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Date : 20050808

Dossier : T-536-04

Référence : 2005 CF 1076

Ottawa (Ontario), le 8 août 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE von FINCKENSTEIN

ENTRE :

            OMAR AHMED KHADR, par sa tutrice à l'instance FATMAH EL-SAMNAH

                                                                                                                                          demandeur

                                                                             et

                                            SA MAJESTÉ LA REINE DU CANADA

                                                                                                                                      défenderesse

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Le demandeur, Omar Khadr, est un citoyen canadien âgé de 17 ans qui est détenu depuis 2002 par le gouvernement des États-Unis en raison de son présumé rôle au sein des forces d'Al-Qaïda en Afghanistan. Il est actuellement détenu au camp Delta à Guantanamo.


[2]                Le demandeur soutient qu'il a été interrogé à plusieurs reprises au cours de sa détention et qu'il s'est vu refuser l'accès à des représentants consulaires, à ses avocats et à sa famille. Il n'a pas été traduit devant un tribunal indépendant, mais a été assigné devant un tribunal militaire spécial appelé Combattant Status Review Tribunal. Il a été désigné combattant ennemi et il est toujours détenu. Le résumé de la preuve recueillie en vue de cette audience permet de mesurer la gravité des accusations dont le demandeur fait l'objet.

[TRADUCTION]

Objet : Résumé de la preuve à présenter devant le Combatant Status Review Tribunal

1. Conformément aux dispositions d'un mémoire du Secrétariat de la marine daté du 29 juillet 2004 et intitulé Implementation of Combatant Status Review Tribunal Procedures for Enemy Combatants Detained at Guantanamo Bay Naval Base Cuba, un Tribunal a été constitué en vue de contrôler la désignation du détenu en tant que combattant ennemi.

2. Par combattant ennemi, on entend tout individu ayant fait partie des forces d'Al-Qaïda ou des Talibans ou ayant appuyé ces groupes ou des mouvements associés engagés dans des hostilités contre les États-Unis ou des partenaires de sa coalition. Est assimilée à un combattant ennemi toute personne qui a commis un acte de belligérance ou qui a directement appuyé les hostilités de forces armées ennemies.

3. Le gouvernement des États-Unis a déjà déterminé que le détenu est un combattant ennemi. Cette décision est fondée sur les renseignements que possèdent les États-Unis et qui indiquent qu'il est membre d'Al-Qaïda et qu'il a participé à des opérations militaires contre les forces des États-Unis.

       a. Le détenu est un combattant d'Al-Qaïda :

1. Le détenu a admis avoir lancé une grenade qui a tué un soldat des États-Unis au cours de la bataille lors de laquelle le détenu a été capturé.

2. Le détenu s'est présenté à un camp d'entraînement d'Al-Qaïda dans la région de Kaboul, en Afghanistan, où il a reçu un entraînement en maniement d'armes légères, d'AK-47, de fusils PK de fabrication russe et de grenades propulsées par fusée.

3. Le détenu a admis avoir travaillé comme traducteur pour Al-Qaïda en vue de coordonner des missions de minage terrestre. Le détenu a reconnu que ces opérations de minage terrestre constituent des actes de terrorisme et qu'en y prenant part, il devenait un terroriste.


       b. Le détenu a participé à des opérations militaires contre les forces des États-Unis.

1. Vers le mois de juin 2002, le détenu a conduit une mission de surveillance au cours de laquelle il s'est rendu à un aéroport situé près de Khost pour recueillir des renseignements au sujet des déplacements des convois des États-Unis.

2. Le 20 juillet 2002, le détenu a posé dix mines dirigées contre les forces des États-Unis dans la région montagneuse située entre Khost et Ghardez. Cette région est le point de passage obligé des convois des États-Unis.

(Résumé de la preuve à présenter devant le Combatant Status Review Tribunal, dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2N, à la page 132)

[3]                La décision suivante a été rendue sur le fondement de ces allégations :

[TRADUCTION]

7. Conclusions du Tribunal

Après avoir attentivement examiné tous les éléments de preuve présentés dans le cadre de la présente affaire, le Tribunal en arrive aux conclusions suivantes :

a. Le détenu était mentalement et physiquement apte à participer à l'instance. Aucune évaluation portant sur son état de santé physique ou psychologique n'a été jugée nécessaire.

b. Le détenu comprenait la nature de l'audience qui s'est déroulée devant le Tribunal. Il a choisi de ne pas participer aux débats, ainsi qu'il est précisé à l'annexe D-a.

c. C'est à juste titre que le détenu est considéré comme un combattant ennemi puisqu'il est membre d'Al-Qaïda ou est affilié à ce groupe.

(Résumé des motifs de la décision du Tribunal - Combatant Status Review Tribunal, dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2N, à la page 129)


[4]                Il est acquis aux débats que le demandeur a reçu à trois reprises la visite de fonctionnaires du ministère des Affaires étrangères et du Commerce international (le MAECI) et du Service canadien du renseignement de sécurité (le SCRS). L'avocat de la défenderesse a informé la Cour lors de l'instruction de la présente requête que la dernière visite avait eu lieu après l'introduction de la présente action. Un résumé des renseignements recueillis lors de ces visites a été communiqué aux autorités des États-Unis et à la Gendarmerie royale du Canada (la GRC).

[5]                Le demandeur soutient qu'en l'interrogeant sans l'informer de son droit de garder le silence et de son droit de consulter un avocat, on a violé les droits que lui garantit la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte).

