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Date : 20041026

Dossier : T-455-02

Référence : 2004 CF 1501

Ottawa (Ontario), le 26 octobre 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LE JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

ENTRE :

                                               FORESIGHT SHIPPING CO. LTD.

                                                                                                                                demanderesse

                                                                            et

                                                      RÉPUBLIQUE DE L'INDE

                                                                            et

                                                FOOD CORPORATION OF INDIA

                                                                                                                                défenderesses

                                                                            ET

                                       SHIPPING CORPORATION OF INDIA LTD.

                                                                                                                                    intervenante


                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Il s'agit d'un appel interjeté à l'encontre de la décision par laquelle la protonotaire Tabib a autorisé l'intimée à intervenir dans la présente instance aux fins de s'opposer à la saisie de son navire. L'ordonnance annule également ladite saisie et remet la garantie bancaire déposée en cautionnement.

FAITS

[2]                En 1993, à la suite d'un différend portant sur une charte-partie, l'appelante, Foresight Shipping Co. Ltd. (Foresight), a obtenu une sentence arbitrale contre la République de l'Inde (Inde) et la Food Corporation of India (FCI). La somme accordée par la sentence n'a été payée ni par l'Inde ni par la FCI, même si cette somme a été enregistrée comme jugement devant la Haute Cour de Delhi en 2000. L'appelante a également enregistré le jugement en Angleterre en 2001 et devant la présente Cour en 2002. Ni l'Inde ni la FCI ne contestent la validité de la sentence ni des différentes ordonnances d'enregistrement, ni le fait qu'elles doivent plus de 1 000 000 $CAN à l'appelante. En fait, ni l'Inde ni la FCI n'ont présenté d'observations ni comparu devant la Cour dans la présente affaire.


[3]                L'appelante cherche à exécuter son jugement contre les biens de l'Inde situés à l'extérieur du pays, où l'immunité contre l'exécution forcée ne s'applique pas. C'est pourquoi l'appelante a demandé et obtenu un bref de saisie et de vente contre le navire « Lok Rajeshwari » (le navire), qui était en station à Sorel (Québec).

[4]                Le navire n'appartient ni à l'Inde ni à la FCI. Il appartient à la Shipping Company of India Ltd. (SCI), l'intimée/intervenante dans le présent appel. La requête que l'intimée a présentée à la Cour en vue de s'opposer à la saisie a été accueillie. La protonotaire Tabib a estimé qu'en vertu du droit indien la SCI a une personnalité juridique distincte de celle de la République de l'Inde, de sorte que leurs avoirs et leurs passifs sont distincts et séparés. Quant à savoir si le voile de la personnalité juridique devrait être percé, elle a conclu que Foresight a raison de décrier la conduite de l'Inde. Toutefois, quel que soit l'opprobre que la conduite de l'Inde puisse justifier, la loi ne stipule pas qu'une telle conduite puisse être sanctionnée par l'anéantissement des limites entre des personnes morales et leurs propriétaires. Percer le voile de la personnalité juridique n'est pas une punition pour les gestes fautifs d'une personne. Cela ne peut être justifié que par l'usage auquel une personne physique ou morale assujettit une société sous son contrôle. La conduite de la République de l'Inde qui refuse de payer sa dette à Foresight ne signifie pas que la SCI a été soumise à un tel usage.

[5]                L'appelante interjette appel de cette décision.


PRÉTENTIONS DE L'APPELANTE

[6]                L'appelante fait valoir que la protonotaire Tabib a commis une erreur en faisant une analyse inexacte de la jurisprudence indienne (ou lex loci, comme nous le verrons plus loin), telle qu'elle s'applique à la présente affaire. Plus particulièrement, l'appelante prétend que le droit indien conduit à deux conclusions : premièrement, que la SCI est l'alter ego ou un intermédiaire de l'Inde; et deuxièmement, que les circonstances commandent de percer le voile de la personnalité juridique de la SCI. Et que, par suite de l'une ou l'autre de ces conclusions, les biens de la SCI, dont le navire, devraient pouvoir faire l'objet d'une exécution forcée à l'égard de la somme due par l'Inde à Foresight.

