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Date : 20040216

Dossier : T-1049-95

Référence : 2004 CF 238

ENTRE :

                             TREVOR NICHOLAS CONSTRUCTION CO. LIMITED

                                                                                                                                                           

demanderesse

et

                                          SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS DU CANADA

défenderesse

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON

[1]                Par requête modifiée portant la date du 29 décembre 2003 et déposée le 21 janvier 2004, la demanderesse sollicite la réparation suivante :

1. Une ordonnance annulant ou modifiant les ordonnances de la protonotaire Martha Milczynski datées du 19 décembre 2003 et accordant à la demanderesse la réparation qu'elle demande;

2. Une ordonnance prorogeant le délai d'introduction de la requête, si cela est nécessaire;

3. Les dépens de la requête.


[2]                Les ordonnances de la protonotaire Milczynski rejetaient une requête de la demanderesse, qui sollicitait une ordonnance radiant la défense ou, subsidiairement, enjoignant au représentant de la défenderesse de se présenter de nouveau, à ses propres frais, pour répondre à certaines questions de l'interrogatoire préalable et à d'autres questions complémentaires se rapportant à une autre question de l'interrogatoire préalable. La demanderesse voulait aussi obtenir les dépens de l' « interrogatoire interrompu » et de la requête, selon la formule avocat-client, avec paiement immédiat. Les ordonnances de la protonotaire faisaient aussi droit à une requête de la défenderesse, elles déclaraient que l'interrogatoire préalable du représentant de la défenderesse était achevé et elles adjugeaient des dépens fixes payables sur-le-champ par la demanderesse.

[3]                En fait, la requête de la demanderesse tient lieu d'appel à l'encontre des ordonnances de la protonotaire Milczynski et elle a été traitée à l'audience comme une requête introduite selon l'article 51 des Règles de la Cour fédérale (1998)[1] (les Règles).

LES FAITS

[4]                L'historique de cette action est long et complexe. Durant quelque temps, elle a été gérée en tant qu'instance à gestion spéciale par le juge Hugessen, tandis que le protonotaire Lafrenière avait été désigné pour faciliter la gestion de l'instance. Une controverse récente a entouré l'interrogatoire préalable du représentant de la défenderesse. Cet interrogatoire préalable a conduit à l'ordonnance du juge en chef adjoint de l'époque, datée du 3 mai 2001, à celle du protonotaire Lafrenière, datée du 23 juillet 2002 et à celle du juge O'Keefe, datée du 3 mars 2003, cette dernière accompagnée de motifs assez élaborés.


[5]                C'est le 24 juin 2003 que le représentant de la défenderesse s'est présenté la dernière fois à un interrogatoire préalable, accompagné de son avocat. Cet interrogatoire a pris fin, si l'on peut s'exprimer ainsi, lorsque l'avocat et le représentant de la défenderesse ont décidé de se retirer bien avant la fin de l'interrogatoire, du moins aux yeux de la demanderesse. Ce sont les événements du 24 juin 2003 qui étaient à l'origine des requêtes dont était saisie la protonotaire Milczynski.

LES ORDONNANCES CONTESTÉES

[6]                Dans l'ordonnance rejetant la requête de la demanderesse dont elle était saisie, la protonotaire Milczynski a inséré les paragraphes suivants :

[traduction] Les questions auxquelles devaient répondre l'ordonnance du protonotaire Lafrenière datée du 23 juillet 2003 [ce devrait être 2002] et l'ordonnance de monsieur le juge O'Keefe datée du 3 mars 2003 ont été suivies de réponses, notamment de questions complémentaires.