[6]                Dans sa déclaration, le demandeur réclame les réparations suivantes :

a) un jugement déclarant que les droits garantis au demandeur par la Charte ont été violés;

b) la somme de 100 000 $ à titre de dommages-intérêts;

c) une injonction interdisant aux agents du gouvernement du Canada de l'interroger à nouveau.

[7]                Le demandeur a également déposé le 8 février 2005 et le 18 février 2005 un avis de requête en injonction provisoire visant à obtenir les réparations suivantes :

1.          Une ordonnance de la nature d'une injonction provisoire interdisant à la défenderesse de procéder à d'autres entrevues ou interrogatoires du demandeur jusqu'à l'instruction de la présente action, cette ordonnance ne devant d'aucune façon atténuer ou modifier l'obligation de la défenderesse de procurer au demandeur l'aide humanitaire et consulaire dont il a besoin.

[8]                À l'appui de sa requête, le demandeur a déposé un affidavit souscrit le 8 février 2005 par son avocat aux États-Unis, Me Muneer Ahmad, qui avait effectivement rendu visite au demandeur à Guantanamo. Me Ahmad n'a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit.

[9]                En réponse à la requête du demandeur, la défenderesse a produit les affidavits souscrits par le sergent Labonté pour le compte de la GRC, par M. Serge Paquette, pour le compte du MAECI, et par M. William Hooper, au nom du SCRS. À la suite des contre-interrogatoires qui ont eu lieu au sujet des affidavits le 2 mars 2005, la défenderesse a refusé de fournir des engagements et de produire des documents :

a) en ce qui concerne M. Hooper, sur ce qui s'est passé lors des entrevues qu'il a eues avec le demandeur, en particulier quant à savoir si ce dernier a été informé de ses droits;

b) pour ce qui est de M. Paquette, au sujet des communications échangées entre les fonctionnaires du Canada et les fonctionnaires des États-Unis, et plus précisément sur ce que les États-Unis feraient des renseignements obtenus lors de ces entrevues.

[10]            Dans le jugement Khadr c. Canada, 2005 CF 632, au paragraphe 20, la Cour a dit ce qui suit au sujet d'une requête visant à obtenir de tels engagements :

Puisqu'il est incarcéré dans une prison américaine, mais que le rôle des agents de la sécurité canadienne n'est pas clair, la question de la responsabilité sous le régime de la Charte doit être plaidée. Par ailleurs, la question de savoir s'il a droit de garder le silence et de ne pas être interrogé par les agents de la sécurité canadienne dépend de ses droits, et non des renseignements qui seraient recueillis si la défenderesse était contrainte de respecter ses engagements. Par conséquent, les réponses aux engagements pris ne sont tout simplement pas pertinentes quant à la requête en injonction provisoire.

[11]            L'affidavit de M. Ahmad contient divers documents du gouvernement des États-Unis qui permettent d'établir que les conditions de détention, les techniques d'interrogatoire et les règles de preuve utilisées lors des audiences du Combatant Status Review Tribunal ne satisfont pas aux normes de la Charte (Dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglets 2J, 2K et 2W, aux pages 62, 64 et 179 respectivement.)

[12]            Toutefois, la façon dont les fonctionnaires des États-Unis ont traité le demandeur n'est pas en litige devant la Cour. Ce qui est en litige dans la présente instance, c'est l'interrogatoire que les autorités canadiennes ont fait subir au demandeur.

[13]            Par le truchement de son avocat aux États-Unis, le demandeur :

[TRADUCTION] S'oppose énergiquement à ce que les agents ou les fonctionnaires du gouvernement du Canada l'interrogent à nouveau et il invoque les droits que lui garantit la Charte canadienne (...) y compris son droit de garder le silence, son droit de consulter un avocat et son droit d'être informé des accusations portées contre lui.

(Dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2, à la page 4, paragraphe 4)

Les questions en litige

[14]            Les trois questions suivantes se posent en l'espèce :

1. Une réparation sous forme d'injonction contre l'État est-elle ouverte au demandeur?

2. Y a-t-il un lien suffisant avec une enquête criminelle ou quasi criminelle?

3. Le demandeur satisfait-il au critère conjonctif à trois volets posé dans l'arrêt RJR MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S 311?


[15]            La défenderesse invoque trois arguments. En premier lieu, la défenderesse soutient que :

a) en common law, une injonction ne peut être prononcée contre l'État;

b) la Loi sur les Cours fédérales et la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif interdisent explicitement de prononcer des injonctions contre l'État ou un préposé de l'État agissant dans le cadre de ses attributions;

c) l'injonction n'est ouverte que lorsque l'État ou l'un de ses préposés déborde le cadre de ses pouvoirs ou lorsque la loi conférant ces pouvoirs est elle-même inconstitutionnelle.

Suivant la défenderesse, aucune de ces conditions ne s'applique, car il n'est pas allégué que les agents du MAECI ou du SCRS ont débordé le cadre de leurs attributions ou qu'ils ont agi en vertu de lois inconstitutionnelles.

[16]            Deuxièmement, pour ce qui est des violations de la Charte, la défenderesse soutient que la Charte ne s'applique que s'il existe un lien suffisant avec une enquête ou une poursuite criminelle ou quasi criminelle. Or, en l'espèce, la police canadienne n'a formulé aucune allégation, n'a ouvert aucune enquête et n'a porté encore moins aucune accusation qui serait liée à un crime commis ou devant être jugé au Canada. Les visites effectuées par le MAECI (à qui l'on a refusé de procéder à des visites consulaires) lui ont permis de mesurer l'état général du demandeur. Elles ont également permis aux fonctionnaires du SCRS d'interroger le demandeur en vue de recueillir des renseignements qui peuvent être utiles au SCRS dans son enquête sur Al-Qaïda.


