v. Sir Alfred McAlpine (précité), à la page 268, et Birkett v. James (précité), à la page 318.

[22]      La présente affaire n'est pas complexe. On aurait dû depuis longtemps faire les diligences nécessaires pour la faire instruire et ce, malgré le délai de grâce que j'accorde à la défenderesse. Compte tenu de l'ensemble des circonstances, le retard qui s'est accumulé depuis l'introduction de l'action en décembre 1994 et qui n'a été interrompu que lors du dépôt de l'affidavit de la demanderesse et des deux avis par lesquels la demanderesse a signifié son intention de procéder est effectivement excessif. L'excuse invoquée par la demanderesse, en l'occurrence que c'était à la défenderesse qu'il incombait de faire avancer l'action, n'est pas acceptable. Toutefois, ainsi que je l'ai déjà dit, la défenderesse n'a pas subi de préjudice au sens usuel du terme.

[23]      Le préjudice le plus courant que le tribunal recherche, en matière de péremption d'instance, est celui qui empêche le défendeur d'obtenir un procès équitable (voir, par exemple, l'arrêt Birkett v. James, précité, à la page 318). À titre subsidiaire, comme dans l'affaire Chris Smaller, le préjudice peut être un préjudice commercial (précité, à la page 1209). Dans le cas qui nous occupe, je retiens le témoignage de M. George Cragg suivant lequel la défenderesse a subi un préjudice d'ordre économique et que sa capacité de faire des affaires a été sérieusement entravée en raison de l'incertitude découlant de l'inaction de la demanderesse, inaction qui a empêché Cragg & Cragg de poursuivre ses activités dans un délai raisonnable. Il semble que M. Cragg n'ait pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit, malgré le fait que la demanderesse avait amplement le temps de le faire. Son témoignage établit à tout le moins la probabilité requise de grave préjudice. Ainsi, à la clôture des débats, j'avais le sentiment " sentiment que je traduis maintenant en paroles " non seulement que l'action devait être rejetée pour défaut de poursuivre, mais également qu'avec le concours non négligeable de la demanderesse, la défenderesse avait démontré qu'il y avait lieu de rejeter l'action pour cause de retard injustifié et de défaut d'intention de procéder selon les principes posés par la Chambre des lords dans l'arrêt Grovit v. Doctor (précité). À la clôture des débats, j'ai donc renvoyé les avocats à l'arrêt Grovit v. Doctor (précité) de la Chambre des lords et je leur ai demandé de me soumettre leurs observations écrites sur le fondement de cet arrêt. Ainsi que je l'ai déjà dit, j'ai estimé que l'inaction et l'absence de volonté réelle de poursuivre l'action pouvaient constituer des motifs valables permettant de rejeter la présente action. L'avocat a également cité les décisions Universal Graphics Ltd. c. Canada, (1998), 135 F.T.R. 71 et Margem Chartyering Co. c. Cosena S.R.L., (1998) 134 F.T.R. 141, qui renvoient à l'arrêt Grovit v. Doctor. À ces décisions j'ajouterais la décision la plus récente que je connaisse, l'arrêt Arbuthnot Latham Bank Ltd. c. Trafalgar Holdings Ltd., The Times, 29 décembre 1997, un arrêt de la Cour d'appel. Cette dernière décision n'apporte peut-être rien de nouveau, mais elle signale une nouvelle tendance sur laquelle je reviendrai plus loin.

[24]      Dans l'arrêt Grovit v. Doctor, la Chambre des lords a remis en question le concept que les tribunaux sont impuissants à accorder une réparation au défendeur victime de la négligence du demandeur, sauf si le défendeur est en mesure de démontrer qu'il a subi un préjudice. Dans cette affaire, le juge des requêtes, qui avait entendu l'affaire le premier, avait statué que la demanderesse s'était rendue coupable d'un délai excessif et injustifiable de trois ans et que la demanderesse n'avait aucun intérêt à poursuivre activement l'instance. Il a en conséquence rejeté l'action. La Cour d'appel a abondé dans le même sens et a ajouté qu'il était répréhensible de la part d'un demandeur d'introduire et de poursuivre une instance qu'il n'avait pas l'intention de mener à terme dans un délai raisonnable. Lorsque la Chambre des lords a été saisie de l'appel, l'appelante poursuivait l'instance avec vigueur. La Chambre des lords s'est toutefois dite convaincue que le juge des requêtes et la Cour d'appel en étaient tous les deux arrivés à une conclusion légitime.