Les questions que la demanderesse voudrait faire qualifier de questions complémentaires ou de questions appelant une réponse ont été à juste titre refusées par le représentant de la défenderesse. Manifestement, ces questions se rapportent au paiement de la somme de 117 000 $, effectué par la défenderesse à la demanderesse, en vue de régler un autre litige, sans rapport avec celui-ci, et ce sont des questions sur lesquelles la demanderesse ne peut insister, car elles sont hors de propos. Cependant, ces questions ont pour ainsi dire été les seules que la demanderesse a continué de poser lors de l'interrogatoire de M. Grossi. Il n'est pas non plus donné à entendre qu'il existe des questions qui justifieraient la poursuite de l'interrogatoire préalable de la défenderesse. Dans ces conditions, la défenderesse était pleinement fondée à mettre fin à l'interrogatoire.

[7]                Les mêmes paragraphes figuraient dans l'ordonnance de la protonotaire Milczynski en réponse à la requête de la défenderesse.


POINTS EN LITIGE

[8]                Lors de l'audience qui s'est déroulée devant moi, le représentant de la demanderesse s'est concentré sur deux aspects : premièrement, la protonotaire Milczynski a-t-elle outrepassé sa compétence lorsqu'elle a disposé des requêtes présentées en vertu de la règle 369 qui ont donné lieu aux ordonnances en question? et deuxièmement, la protonotaire Milczynski a-t-elle ou non commis une erreur en rendant lesdites ordonnances?

[9]                Le deuxième point soulevé au nom de la demanderesse met en évidence l'autre question, celle de la norme qu'un juge de la Cour doit appliquer dans un appel formé contre les ordonnances en question.

ANALYSE

a) La compétence de la protonotaire Milczynski


[10]            Comme je le dis plus haut dans les présents motifs, le juge Hugessen avait été nommé pour gérer la présente instance, et le protonotaire Lafrenière avait été nommé pour assister le juge Hugessen. L'article 385(1) des Règles prévoit que le juge responsable de la gestion de l'instance ou le protonotaire chargé de l'assister tranche toutes les questions qui sont soulevées avant l'instruction de l'instance à gestion spéciale pour laquelle il a été désigné. Sur la foi de cette règle apparemment « impérative » , le représentant de la demanderesse a fait valoir que la protonotaire Milczynski, n'ayant pas été nommée pour assister le juge chargé de la gestion de l'instance, n'avait pas compétence pour disposer des requêtes qui ont conduit aux ordonnances dont appel est ici interjeté.

[11]            Au soutien de sa position, le représentant de la demanderesse a invoqué une ordonnance rendue le 3 novembre 1998 dans cette action par le juge Rothstein, à l'époque juge de la Section de première instance de la Cour fédérale du Canada, ordonnance qui, de l'avis du représentant de la demanderesse, signifie qu'aucun juge autre que le juge chargé de la gestion de l'instance, ni aucun protonotaire autre que le protonotaire appelé à assister celui-ci, ne peut disposer de requêtes comme celles dont était saisie la protonotaire Milczynski. Je rejette la conclusion tirée de l'ordonnance du juge Rothstein par le représentant de la demanderesse. Le représentant de la demanderesse s'est aussi fondé sur le jugement Toronto-Dominion Bank v. Berthin[2], où l'on peut lire les propos suivants du juge Dunnet, s'appuyant sur la règle 3.01 des Règles de procédure civile de l'Ontario, telle que cette règle était formulée alors pour la gestion des instances relevant du projet de gestion des causes civiles à Toronto, une règle qui conférait au juge de la gestion de l'instance le même rôle « impératif » :

[traduction] Eu égard à ces règles, il est clair que, après qu'une cause est assignée au projet de gestion des instances à Toronto, le juge chargé de la gestion de l'instance doit disposer de tous les points qui sont soulevés dans l'action avant le procès. Dans la présente affaire, le juge Fedak n'a pas été désigné juge substitut pour la gestion de l'instance; par conséquent, je suis d'avis que le juge Fedak a outrepassé sa compétence en rendant les ordonnances.