[17]            Troisièmement, la défenderesse maintient qu'en tout état de cause, le demandeur ne satisfait pas au critère à trois volets de l'arrêt RJR MacDonald, précité, dans lequel la Cour suprême dit ce qui suit, au paragraphe 43 :

L'arrêt Metropolitan Stores établit une analyse en trois étapes que les tribunaux doivent appliquer quand ils examinent une demande de suspension d'instance ou d'injonction interlocutoire. Premièrement, une étude préliminaire du fond du litige doit établir qu'il y a une question sérieuse à juger. Deuxièmement, il faut déterminer si le requérant subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée. Enfin, il faut déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l'on accorde ou refuse le redressement en attendant une décision sur le fond.

Première question - Une réparation sous forme d'injonction contre l'État est-elle ouverte au demandeur?

[18]            Le premier argument de la défenderesse passe à côté de la question. Aucune des affirmations qu'elle fait n'a véritablement rapport avec le litige. Le demandeur ne réclame pas une réparation fondée sur la common law. La question qui se pose ici est de savoir si les droits que la Charte garantit au demandeur seront violés s'il est de nouveau interrogé, et non de savoir si l'État ou ses préposés agissent dans le cadre de leurs attributions ou en vertu d'une loi constitutionnelle. L'injonction réclamée concerne des atteintes aux droits qui sont garantis au demandeur par la Charte et personne ne prétend que les lois instituant le MAECI ou le SCRS sont inconstitutionnelles.


[19]            Il est de jurisprudence constante qu'on peut obtenir une injonction interlocutoire dans le cadre d'un procès dans lequel la Charte est invoquée. Ainsi que Robert J. Sharpe l'explique de façon limpide dans son ouvrage Essentials of Canadian Law; The Charter of Rights and Freedoms, 2e éd. 2002, à la page 295 :

[TRADUCTION] Une autre forme d'injonction qui peut être réclamée à titre de réparation fondée sur la Charte est l'injonction interlocutoire qui est accordée en attendant que l'affaire soit instruite sur le fond. Cette réparation, qui peut également se traduire par un sursis ou une suspension temporaire de la loi en attendant un examen au fond de la constitutionnalité de cette dernière peut s'avérer très pratique. Dans une série de décisions, la Cour suprême a défini le critère régissant l'octroi de réparations interlocutoires ou préalables au procès dans les litiges mettant en cause la Charte[1]. Premièrement, le demandeur doit établir qu'il soulève en vertu de la Charte une question sérieuse qui n'est ni frivole ni vexatoire. La loi n'est pas présumée constitutionnelle et une question sérieuse est soulevée lorsque le demandeur démontre que l'État doit justifier une violation en vertu de l'article premier de la Charte. Deuxièmement, le demandeur doit démontrer qu'il risque de subir un préjudice irréparable si la réparation préalable à l'instruction qu'il sollicite ne lui est pas accordée. Là encore, il ne s'agit pas d'une exigence très lourde compte tenu du fait que l'octroi de dommages-intérêts à l'issue d'un procès en bonne et due forme ne constituerait pas une réparation suffisante en cas de violation de bon nombre des droits protégés par la Charte. La troisième condition, qui est dans la plupart des cas la condition la plus difficile à remplir tout en étant la plus cruciale, est de savoir si la prépondérance des inconvénients favorise l'octroi de la réparation demandée. Ici, il importe que le tribunal tienne compte de l'intérêt du public. Une loi démocratiquement votée est présumée avoir été édictée dans l'intérêt du public.


[20]            Bien que je sois conscient du fait que les décisions citées par Sharpe portent toutes sur la contestation de la constitutionnalité de lois et sur la question de savoir s'il y avait lieu de suspendre l'application de ces lois ou de dispenser de leur application, je ne comprends pas pourquoi il y aurait ouverture à une injonction lorsque la constitutionnalité d'une loi est contestée mais non lorsque la constitutionnalité d'un acte accompli en vertu d'une loi valide est contestée. Certes, l'objet de l'injonction interlocutoire est d'empêcher la violation de droits garantis par la Charte en attendant que soit instruite l'action principale. Or, il devrait être indifférent que la violation découle d'un acte interdit ou d'une loi inconstitutionnelle. Je conclus donc qu'il est possible de prononcer une injonction contre l'État pour sanctionner un acte qui porte atteinte à des droits garantis par la Charte, à condition que soient respectées les conditions préalables qui doivent être remplies pour donner ouverture à une injonction et qui ont été énoncées dans l'arrêt RJR MacDonald, précité.

Deuxième question - Y a-t-il un lien suffisant avec une enquête criminelle ou quasi criminelle?

[21]            Pour ce qui est du deuxième argument invoqué par la défenderesse au sujet de la présumée violation des droits du demandeur et de l'application de la Charte qui en découle, il s'agit là de la question clé qui devra être tranchée lors du procès. La défenderesse a déjà déposé une requête en vue d'obtenir la radiation de la déclaration au motif que celle-ci ne révèle aucune cause d'action. Pour refuser de radier la déclaration, la Cour a expliqué ce qui suit dans l'ordonnance Khadr c. Canada (Procureur général), 2004 CF 1394, aux paragraphes 18 à 20 :

En l'espèce, il est impossible actuellement d'effectuer une analyse contextuelle. La déclaration est relativement avare de renseignements sur ce qui s'est effectivement produit à la Baie de Guantanamo. Les dispositions pertinentes de la déclaration exposent ce qui suit :

[TRADUCTION]


5.          À deux ou plusieurs reprises depuis la détention du demandeur au camp X-Ray, des agents ou des employés des défendeurs dont l'identité est inconnue du demandeur se sont présentés au camp X-Ray pour soutirer des déclarations incriminant le demandeur en l'interrogeant et ont effectivement procédé à des interrogatoires du demandeur.