[25]      Lord Woolf, qui a rédigé la décision de la Cour, a d'abord abordé la question des critiques adressées aux principes posés dans l'arrêt Birkett v. James, principes qui étaient souvent jugés insatisfaisants et insuffisants. Il a d'abord examiné l'argument que [TRADUCTION] " [...] l'efficacité du pouvoir du tribunal de rejeter une instance pour cause d'inaction est limitée par l'obligation qui est faite au défendeur de démontrer que cette inaction lui a causé un préjudice ", laquelle inaction ternit la réputation et l'efficacité de tout le système de justice civile. Il a également fait remarquer qu'à cause de la difficulté que représente la preuve du préjudice, les demandeurs peuvent habituellement faire fi des délais prescrits [TRADUCTION] " [...] en étant relativement assurés de ne subir aucune conséquence grave " (à la page 643). Deuxièmement, Lord Woolf s'est dit préoccupé par le fait que le préjudice visé était trop restrictif et qu'il tenait peu compte de l'anxiété causée aux plaideurs par suite des retards dans le déroulement de l'instance. Troisièmement, il a souligné que le fait d'obliger le défendeur à faire la preuve d'un préjudice minait sa cause en cas de rejet de la requête en radiation, étant donné que le défendeur était habituellement obligé de démontrer que l'inaction reprochée avait eu des conséquences négatives sur la mémoire de ses témoins. Compte tenu de ces facteurs et d'autres considérations, notamment du fait que l'inaction devrait faire l'objet d'un meilleur contrôle, le tribunal a examiné les faits, dans cette action en diffamation qui découlait d'une déclaration faite huit ans auparavant et il a ajouté que le demandeur, s'il l'avait voulu, aurait pu mener rapidement cette action à terme.

[26]      Devant la Chambre des lords, l'affaire a évolué d'une façon intéressante. Après que l'avocat de l'appelant eut terminé sa plaidoirie, les parties ont été invitées à se retirer pour permettre à la Chambre des lords d'examiner s'il était nécessaire de convoquer les intimés. À ce moment-là, l'avocat de l'appelant a demandé l'autorisation de se désister de l'appel. Cette autorisation a été refusée. Lord Woolf a déclaré :

         [TRADUCTION]                 
         Même si ce fait nouveau étonnant n'était pas survenu, je serais convaincu que le juge adjoint et la Cour d'appel pouvaient tous les deux légitimement en arriver à la conclusion qu'ils ont tirée au sujet du mobile de l'inaction de deux ans du demandeur dans son action en libelle diffamatoire. La conduite de l'appelant constitue un abus de procédure. Les tribunaux ont notamment pour rôle de permettre aux parties de faire résoudre leurs différends. Introduire et poursuivre une instance que l'on n'a pas l'intention de mener à terme peut constituer un abus de procédure. En pareil cas, la partie contre qui l'instance est introduite a le droit de demander la radiation de l'action et, si la justice le commande " ce qui est fréquemment le cas ", le tribunal rejette l'action. (À la page 647.)                 

La Chambre des lords a conclu que c'était à bon droit que le juge des requêtes avait rejeté l'action en dépit de la vigueur avec laquelle l'appelant avait soutenu son appel. La Chambre des lords a conclu qu'il serait bon que la question soit un jour débattue à fond, mais a poursuivi en rejetant l'appel avec dépens.

[27]      Dans le jugement Universal Graphics (précité), j'ai rejeté une requête en péremption d'instance dans une affaire dans laquelle une demanderesse inattentive n'avait fait aucune diligence pendant six ans mais dans laquelle le défendeur n'avait de toute évidence subi aucun préjudice en raison de cette inaction. En l'espèce, les retards reprochés sont moins longs, mais, eu égard aux circonstances, ils ont des répercussions beaucoup plus dévastatrices. Je passe maintenant à la question de la volonté de la demanderesse de mener la présente affaire à son terme.

[28]      La demanderesse table beaucoup sur la supposition naïve qu'il n'est pas nécessaire qu'elle fasse quelque diligence que ce soit pour faire avancer sa propre action. Cette erreur de procédure flagrante entache sa crédibilité, d'autant plus que la défenderesse lui a rappelé au moins une fois qu'elle devait faire avancer l'action et qu'elle a ignoré ce rappel pendant un an. Ainsi que je l'ai déjà souligné, lorsqu'il s'est accumulé un retard avant l'introduction de l'action " et ici je pense aux vingt-deux mois que le ministre a laissés s'écouler entre 1991 et 1993 avant de donner suite à l'avis d'opposition et l'appel qu'il a interjeté à la dernière minute de la décision du Tribunal du commerce ", il incombe à la partie demanderesse de faire avancer l'action à un rythme raisonnablement rapide. Or, ce n'est pas ce qui s'est produit en l'espèce. L'action a peu progressé pendant environ 39 mois. Force m'est donc de conclure que la demanderesse n'a pas véritablement la volonté ou le désir de faire instruire la présente action.