[7]                En ce qui concerne cette dernière question, soit celle de l'exécution, l'appelante soutient de plus que la protonotaire Tabib a commis une erreur en n'appliquant pas correctement la jurisprudence canadienne (ou lex fori, comme nous le verrons plus loin). Foresight prétend simplement qu'il existe un arrêt canadien de principe à l'appui de la thèse selon laquelle les biens de la SCI peuvent être utilisés pour acquitter la somme due.

PRÉTENTIONS DE L'INTIMÉE


[8]                L'intimée soutient par contre que la décision de la protonotaire Tabib était correcte. L'intimée semble établir une distinction entre le fait de « soulever » et le fait de « percer » le voile de la personnalité juridique, mais affirme néanmoins qu'il n'est pas approprié, en l'espèce, de percer ce voile. Cette manoeuvre reviendrait à punir non seulement la société, mais aussi ses actionnaires minoritaires, pour les actes de ses actionnaires majoritaires. De plus, l'intimée affirme qu'elle n'est pas l'alter ego ou un intermédiaire de l'Inde, et qu'il n'existe aucune preuve de conduite frauduleuse dans la présente instance. L'intimée précise également qu'il n'y a aucune preuve que l'Inde s'est immiscée dans les activités de la société dans le but de contrecarrer ou de déjouer les efforts de l'appelante en vue de recouvrer sa créance.

ANALYSE

Norme de contrôle

[9]                La norme de contrôle applicable aux appels interjetés à l'encontre d'une décision d'un protonotaire a été établie dans l'arrêt Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.). À la page 463 de cet arrêt, le juge MacGuigan a écrit ce qui suit :

[95] [...] le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a) l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b) l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal [note omise].


Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

[10]            À la lumière de la reformulation de ce critère par la Cour d'appel fédérale dans Merck & Co., Inc. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459 (C.A.F.), il s'agit maintenant de se demander d'abord si des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal sont soulevées. Et c'est sur cette base que j'exercerai mon pouvoir discrétionnaire de novo dans la présente affaire : l'appelante risque de ne plus avoir aucun recours contre l'Inde et la FCI devant un tribunal canadien si la saisie du navire est annulée.

Conflit de lois

[11]            Depuis l'arrêt Tolofson c. Jensen, [1994] 3 R.C.S. 1022, il est bien établi que lorsqu'il y a un conflit de lois, la courtoisie commande que les tribunaux appliquent la lex loci, la loi du lieu où l'événement s'est produit, aux questions de fond de l'affaire. La lex fori, la loi du lieu où l'affaire est entendue, s'applique aux questions de procédure. Cela signifie qu'en l'espèce les questions de procédure seront résolues selon les règles de procédure régissant la présente Cour, alors que la loi indienne s'appliquera aux questions de droit substantif.


[12]            Le présent appel découle d'une tentative de l'appelante d'exécuter la sentence relative à une dette due par l'Inde et la FCI en procédant à la saisie d'un navire. L'exécution constitue, comme le souligne l'appelante, une question de procédure. Fait important, cependant, le navire appartient à quelqu'un d'autre, la SCI. La capacité de l'appelante de recouvrer cette dette dépend donc de sa capacité de démontrer que le bien de la SCI doit être considéré comme un bien de l'Inde, soit parce que la SCI est l'alter ego de l'Inde, soit parce que les circonstances commandent de percer le voile de la personnalité juridique de la SCI.

[13]            Il s'agit, logiquement, de deux questions préalables à la question de l'exécution. Et, selon les principes applicables en matière de conflit de lois, il s'agit de questions de fond qui doivent être tranchées conformément à la lex loci (voir Tolofson, précité). Ainsi, à moins qu'il ne soit démontré, selon la jurisprudence indienne, que la SCI est l'alter ego ou un intermédiaire de l'Inde, ou que le voile de la personnalité juridique de la SCI devrait être soulevé, l'appelante est mal venue d'invoquer la lex fori, et la décision rendue dans Med Coast Shipping Ltd. et al. c. Cuba, [1993] Q.J. no 750 (QL) (C.S.) en particulier.