6.          Ces interrogatoires du demandeur par des agents ou des employés non identifiés des défendeurs ont été menés en tout ou en partie dans le but d'aider le gouvernement des États-Unis d'Amérique à recueillir des éléments de preuve incriminant le demandeur pour les utiliser dans une procédure ultérieure devant la justice militaire.

7.          À aucun moment avant les interrogatoires du demandeur faits par le défendeur, les défendeurs, ou leurs agents ou employés, n'ont informé le demandeur des raisons de sa détention ou de la nature des accusations portées contre lui, ce qui constitue une atteinte aux droits du demandeur en vertu, notamment, de l'article 7 et de l'alinéa a) de l'article 10 de la Charte canadienne des droits et libertés.

8.          À aucun moment avant les interrogatoires du demandeur faits par le défendeur, le défendeur, ou son agent ou employé, n'a informé le demandeur de ses droits au silence ainsi qu'au recours et aux instructions données à un avocat, ce qui constitue une atteinte aux droits du demandeur en vertu, notamment, de l'article 7 et de l'alinéa b) de l'article 10 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Sans éléments de preuve, il est impossible d'interpréter le sens des termes [TRADUCTION] « en tout ou en partie dans le but d'aider le gouvernement des États-Unis à recueillir des éléments de preuve incriminant le demandeur » . Diverses questions appellent d'abord des réponses. Par exemple : Quel était le rôle des autorités canadiennes? Qui était chargé des entrevues? Quelles questions a-t-on posées à Omar Khadr? Comment les résultats des interrogatoires seront-ils utilisés?

Une fois qu'on aura répondu à ces questions, il sera possible d'établir le contexte et de procéder à l'analyse nécessaire pour établir si les droits d'Omar Khadr en vertu de la Charte sont touchés. Si l'on pose pour hypothèse la véracité de la déclaration, il se peut (encore qu'il soit difficile à ce point-ci de le prévoir à partir des rares faits invoqués) que le contexte soit suffisant pour faire jouer les droits conférés par la Charte. Compte tenu de cette possibilité, la déclaration ne peut être radiée à ce moment-ci pour défaut de révéler une cause d'action.

[22]            Depuis, les affidavits du sergent Labonté de la GRC, de M. Serge Paquette du MAECI et de M. William Hooper du SCRS ont été déposés et MM. Serge Paquette et William Hooper ont été contre-interrogés. Par ailleurs, l'avocat du demandeur aux États-Unis, Me Muneer Ahmad, a déposé un long mémoire auquel il a joint de nombreuses annexes dans lesquelles se trouvent des documents des États-Unis et des documents du Canada qui donnent des éclaircissements malgré le fait que certains soient difficiles à lire. Me Muneer Ahmad n'a pas été contre-interrogé au sujet de son affidavit, de sorte que son témoignage n'a pas été contredit.

[23]            Il ressort ce qui suit des extraits pertinents de ces éléments de preuve :

a) Les conditions de détention à Guantanamo ne respectent pas les normes de la Charte (note du FBI datée du 2 août 2004, Dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2J);

b) Le demandeur est dans un piètre état, tant sur le plan psychologique que sur le plan physique (Déclaration du demandeur à son avocat aux États-Unis, Dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2F, aux pages 49 et 50, paragraphe 21);

c) Les visites du MAECI et du SCRS n'étaient pas des visites des services sociaux ou des visites consulaires déguisées; elles visaient exclusivement à recueillir des renseignements et étaient axées sur les renseignements de sécurité et sur l'application de la loi (Note du 1er novembre 2002 du MAECI, Dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2Q, à la page 148, paragraphe 7 et contre-interrogatoire de M. Serge Paquette, Dossier de la défenderesse, onglet 4, aux pages 35 et 70);

d) Des résumés des renseignements recueillis lors des entrevues ont été transmis à la GRC (contre-interrogatoire de M. William Hooper, Dossier de la défenderesse, onglet 5, à la page 7);


e) Les agents canadiens ont joué un rôle de premier plan lors des entrevues. Ils agissaient de leur propre chef et n'avaient pas reçu d'instructions des autorités américaines (Contre-interrogatoire de M. William Hooper, Dossier de la défenderesse, onglet 5, à la page 22);

f) Des résumés des renseignements ont été transmis aux fonctionnaires des États-Unis (Contre-interrogatoire de M. William Hooper, Dossier de la défenderesse, onglet 5, aux pages 14 et 15);

g) Rien ne permet de penser que le demandeur a été informé des droits que lui garantit la Charte, par ex., son droit de garder le silence, de consulter un avocat (Contre-interrogatoire de M. William Hooper, Dossier de la défenderesse, onglet 5, aux pages 30 et 31);

h) Rien ne permet de penser que l'on a demandé aux autorités des États-Unis qu'elles garantissent que les entrevues ne seraient pas enregistrées ou que les éléments de preuve recueillis ne seraient pas utilisés contre le demandeur, ou que ces autorités aient fournies de telles garanties (Contre-interrogatoire de M. William Hooper, Dossier de la défenderesse, onglet 5, à la page 16);

i) Le SCRS souhaiterait se réserver le droit d'interroger de nouveau le demandeur pour qu'il l'aide à mettre en contexte les renseignements que le SCRS a obtenus ou qu'ils pourrait acquérir (Contre-interrogatoire de M. William Hooper, Dossier de la défenderesse, onglet 5, aux pages 30 et 44).