[29]      J'ai mentionné une décision plus récente, l'arrêt Arbuthnot Latham Bank Ltd. v. Trafalgar Holdings Ltd. Dans cet arrêt, la Cour d'appel a rejeté deux appels pour cause de retards considérables. Le maître des rôles, Lord Woolf, a estimé qu'en lui-même, le retard n'était pas un facteur qui entrait en ligne de compte dans l'affaire Birkett v. James. Il s'est toutefois dit d'avis qu'avec l'introduction, en Angleterre, de la gestion des instances par les tribunaux, l'inaction était appelée à devenir un facteur de plus en plus important, non seulement du point de vue du préjudice causé à un plaideur, mais également pour ce qui était du préjudice subi par d'autres plaideurs et du tort que l'inaction cause à la bonne administration de la justice.

[30]      Si l'on applique ces considérations dans le contexte de la Cour fédérale, notre Cour peut fort bien appliquer les Règles de 1998 de manière à reconnaître qu'un mépris total des Règles et des délais fixés par les Règles constitue un abus de procédure et que l'inaction, comme celle qui s'est produite en l'espèce, constitue un motif distinct permettant de rejeter une action sans qu'il soit nécessaire de faire la preuve d'un préjudice ou de démontrer qu'un procès équitable n'est plus possible. La seule autre considération qui pourrait entrer en ligne de compte, lorsqu'on est en présence d'une inaction pure et simple, est celle de savoir s'il est juste de rejeter l'action en question. La Cour peut toutefois se demander si le fait d'adopter une approche permissive en matière d'inaction est juste envers les autres justiciables qui souhaitent faire valoir leur point de vue devant la Cour, envers la Cour elle-même, qui doit tâcher d'administrer la justice équitablement avec des ressources limitées, et envers le contribuable, qui doit payer la note en cas de retards inutiles.

DISPOSITIF

[31]      En l'espèce, il n'y a rien d'intrinsèquement injuste à rejeter l'action de Sa Majesté. Sa Majesté a eu accès aux installations et services de la Cour depuis quelque 39 mois sans terminer l'échange de documents ni commencer les interrogatoires préalables. Bon nombre de causes nécessitent légitimement encore plus de temps, mais il s'agit d'une affaire relativement simple, qui a subi des retards inutiles. Je me suis demandé si le retard était excessif et quelles devraient en être les conséquences en tenant également compte du préjudice et de l'indifférence dont la demanderesse semble avoir fait preuve en ce qui concerne la poursuite de son action.

[32]      La réponse à la question de savoir si un retard déterminé est excessif dépend en grande partie des circonstances de l'espèce. Dans le cas qui nous occupe, vu l'ensemble des circonstances, la demanderesse est coupable d'un retard excessif pour lequel elle n'a présenté aucune excuse raisonnable. Qui plus est, la défenderesse a non seulement probablement subi un grave préjudice, mais, suivant son témoignage non contredit, a bel et bien subi un grave préjudice. De plus, il y a tout lieu de croire, compte tenu de ses agissements, que la demanderesse n'a pas véritablement l'intention ou le désir de mener la présente affaire à terme. L'action est en conséquence rejetée tant pour cause de défaut de poursuivre que pour inaction.

                             (signature) " John A. Hargrave "

                                     Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 22 juillet 1998

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :              T-2942-94
LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (Colombie-Britannique)
DATE DE L'AUDIENCE :      9 avril 1998
INTITULÉ DE LA CAUSE :      Sa Majesté la Reine
                     c.
                     Cragg & Cragg Design Group Ltd.

MOTIFS MODIFIÉS DE L'ORDONNANCE prononcés par le

                     PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE
                     le 22 juillet 1998

ONT COMPARU :

     Me Jan Brongers          pour la demanderesse
     Me Robert Anderson          pour la défenderesse
     Me Rom Thoedorakis

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER :

     Morris Rosenberg          pour la demanderesse
     Sous-procureur
     général du Canada
     Farris, Vaughan, Wills      pour la défenderesse
     & Murphy
     Vancouver (C.-B.)
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