LA PREUVE

            Premier affidavit de M. Venkiteswaran


[14]            La loi indienne reconnaît les principes généraux de droit corporatif énoncés dans la décision anglaise Salomon c. Salomon & Co., [1897] A.C. 22 (H.L.). Dans Western Coalfields Ltd. c. Special Area Development Authority, Korba et autres, A.I.R. 1982 S.C. 697, une affaire dans laquelle les sociétés appelantes tentaient d'obtenir des exemptions d'impôts fonciers au motif que leur unique actionnaire était le gouvernement central, le juge en chef Chandrachud de la Cour suprême de l'Inde a affirmé ce qui suit, au paragraphe 20 de sa décision :

[traduction] En se fondant sur ces dispositions, le procureur général prétend que puisque les sociétés de l'appelante appartiennent en propriété exclusive au gouvernement de l'Inde, les terrains et les bâtiments qui appartiennent aux sociétés ne peuvent faire l'objet d'un impôt foncier. Pour répondre à cette prétention, il suffit de dire que même si la totalité du capital-actions des sociétés de l'appelante a été souscrit par le gouvernement de l'Inde, on ne peut affirmer que les sociétés elles-mêmes appartiennent au gouvernement de l'Inde. Les sociétés, qui sont constituées en vertu de la Companies Act, ont une personnalité propre, distincte de celle du gouvernement de l'Inde. Les terrains et les bâtiments sont dévolus et appartiennent aux sociétés; le gouvernement de l'Inde ne possède que le capital-actions.

[15]            La Cour suprême cite ensuite la décision Rustom Cavasjee Cooper c. Union of India, A.I.R. 1970 S.C. 564, dans laquelle elle a réaffirmé le principe général portant qu'une société est une personne morale distincte de ses membres et que les biens de la société n'appartiennent pas aux actionnaires (voir également Bacha F. Guzdar c. Commr. of I.T. Bombay, A.I.R. 1955 S.C. 74, dans laquelle la Cour suprême de l'Inde a également affirmé qu'un actionnaire ne détient aucun intérêt dans les biens de la société).

[16]            De plus, d'après son expérience, il est possible, en Inde, de procéder à la saisie des biens appartenant aux sociétés constituées en vertu de la loi qui, comme la FCI, sont créées par une loi fédérale et sur lesquelles le gouvernement central a plus de pouvoir et d'intérêt que sur une société constituée en vertu de la Companies Act, 1956 (l'intimée a été constituée en vertu de la Companies Act, 1956). Seuls les propres biens de l'Inde sont insaisissables.


            Deuxième affidavit de M. Venkiteswaran

[17]            Dans son deuxième affidavit, M. Venkiteswaran affirme que le fait qu'une société soit considérée comme une [traduction] « société gouvernementale » en vertu de l'article 617 de la Companies Act, 1956 signifie essentiellement que le contrôleur et vérificateur général de l'Inde a le pouvoir de nommer le vérificateur de la société (article 619 de la Companies Act, 1956). Il signale que puisque le vérificateur est généralement nommé lors de l'assemblée générale annuelle, et que le gouvernement est l'actionnaire majoritaire, c'est ce qui se produirait de toute façon.

[18]            Il ajoute qu'il n'a connaissance d'aucune décision indienne dans laquelle la Cour aurait statué qu'un actionnaire avait des droits, titres ou intérêts dans les biens de la société, et il cite une autre décision de la Cour suprême de l'Inde qui confirme la thèse voulant que même si une société peut appartenir en propriété exclusive à l'Inde, une fois qu'elle est constituée en société, elle prend sa propre personnalité, elle ne peut être considérée comme un ministère de l'Inde et ses employés ne travaillent pas pour l'Inde (Steel Authority of India Ltd. c. Shri Ambica Mills Ltd., A.I.R. 1998 S.C. 418). D'ailleurs, dans Food Corporation of India c. Municipal Committee, Jalalabad, A.I.R. 1999 S.C. 2573, la Cour suprême de l'Inde a statué que même une société qui appartient en propriété exclusive au gouvernement existe indépendamment de son actionnaire, et que les biens de celle-ci n'appartiennent pas à son actionnaire. Cette décision était fondée sur le fait que la loi constitutive de la FCI fait expressément de celle-ci une personne morale jouissant de tous les attributs d'une société.