[24]            Finalement, il est fort révélateur que, dans ses propres documents, le MAECI indique que le but de ses visites était double : recueillir des renseignements et veiller au respect de la loi. À cet égard, dans un extrait d'un courriel en date du 1er novembre 2002 provenant des bureaux du MAECI à Washington, on trouve l'affirmation suivante :

[TRADUCTION] Il importe tout d'abord de rappeler que cette visite avait pour objet de recueillir et de partager des renseignements de sécurité et de veiller au respect de la loi. Toute visite consulaire était exclue et toute demande qui aurait semblé viser à obtenir une visite consulaire par des moyens détournés aurait été analysée de très près, ce qui aurait pu entraîner des retards. Nous avons expliqué que, normalement, une mission canadienne à Guantanamo compterait un fonctionnaire du MAECI et nous avons demandé si sa présence serait problématique. Les États-Unis ont répondu que cela ne causerait pas nécessairement un problème. D'autres délégations qui avaient effectué des visites comptaient dans leurs rangs des fonctionnaires de leur ministère des Affaires étrangères. Les États-Unis ont d'abord signalé que la présence de ces fonctionnaires était souvent indispensable pour confirmer l'identité des détenus pour ensuite souligner que dès lors que le but essentiel de la mission - maximiser la collaboration en matière de collecte de renseignements et d'application de la loi - n'était pas touché, la présence du MAECI serait acceptable. (Non souligné dans l'original.)

(Dossier du demandeur, affidavit d'Ahmad, onglet 2Q, à la page 148, paragraphe 10)

[25]            La Cour suprême a déclaré, dans l'arrêt R. c. Cook, [1998] 2 R.C.S. 597, que les droits consacrés par la Charte peuvent s'appliquer à l'extérieur du Canada. Ainsi que le juge Iacobucci l'a expliqué, au paragraphe 25 :

À notre avis, la Charte s'applique aux actes des détectives de Vancouver qui ont interrogé l'appelant à La Nouvelle-Orléans. Deux facteurs décisifs autorisent cette conclusion et fournissent des indications utiles pour reconnaître les rares circonstances où la Charte peut s'appliquer à l'étranger : premièrement, l'acte reproché tombe sous le coup du par. 32(1) de la Charte; deuxièmement, l'application de la Charte aux actes des détectives canadiens aux États-Unis ne constitue pas, dans ce cas particulier, une atteinte à l'autorité souveraine de l'État étranger et ne produit donc pas d'effet extraterritorial inacceptable.

[26]            L'affaire Cooke concernait, bien sûr, des mesures prises par des policiers de Vancouver aux États-Unis pour recueillir des éléments de preuve en vue d'intenter des poursuites au Canada. Le juge Bastarache a dit ce qui suit, dans ses motifs concourants, au paragraphe 127 :

Si l'obtention des éléments de preuve de façon contraire à la Charte est principalement imputable aux fonctionnaires canadiens, ces derniers ainsi que la preuve qu'ils auront recueillie seront assujettis à la Charte.

[27]            En l'espèce, il n'est pas question de poursuite ou même d'enquête menée au Canada. Les agents canadiens se trouvent aux États-Unis, avec la permission des États-Unis, dans le but d'y recueillir des renseignements. De leur propre aveu, les agents canadiens ont joué un rôle important dans les entrevues qui ont eu lieu : ce sont eux qui ont dirigé ces entrevues et on peut s'attendre à ce qu'ils fassent de même à l'avenir. Les États-Unis ont toutefois obtenu un résumé de ces entrevues et il se peut qu'ils les aient enregistrées de sorte que les renseignements obtenus peuvent être utilisés dans tout procès qui pourrait être intenté contre le demandeur en tant que combattant ennemi. Rien ne nous autorise à croire qu'une procédure différente serait suivie en ce qui concerne les interrogatoires qui pourraient avoir lieu à l'avenir.


[28]            Une fois que tous les éléments de preuve portant sur ce qui s'est produit à Guantanamo auront été recueillis, le tribunal aura à décider si le fait que ces renseignements puissent être utilisés en vue d'intenter un procès aux États-Unis plutôt qu'au Canada tire à conséquence. Le demandeur soutiendra que cela ne devrait pas faire de différence. Dès lors que des fonctionnaires canadiens sont principalement responsables d'obtenir des renseignements du demandeur, celui-ci a droit à la protection de la Charte. La défenderesse affirmera sans doute que la Charte ne s'applique que si des poursuites sont engagées au Canada.

[29]            En cherchant à empêcher les agents des services de sécurité canadiens de l'interroger à nouveau, le demandeur invoque en réalité la Charte afin d'empêcher que les renseignements qu'obtiendraient les agents des services de sécurité canadiens qui l'interrogeraient (et qui, à son avis, agiraient en violation de la Charte) soient utilisés dans le cadre de tout procès qui pourrait à l'avenir être intenté aux États-Unis.