[12]            Je n'arrive pas à la même conclusion que le juge Dunnet. La règle ontarienne qui était en question dans cette affaire s'appliquait semble-t-il à un projet antérieur de gestion des instances entrepris à Toronto. Les Règles de la Cour fédérale relatives à la gestion des instances s'appliquent partout au Canada.

[13]            Tous les juges de la Cour fédérale sont tenus de résider à l'intérieur ou à proximité de la Région de la capitale nationale. La Cour compte actuellement des protonotaires qui résident uniquement à Ottawa, à Montréal, à Toronto et à Vancouver. La Cour fédérale siège partout au Canada. Le principe de gestion des instances vise à faciliter le travail de la Cour et non à le faire entrer dans une camisole de force. Il importe donc que tous les juges et protonotaires de la Cour aient la compétence et la flexibilité requises pour faire en sorte que le travail de la Cour soit exécuté de la manière la plus économique et la plus efficace possible. Je ne puis tout simplement pas imaginer que l'article 385 des Règles ait eu pour objet de limiter la marge de manoeuvre de la Cour. J'ai d'ailleurs du mal à croire que les Règles qui d'un côté confèrent une compétence aux protonotaires puissent de l'autre leur retirer une partie de cette compétence dans les instances à gestion spéciale. Qui plus est, je trouve encore plus improbable que, par l'effet des Règles, les juges qui ne sont pas désignés pour gérer une instance soient, à l'exclusion du juge qui a été ainsi désigné, privés par les Règles de la compétence qu'ils tiennent d'une loi fédérale. Cela n'aurait aucun sens et dépasserait d'ailleurs sans doute les pouvoirs de ceux qui prétendent établir les Règles de la Cour.

[14]            Finalement, je rejette l'exception d'incompétence soulevée au nom de la demanderesse et je dis que la protonotaire Milczynski avait le pouvoir de rendre les ordonnances qu'elle a rendues, nonobstant le texte semble-t-il impératif de l'article 385(1) des Règles. Selon moi, cette disposition impose aux juges chargés de la gestion des instances ainsi qu'aux protonotaires l'obligation de statuer sur toute question dont ils sont saisis avant le procès ou avant l'audience. Je ne vois dans cette disposition rien qui élimine la compétence d'autres juges et protonotaires sur les questions du genre qui leur sont soumises, alors que cela faciliterait le travail de la Cour s'ils s'en chargeaient eux-mêmes. Tel était le cas dans l'affaire qui nous concerne ici.

b) La norme de contrôle à appliquer dans un appel


[15]            Dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd.[3], le juge MacGuigan, s'exprimant pour les juges majoritaires, avait estimé que l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas être modifiée en appel à moins qu'elle ne soit entachée d'une erreur flagrante, c'est-à-dire que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits, ou à moins que l'ordonnance ne porte sur une question déterminante pour l'issue finale de la cause. Le juge MacGuigan avait aussi exprimé l'avis que, lorsque l'ordonnance d'un protonotaire est entachée d'une erreur flagrante dans les conditions évoquées ci-dessus, ou lorsqu'elle porte sur une question déterminante pour l'issue finale de la cause, la juridiction de contrôle doit exercer son pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

[16]            Le critère susmentionné a été semble-t-il approuvé par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V.[4]

[17]            Vu les circonstances de la présente affaire et les arguments avancés devant moi, je n'ai aucune hésitation à dire que les ordonnances de la protonotaire Milczynski qui nous intéressent ici ne soulèvent pas une question déterminante pour l'issue finale de la cause. Je ne vois rien non plus qui permette d'affirmer que la protonotaire Milczynski a exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur un mauvais principe, tel que cette expression était expliquée par le juge MacGuigan dans l'arrêt Aqua-Gem. Il ne reste donc que le point de savoir si la protonotaire Milczynski a exercé son pouvoir discrétionnaire en se fondant sur une mauvaise appréciation des faits portés à sa connaissance. Si la réponse à cette question est négative, alors les ordonnances ne sauraient être réformées.