[19]            M. Venkiteswaran affirme que la Constitution de l'Inde ne prévoit pas que les biens des sociétés qui sont la propriété de l'Inde et sont contrôlées par celle-ci appartiennent au gouvernement. Il affirme également que toutes les chartes-parties conclues par l'intimée le sont en son nom, et non au nom de l'Inde ni au nom du président de l'Inde.

[20]            M. Venkiteswaran soutient que les décisions citées par M. Pratap, dans lesquelles certaines sociétés sont réputées être des intermédiaires de l'État à des fins de contrôle judiciaire et d'application de la protection des droits fondamentaux, ne s'appliquent à aucune autre disposition de la Constitution de l'Inde (voir Ajay Hasia c. Khalid Mujib, A.I.R. 1981 S.C. 487). Elles ne s'appliquent donc pas aux affaires intéressant la partie XII de la Constitution de l'Inde qui porte sur les finances, les biens, les contrats et les poursuites.

[21]            Enfin, M. Venkiteswaran affirme que les tribunaux de l'Inde ne permettent que le voile de la personnalité juridique soit soulevé, ou percé, que dans des cas exceptionnels où, par exemple, l'intention de commettre une fraude ou une évasion fiscale est manifeste.


            M. Pratap

[22]            Selon le témoignage de M. Pratap, l'intimée est considérée comme une « société gouvernementale » en vertu de la Companies Act, 1956, et exerce ses activités pour le compte de l'Inde et détient aussi des biens au nom de celle-ci.

[23]            M. Pratap fait également valoir l'idée que les tribunaux indiens ont conclu que certaines sociétés, dont l'actionnaire majoritaire est l'Inde et qui étaient assujetties aux politiques, directives, instructions et lignes directrices établies par l'Inde, étaient des organes de l'État, ou des intermédiaires de l'État, à des fins de contrôle judiciaire de l'action administrative et d'application des droits fondamentaux (voir State of U.P. c. Renusagar Power Company, A.I.R. 1988 S.C. 59; Hackbridge-Hewittic & Easun Ltd. c. G.E.C. Distribution Transformers Ltd., A.I.R. 1992 C.C. 543). Il propose que la même logique soit appliquée en l'espèce. Cependant, M. Pratap ne cite aucune décision dans laquelle un tribunal indien aurait appliqué une telle logique afin de soulever le voile de la personnalité juridique et d'autoriser une exécution contre les biens d'une société gouvernementale relativement à une somme due par l'Inde.


[24]            M. Pratap ajoute également qu'en Afrique du Sud il est arrivé à deux reprises que l'intimée fournisse des garanties à l'égard de réclamations présentées contre d'autres sociétés gouvernementales. Cela a également été mentionné dans le contre-affidavit de Jennifer McIntosh, une avocate sud-africaine, fourni par l'intimée, mais je ne pense pas que le témoignage de M. Pratap sur ce point ou l'affidavit de Mme McIntosh présenté en réponse revêtent une pertinence quelconque à l'égard des questions soulevées en l'espèce.

            M. Moisey

[25]            Selon le témoignage de M. Moisey, l'intimée est désignée comme « une entreprise du gouvernement indien » , même sur son propre site Web. Les éléments de preuve soumis à l'appui de son affidavit, surtout les articles de journaux et de magazines, constituent pour la plupart du ouï-dire. De plus, plusieurs des documents soumis à l'appui de son affidavit se rapportent à la soi-disant « privatisation » de l'intimée. L'Inde songerait apparemment à vendre jusqu'à 51 % de ses actions dans l'intimée.