[30]            Si les nouveaux éléments de preuve sont établis à la satisfaction du tribunal lors du procès à la lumière des éléments de preuve concernant la détention et l'interrogatoire à Guantanamo, le tribunal devra alors décider si les conditions énumérées dans l'arrêt Cook, précité, sont réunies. Selon la preuve qui sera produite, on pourrait constater l'existence d'un lien suffisant entre l'enquête menée par les agents canadiens, la transmission des renseignements aux États-Unis et les poursuites qui pourraient par la suite être engagées aux États-Unis pour que la Charte s'applique. Ainsi, la deuxième prétention de la défenderesse devra être examinée au procès et ne peut pas et ne doit pas être tranchée dans le cadre de la présente requête. Bien qu'utile, la preuve soumise sous forme d'affidavits et de contre-interrogatoires n'est pas en soi concluante.


Troisième question - Le demandeur satisfait-il au critère conjonctif à trois volets posé dans l'arrêt RJR MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S 311?

La question sérieuse à juger

[31]            Sur le troisième argument de la défenderesse portant sur le critère conjonctif à trois volets énoncé dans l'arrêt RJR MacDonald, la Cour relève que la défenderesse ne conteste pas qu'il existe une question sérieuse à juger, en l'occurrence de savoir si des droits protégés par la Charte étaient en cause lorsque le demandeur a été interrogé par le SCRS ou par le MAECI à Guantanamo. Le demandeur satisfait donc de toute évidence au premier volet du critère.

Le préjudice irréparable

[32]            Le demandeur subira-t-il un préjudice irréparable si l'injonction ne lui est pas accordée? Le demandeur est détenu aux États-Unis où il risque de faire l'objet de graves accusations en ce qui concerne ses activités en Afghanistan et son appartenance à Al-Qaïda. Rien ne permet de savoir si les entrevues ont été enregistrées sur bande magnétique. On n'a pas demandé aux autorités des États-Unis de s'engager à ne pas les enregistrer. Un résumé des entrevues du demandeur a été transmis à ces autorités. On ignore à quelle fin ce résumé va servir et le SCRS a refusé de s'engager à s'informer à ce sujet.


[33]            On ne sait pas avec certitude quelle forme prendront les poursuites que les États-Unis pourraient intenter contre le demandeur et quelles règles de procédure et de preuve s'appliqueraient. Les règles de procédure employées jusqu'ici au sujet des détenus de Guantanamo ne permettent pas de penser que les éléments obtenus par le SCRS ne seront pas utilisés contre le demandeur (Affiavit d'Ahmad, Documents des États-Unis concernant la détention, le traitement et le procès des combattants dans le cadre de la guerre au terrorisme, Dossier du demandeur, onglets 2U, V et W).

[34]            Sans le dire explicitement, la défenderesse laisse entendre en réalité qu'elle a le droit d'interroger le demandeur à condition de le faire pour la sécurité nationale. Elle affirme que cet interrogatoire n'entraînera aucune conséquence pour le demandeur au Canada. Le demandeur n'est pas obligé de répondre s'il ne le souhaite pas. Il devrait toutefois avoir la possibilité d'aider la défenderesse s'il change d'avis et désire collaborer. Le risque qu'il soit poursuivi aux États-Unis en raison de ces entrevues est faible et relève de la pure conjecture.

[35]            J'ai du mal à souscrire à la position de la défenderesse. De toute évidence, le demandeur réclame la protection de la Cour contre tout autre interrogatoire. On peut comprendre qu'il estime qu'il n'est pas entièrement libre de refuser de se soumettre à d'autres interrogatoires. Manifestement, si la Cour prononce une injonction et que le demandeur change d'avis, il peut toujours demander la levée de l'injonction. Certes, le SCRS et le MAECI ont l'obligation de recueillir des renseignements à des fins de sécurité nationale, mais rien selon moi ne permet de penser qu'ils ont le droit d'interroger une personne qui ne veut pas être interrogée. C'est au législateur et non aux tribunaux qu'il appartient de décider si le MAECI et/ou le SCRS devraient avoir ce droit ou s'ils ont besoin de ce droit.


[36]            Qui plus est, le MAECI a lui-même reconnu que « le but essentiel de la mission est de maximiser la collaboration en matière de collecte de renseignements et d'application de la loi » (paragraphe 24). Le MAECI et le SCRS ont refusé de s'engager, au cours du contre-interrogatoire, à s'informer sur l'utilisation que les États-Unis feraient des renseignements qui leur sont communiqués par suite des entrevues réalisées auprès du demandeur.

[37]            Le MAECI et le SCRS ont également refusé lors du contre-interrogatoire de s'engager à vérifier si des assurances avaient été demandées aux États-Unis (ou données par les États-Unis) au sujet de l'utilisation future des renseignements qui ont été recueillis auprès du demandeur par les agents canadiens et qui ont été communiqués aux États-Unis. La Cour en a tiré une inférence défavorable en concluant que ces renseignements seraient utilisés contre le demandeur. Faute d'éléments de preuve de cette nature, il est impossible à cette étape-ci de déterminer si les risques de poursuites aux États-Unis sont trop faibles et s'ils relèvent de la pure conjecture. Compte tenu de la gravité des accusations portées contre le demandeur, tout procès qui serait intenté contre lui aux États-Unis pourrait lui causer un préjudice irréparable. Je suis convaincu, sur le fondement des éléments de preuve présentés jusqu'ici - et compte tenu du défaut de la défenderesse de présenter des éléments de preuve au sujet de l'utilisation que les États-Unis feraient des interrogatoires du demandeur -, que le demandeur a satisfait au volet du critère de l'arrêt RJR MacDonald relatif au préjudice irréparable.