c) L'exercice du pouvoir discrétionnaire après mauvaise appréciation des faits


[18]            Le représentant de la demanderesse qui a comparu devant la Cour a fait valoir, d'une manière assez insistante, que la protonotaire Milczynski avait mal apprécié les faits à l'origine des requêtes dont elle était saisie. Si tel était le cas, je ne trouverais pas cela particulièrement surprenant, vu l'historique volumineux et compliqué de cette action, un point que j'ai évoqué précédemment. Mais je ne vois rien qui permette d'affirmer que la protonotaire Milczynski a mal apprécié les faits portés à sa connaissance. Elle est arrivée à la conclusion que les ordonnances du protonotaire Lafrenière et du juge O'Keefe, mentionnées précédemment, avaient répondu aux questions qui appelaient des réponses, y compris aux questions complémentaires, et je suis d'avis qu'elle pouvait parfaitement arriver à cette conclusion, de même qu'à sa conclusion selon laquelle les questions que la demanderesse voulait faire qualifier de questions complémentaires ou opportunes avaient été validement refusées. J'arrive à la même conclusion en ce qui a trait à la conclusion de la protonotaire selon laquelle la défenderesse était, eu égard à toutes les circonstances entourant la nouvelle comparution du représentant de la défenderesse à l'interrogatoire préalable du 24 juin 2003, « ... pleinement fondée à mettre fin à l'interrogatoire » .

[19]            En définitive, je ne vois aucune raison de réformer les ordonnances discrétionnaires de la protonotaire Milczynski dont appel a été interjeté.

DISPOSITIF

[20]            Eu égard à la brève analyse qui précède, cet appel par voie de requête sera rejeté.

DÉPENS


[21]            La défenderesse voudrait les dépens de cet appel, fixés à la somme de 300 $, payable sur-le-champ. Dans l'ordonnance ici contestée qui déclarait achevé l'interrogatoire préalable du représentant de la défenderesse, la protonotaire Milczynski a accordé les dépens à la défenderesse. Elle s'est exprimée ainsi :

[traduction] La conduite de la demanderesse, qui posait sans cesse des questions portant sur le règlement d'un litige antérieur entre les parties, est un abus de l'interrogatoire préalable et un abus de la procédure.

[22]            Je suis d'avis que la même observation s'applique ici à la conduite de la demanderesse, qui a interjeté cet appel dans le dessein d'éterniser l'interrogatoire préalable du représentant de la défenderesse. Dans l'ordonnance susmentionnée, la protonotaire Milczynski a accordé à la défenderesse les dépens selon une somme forfaitaire, en ajoutant que ces dépens seraient payables par la demanderesse sur-le-champ. Je crois que le même résultat se justifie pour le présent appel. Finalement, une ordonnance sera rendue accordant à la défenderesse des dépens fixés à 300 $, dépens que la demanderesse devra payer sur-le-champ.

          « Frederick E. Gibson »          

Juge

Ottawa (Ontario)

le 16 février 2004

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                T-1049-95

INTITULÉ :               TREVOR NICHOLAS CONSTRUCTION CO.

LIMITED

                                                                                       demanderesse

et

SA MAJESTÉ LA REINE, représentée par

LE MINISTRE DES TRAVAUX PUBLICS DU CANADA

                                                                                        défenderesse

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 2 FÉVRIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                                   LE 16 FÉVRIER 2004

COMPARUTIONS :

John Susin                                                         POUR LA DEMANDERESSE

Chris Parke                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John Susin

Niagara Falls (Ontario)                                                  POUR LA DEMANDERESSE

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                POUR LA DÉFENDERESSE



[1] DORS/98-106.

[2][1992] O.J. No. 1589 (Q.L.), (C. jus. Ont., Div. gén.).

[3] [1993] 2 C.F. 425 (C.A.).

[4] [2003] 1 R.C.S. 450, au paragraphe 18.


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