ARGUMENTS EN FAVEUR DE L'EXÉCUTION

[26]            Pour pouvoir exécuter la sentence relative à la somme qui lui est due par l'Inde, Foresight doit démontrer que, selon la loi indienne, la SCI est l'alter ego de l'Inde ou que les circonstances sont telles qu'elles commandent de percer le voile de la personnalité juridique de la SCI. Il n'est pas étonnant que ces arguments soient souvent confondus dans la jurisprudence parce qu'ils visent l'atteinte d'un même résultat. J'examinerai néanmoins chaque argument séparément.


            i)          L'argument de l'alter ego

[27]            L'appelante tente d'établir une analogie entre la présente affaire et les affaires dans lesquelles certaines sociétés appartenant à l'État ou contrôlées par le gouvernement ont été considérées comme des « organes » ou des « intermédiaires » du gouvernement indien à des fins de contrôle judiciaire de l'action administrative et d'application de la protection des droits fondamentaux enchâssés dans la Constitution. L'appelante cherche ainsi à convaincre la Cour que l'intimée n'est qu'un organe ou que l'alter ego du gouvernement, et que les biens de celles-ci peuvent faire l'objet d'une saisie.

[28]            Je ne peux souscrire à cet argument. D'abord, la loi indienne reconnaît que les sociétés ont une personnalité juridique distincte de leurs actionnaires. Comme l'a établi le témoignage par affidavit de M. Venkiteswaran, même dans les décisions où l'Inde exerce un contrôle survenant sur les affaires d'une société, les tribunaux indiens ont statué que ladite société continue à exister indépendamment de l'Inde (voir Steel Authority of India Ltd.,précité et Food Corporation of India, précité). La Cour ne dispose d'aucune preuve établissant que ces décisions ont été infirmées, et j'estime par conséquent qu'elles reflètent le droit corporatif indien en vigueur aujourd'hui.


[29]            Je conviens que, selon le droit indien, il est possible de conclure qu'une société est un intermédiaire ou l'alter ego de l'État. Ces affaires doivent toutefois être distinguées de l'espèce : alors que ces affaires intéressent la protection de droits fondamentaux, la présente affaire relève du droit des biens et des contrats. Fait plus important encore, la preuve dont je suis saisie n'établit pas que la SCI est un intermédiaire du gouvernement. Les documents soumis par M. Moisey, par exemple, constituent pour la plupart du ouï-dire et se rapportent surtout à la soi-disant « privatisation » de la SCI.

[30]            L'Inde est l'actionnaire majoritaire de la SCI, mais cela ne suffit pas en soi à nier l'existence de la SCI en tant qu'entité juridique indépendante. La preuve soumise à la Cour n'étaye pas la conclusion selon laquelle les activités, les revenus, les obligations et les biens de l'intimée sont contrôlés ou « possédés » par l'Inde. La preuve n'établit pas non plus que la SCI ou les biens de celle-ci ont été pour quelque chose dans le refus de l'Inde de payer sa dette à l'appelante.

[31]            En résumé, l'intimée possède tous les pouvoirs d'une société constituée en vertu de la Companies Act, 1956; en l'absence de preuve établissant que l'Inde a exercé un contrôle sur la SCI et les biens de celle-ci afin de se soustraire à ses obligations, je ne peux conclure que la SCI est un mandataire, un intermédiaire ou l'alter ego de l'Inde. Comme l'a indiqué la protonotaire, et je souscris entièrement à cette opinion, lorsqu'elle doit appliquer un droit étranger pour trancher une question de conflit de lois, la Cour doit appliquer le droit étranger tel qu'il est, et non tel que les réformateurs pensent qu'il devrait être.

[32]            Le premier argument présenté en faveur de l'exécution par Foresight de la sentence relative à la somme due par l'Inde doit donc être rejeté.

            ii)         Percer le voile corporatif

[33]            Dans sa décision, la protonotaire a appliqué le droit canadien pour déterminer s'il convenait de percer le voile de la personnalité juridique. Cependant, puisqu'il s'agit d'une question de droit, c'est la jurisprudence indienne qui régit cette détermination (voir Tolofson, précité).

[34]            L'appelante a fourni des éléments de preuve (voir State of U.P., précité et Hackbridge-Hewittic & Easun Ltd., précité) à l'appui de la proposition voulant que le voile de la personnalité juridique puisse être percé en droit indien. L'existence du principe, cependant, ne suffit pas en soi à justifier son application en l'espèce.