Prépondérance des inconvénients

[38]            Ainsi que l'extrait précité de l'ouvrage de Robert J. Sharpe le démontre, la prépondérance des inconvénients est d'habitude une question difficile à trancher dans les affaires dans lesquelles une injonction est réclamée et où la Charte est invoquée, car il faut alors pondérer l'intérêt du public et celui du plaideur. Le principe de base a été clairement formulé dans la décision Procureur général du Canada c. Fishing Vessel Owner's Association of B.C., [1985] 1 C.F. 791 :

Lorsqu'on empêche un organisme public d'exercer les pouvoirs que la loi lui confère, on peut alors affirmer [...] que l'intérêt public, dont cet organisme est le gardien, subit un tort irréparable

[39]            Dans le cas qui nous occupe, la défenderesse soutient que :

a) les tribunaux devraient répugner à définir comment le SCRS peut mener ses activités de cueillette de renseignements. Il existe déjà des restrictions en ce qui concerne la capacité du SCRS de recueillir des renseignements en recourant à des mesures attentatoires sans qu'il soit nécessaire d'obtenir d'ordonnance judiciaire. Toute autre restriction non prévue par la loi apportée à la capacité du SCRS ou d'autres organismes gouvernementaux de découvrir et de contrer les menaces éventuelles à la sécurité nationale du Canada nuirait considérablement à l'intérêt public.


b) Les autorités des États-Unis n'ont pas encore permis aux autorités consulaires canadiennes de rencontrer le demandeur. Les visites dont il est fait état dans la déclaration modifiée et qui mettaient en cause des fonctionnaires du MAECI étaient, à ce moment-là, la seule occasion donnée à des fonctionnaires canadiens d'observer le demandeur et de s'enquérir de son bien-être. Toute restriction qui pourrait être à l'avenir apportée à la capacité des fonctionnaires du MAECI de rendre visite au demandeur risquerait d'entraver la capacité du MAECI de lui fournir des services et n'améliorerait pas les chances du MAECI d'obtenir des autorités des États-Unis la permission de rencontrer le demandeur à l'avenir.

[40]            La défenderesse invoque l'arrêt Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] A.C.S. no 6, où le juge Beetz dit ce qui suit, aux paragraphes 55 et 56 :

Qu'elles soient ou non finalement jugées constitutionnelles, les lois dont les plaideurs cherchent à obtenir la suspension, ou de l'application desquelles ils demandent d'être exemptés par voie d'injonction interlocutoire, ont été adoptées par des législatures démocratiquement élues et visent généralement le bien commun, par exemple : assurer et financer des services publics tels que des services éducatifs ou l'électricité; protéger la santé publique, les ressources naturelles et l'environnement; réprimer toute activité considérée comme criminelle; diriger les activités économiques notamment par l'endiguement de l'inflation et la réglementation des relations du travail, etc. Il semble bien évident qu'une injonction interlocutoire dans la plupart des cas de suspension et, jusqu'à un certain point, comme nous allons le voir plus loin, dans un bon nombre de cas d'exemption, risque de contrecarrer temporairement la poursuite du bien commun.

Quoique le respect de la Constitution doive conserver son caractère primordial, il y a lieu à ce moment-là de se demander s'il est juste et équitable de priver le public, ou d'importants secteurs du public, de la protection et des avantages conférés par la loi attaquée, dont l'invalidité n'est qu'incertaine, sans tenir compte de l'intérêt public dans l'évaluation de la prépondérance des inconvénients et sans lui accorder l'importance qu'il mérite. Comme il fallait s'y attendre, les tribunaux ont généralement répondu à cette question par la négative. Sur la question de la prépondérance des inconvénients, ils ont jugé nécessaire de subordonner les intérêts des plaideurs privés à l'intérêt public et, dans les cas où il s'agit d'injonctions interlocutoires adressées à des organismes constitués en vertu d'une loi, ils ont conclu à bon droit que c'est une erreur que d'agir à leur égard comme s'ils avaient un intérêt distinct de celui du public au bénéfice duquel ils sont tenus de remplir les fonctions que leur impose la loi. (Passage souligné par la défenderesse.)

[41]            L'arrêt Metropolitan Stores, précité, est effectivement un des arrêts de principe en ce qui concerne la suspension ou l'exemption d'application des lois pendant que leur constitutionnalité est débattue devant les tribunaux. Les principes dégagés dans l'arrêt Metropolitan Stores devraient aussi s'appliquer en l'espèce. Il ne faut toutefois pas oublier qu'en l'espèce, il n'est pas question de la suspension ou de l'exemption d'application de la Loi sur le SCRS ou de la Loi sur le MAECI par suite d'une contestation de la constitutionnalité de ces lois. Le demandeur réclame plutôt l'interdiction des activités de cueillette de renseignements qui le concernent tant qu'il est détenu aux États-Unis et qu'il risque de faire l'objet de poursuites en justice dont la nature reste à préciser.

[42]            La conclusion finale tirée par le juge Beetz dans l'arrêt Metropolitan Stores se trouve au paragraphe 89 :

Dans l'ensemble, j'approuve donc le passage suivant tiré de Sharpe, op. cit., aux pp. 176 et 177 :

[TRADUCTION] En fait, dans bien des situations, des problèmes surgiront si l'intérêt public général n'est pas pris en considération lorsqu'on demande un redressement interlocutoire. On peut s'attendre que, dans l'appréciation du risque de préjudice que peut présenter pour un défendeur une injonction interlocutoire susceptible d'être annulée au procès, les tribunaux aient à l'esprit l'intérêt public. S'il était trop facile d'obtenir un redressement interlocutoire contre le gouvernement et ses organismes, cela pourrait venir perturber le bon fonctionnement du gouvernement.


[43]            Si l'on applique cette conclusion au cas qui nous occupe, on doit pondérer les activités légitimes de cueillette de renseignements effectuées par le SCRS en vue de lutter contre Al-Qaïda et les activités exercées par le MAECI à l'appui des Canadiens qui se trouvent à l'étranger avec le risque que court le demandeur que les renseignements obtenus de lui soient utilisés dans des poursuites intentées contre lui qui seraient susceptibles de prolonger son incarcération ou de l'exposer à des conséquences pires encore. En d'autres termes, l'intérêt public subira-t-il un préjudice irréparable si l'on prive le SCRS de toute autre possibilité d'interroger le demandeur?

[44]            Je suis frappé par le fait que, lorsqu'il est présenté de cette façon, le critère de la prépondérance des inconvénients (en tenant pleinement compte de l'intérêt public qui est servi par les activités du SCRS et du MAECI et de la nécessité pour le public de bénéficier de la protection de ces organismes dans la lutte contre le terrorisme) favorise nécessairement le demandeur. Rappelons tout d'abord que le demandeur est incarcéré et que le moins qu'on puisse dire, c'est que sa liberté est en jeu. Deuxièmement, il y a lieu de se demander si, après trois années de captivité, le demandeur possède encore des renseignements qui peuvent être utiles pour le SCRS ou le MAECI. Troisièmement, compte tenu des conditions de détention à Guantanamo, il y a fortement lieu de douter que le demandeur soit libre de décider (sans craindre les conséquences) s'il souhaite ou non être interrogé par des agents du SCRS ou du MAECI. Quatrièmement, il y a un autre intérêt public en jeu, en l'occurrence celui de s'assurer que lorsqu'ils interrogent des Canadiens (au Canada ou à l'étranger), les fonctionnaires canadiens respectent la Charte. Ainsi, le risque que court le demandeur d'être condamné aux États-Unis sur la foi d'éléments de preuve obtenus en violation de la Charte l'emporte sur le danger que représente pour l'intérêt public l'impossibilité pour les fonctionnaires du SCRS et du MAECI de rencontrer le demandeur.


[45]            Dans l'arrêt Morgentaler c. Ackroyd (1983) 42 O.R. (2d) 659, (qui, il est vrai, portait aussi sur la suspension ou l'exemption d'application d'une loi dont la constitutionnalité était contestée mais dans lequel on trouve un raisonnement convaincant qui s'applique également au cas qui nous occupe), le juge Linden déclare, à la page 668 :

[TRADUCTION]

À mon avis donc, la règle du plus grand préjudice dicte normalement que ceux qui contestent la validité constitutionnelle des lois doivent leur obéir tant que la cour n'a pas statué. Si la loi est en fin de compte jugée inconstitutionnelle, il n'y a plus lieu alors de la respecter, mais jusqu'à ce moment, elle doit être appliquée et la cour n'ordonnera pas qu'elle ne le soit pas. Cette solution paraît être le meilleur moyen d'assurer dans notre société le respect de la loi au moment même où elle est contestée régulièrement devant les tribunaux. Cela ne signifie pas, toutefois que, dans des cas exceptionnels, il ne sera pas permis à la cour d'accorder une injonction provisoire pour prévenir une grave injustice, mais ces cas seront évidemment très rares.

(Non souligné dans l'original.)

[46]            À mon avis, la présente affaire est un de ces cas rares et exceptionnels où il y a lieu d'accorder une injonction pour empêcher une éventuelle injustice grave. En conséquence, la Cour prononcera une injonction provisoire interdisant à la défenderesse et à ses agents d'interroger à nouveau le demandeur en attendant que la présente action soit jugée.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR :


1.         INTERDIT à la défenderesse et à ses agents de procéder à d'autres entrevues ou interrogatoires du demandeur en attendant que la présente action soit jugée et DIT que la présente ordonnance ne doit d'aucune façon atténuer ou modifier les mesures prises par la défenderesse pour offrir de l'assistance consulaire au demandeur;

2.         DIT que les dépens de la présente requête suivront le sort du principal.

                                                                                                                  « Konrad von Finckenstein »                  

                                                                                                                                                     Juge                                      

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-536-04

INTITULÉ :                                           OMAR AHMED KHADR, par sa tutrice à l'instance

FATMAH EL-SAMNAH

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                     Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                   7 juillet 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                           le juge von Finckenstein

DATE DES MOTIFS :                          8 août 2005

COMPARUTIONS :

Nathan Whitling                                                                         POUR LE DEMANDEUR

Dennis Edney

Doreen Mueller                                                                         POUR LA DÉFENDERESSE

Robert Drummond

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

NATHAN WHITLING                                                            POUR LE DEMANDEUR

DENNIS EDNEY

Edney, Hattersley & Dolphin

Edmonton (Alberta)

JOHN H. SIMS, c.r.                                                                 POUR LA DÉFENDERESSE

Sous-procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)



[1]            Manitoba (P.G.) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd. et Manitoba Food and Commercial Workers, section locale 832, [1987] 1 R.C.S. 110, 38 D.L.R. (4th) 321; RJR Macdonald Inc. c. Canada, [1994] 1 R.C.S. 311, 111 D.L.R. (4th) 385; 143471 Canada Inc. c. Québec (Procureur général), [1994] 2 R.C.S. 339, 90 C.C.C. (3d) 1; Harper c. Canada (Procureur général), [2000] 2 R.C.S. 764, 193 D.L.R. (4th) 38.


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