[35]            Au contraire, étant donné que l'appelante n'a pas réussi à démontrer que la SCI est utilisée par l'Inde pour commettre une fraude, ou plus précisément, à fournir une preuve établissant que l'Inde se sert de la SCI pour éviter de payer sa dette, il ne convient pas ici de percer le voile de la personnalité juridique de la SCI. Quelle que soit la fraude alléguée par l'appelante, cette fraude a été commise par l'actionnaire, l'Inde, séparément et indépendamment de l'intimée, la SCI. L'appelante cherche à attribuer la responsabilité d'un actionnaire à la société dans laquelle celui-ci détient des actions, une société dont il ne s'est pas servi pour commettre cette fraude alléguée.

[36]            Le fait de soulever le voile de la personnalité juridique a de nombreuses implications dans de telles circonstances. Les sociétés et les personnes physiques qui passent un contrat avec l'État seraient en mesure de choisir les biens appartenant à d'autres sociétés avec lesquelles elles n'ont pas fait affaire simplement parce que le gouvernement détient une portion majoritaire du capital-actions.

[37]            Ce que l'appelante demande à la Cour, c'est de faire abstraction de la personnalité juridique distincte de l'intimée, de passer outre aux principes de la responsabilité limitée reconnus en droit indien et de forcer une société qui n'appartient même pas en totalité à l'Inde à prendre en charge les actions et la responsabilité de l'Inde.

[38]            À mon avis, on aurait tort d'autoriser cette saisie, et d'ainsi ne pas tenir compte de l'état du droit indien et punir avant tout les actionnaires minoritaires de l'intimée. La Cour ne dispose d'aucune preuve établissant que l'Inde s'est jamais immiscée dans les activités de l'intimée afin de se protéger ou de protéger ses organismes, pas plus qu'il n'existe de preuve indiquant que l'intimée a été impliquée dans une fraude ou une opération illégale.

[39]            Pour ces motifs, le deuxième argument avancé par Foresight en faveur de l'exécution doit également être rejeté.

iii)                  Exécution

[40]            Un dernier aspect de la présente affaire mérite qu'on s'y attarde. L'appelante s'est en grande partie fondée sur la décision Med Coast, précitée, pour étayer sa demande d'exécution. Étant donné que la présente affaire concerne le bien d'un tiers (la SCI), et que l'appelante n'a pas réussi à établir qu'il s'agissait en fait de l'Inde, j'estime que la décision Med Coast, précitée, ne s'applique pas. Dans cette affaire, la Cour a conclu qu'en réalité le bien en question était détenu pour le compte du gouvernement cubain et appartenait à celui-ci. En l'espèce, la preuve ne permet pas de traiter les biens de la SCI et de l'Inde comme ne faisant qu'un. En outre, dans l'affaire Med Coast, précitée, contrairement à la présente affaire, la société dont le navire avait été saisi était une défenderesse dans l'action, et le jugement était donc exécutoire contre elle également.

[41]            Pour ces motifs, l'appel est rejeté avec dépens.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que l'appel soit rejeté avec dépens.

                                                                    Danièle Tremblay-Lamer   

      Juge

Traduction certifiée conforme

Diane Provencher, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :               T-455-02

INTITULÉ :               Foresight Shipping Co. Ltd.

et

République de l'Inde et Food Corporation of India

et

Shipping Corporation of India Ltd.

LIEU DE L'AUDIENCE :                             Montréal (Québec)

DATE DE L'AUDIENCE :                           Le 29 septembre 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   MADAME LA JUGE DANIÈLE TREMBLAY-LAMER

DATE DES MOTIFS :                                  Le 26 octobre 2004

COMPARUTIONS :

Marc De Man                                                  POUR LA DEMANDERESSE

David G. Colford                                            POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

De Man, Pilotte

360, rue St-Jacques

Bureau 1700

Montréal (Québec)

H2Y 1P5                                                          POUR LA DEMANDERESSE

Brisset Bishop S.E.N.C.

2020, rue University

Bureau 444

Montréal (Québec)

H3A 2A5                                                         POUR L'INTERVENANTE


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