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                                                                                                                                 Date : 20040216

                                                                                                                             Dossier : T-455-02

                                                                                                                  Référence : 2004 CF 231

Ottawa (Ontario), le lundi 16 février 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA PROTONOTAIRE MIREILLE TABIB

ENTRE :

                                                FORESIGHT SHIPPING CO. LTD.

                                                                                                                                    demanderesse

                                                                          - et -

                                                    LA RÉPUBLIQUE DE L'INDE

                                                                             et

                                             LA FOOD CORPORATION OF INDIA

                                                                                                                                    défenderesses

                                                                          - et -

                                    LA SHIPPING CORPORATION OF INDIA LTD.

                                                                                                                                       intervenante


                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA PROTONOTAIRE TABIB

[1]                En 1993, Foresight Shipping Co. Ltd. (Foresight) a obtenu, après un arbitrage qui s'est déroulé en Inde, une sentence arbitrale contre les défenderesses en l'espèce, soit la République de l'Inde (l'Inde) et la Food Corporation of India (la FCI) relativement à un conflit portant sur une charte-partie. La somme accordée par la sentence n'a été payée ni par l'Inde ni par la FCI. Cette somme a été enregistrée comme jugement devant la Haute Cour de Delhi en 2000. Malgré cela, ni l'Inde ni la FCI n'ont payé cette somme. Les procédures d'enregistrement en Angleterre en 2001 n'ont pas donné de meilleurs résultats, et en mars 2002, Foresight a réussi à enregistrer sa sentence comme s'il s'agissait d'un jugement de la présente Cour. Il semble que ni l'Inde ni la FCI ne contestent la validité de la sentence ni des différentes ordonnances d'enregistrement qui ont été délivrées en rapport avec celle-ci; elles ne semblent pas non plus nier le fait qu'elles ont une dette envers Foresight, d'un montant qui dépasse maintenant, avec les intérêts, 1 000 000 $CAN. Toutefois, elles ne paient tout simplement pas.


[2]                Le dossier dont je suis saisie ne fait pas clairement ressortir pourquoi des formalités d'exécution forcée n'ont pas été prises contre la FCI, ou pourquoi elles n'ont pas abouti, mais quelles qu'en soient les raisons, elles ne sont pas directement pertinentes aux questions dont je suis saisie. Pour ce qui est de l'Inde, le dossier indique que les biens de l'Inde ne sont pas assujettis à des brefs d'exécution en vertu des lois indiennes de sorte que [traduction] « le seul recours dont dispose le créancier d'un jugement [est] d'attendre que le gouvernement central effectue le paiement » [1].

[3]                Dix ans se sont écoulés et Foresight attend toujours. Il n'est pas surprenant de constater qu'elle ne se contente plus d'attendre et qu'elle cherche à contraindre l'Inde à payer sa dette sur ses biens situés à l'extérieur du pays, où l'immunité contre l'exécution forcée ne s'applique pas. Dans le cadre de cet effort, Foresight a demandé à la présente Cour, et obtenu, un bref de saisie et de vente contre le navire « Lok Rajeshwari » pour régler la dette.

[4]                Toutefois, le navire « Lok Rajeshwari » n'est ni la propriété de l'Inde ni celle de la FCI. Le navire est la propriété de la Shipping Corporation of India Ltd. (SCI) qui s'est opposée à la saisie et a donc déposé la présente requête afin d'obtenir l'autorisation d'intervenir et de faire annuler la saisie. Le droit de la SCI d'intervenir n'est pas contesté, mais Foresight fait valoir que la saisie devrait être maintenue. Aucune des deux défenderesses n'a comparu pour contester ou appuyer cette requête.

[5]                Foresight ne conteste pas que la SCI est propriétaire du navire. Elle soutient plutôt que le bref de saisie et de vente doit néanmoins être maintenu pour les raisons suivantes :

a)      En vertu du droit indien, la SCI est un alter ego du gouvernement de l'Inde et en tant que tel ses biens devraient pouvoir être saisis pour acquitter les dettes de la République de l'Inde.


b)     La Cour devrait soulever le voile de la personnalité juridique et considérer l'avoir de la SCI comme étant les biens de l'Inde pour les fins de l'exécution.

a)          La preuve :


[6]                La preuve soumise par Foresight et la SCI, sous forme d'affidavits d'experts déposés par Prashant S. Pratap et Subramanian Venkiteswaran, concernant le droit indien, et l'affidavit de Dipankar Haldar, en tant que secrétaire général de la SCI, démontre clairement que la SCI est une société valablement constituée et régie en vertu de la Companies Act, 1956 de l'Inde; que la Companies Act, 1956 est la loi d'application générale régissant toutes les sociétés constituées en Inde; que le droit indien reconnaît que les sociétés constituées en vertu de la Companies Act, 1956 ont une personnalité juridique distincte de celle de leurs actionnaires, tant pour l'actif que pour le passif; que les actions de la SCI sont vendues publiquement sur différentes bourses indiennes; que les actions de la SCI appartiennent, dans une proportion de 80,12 %, au gouvernement indien, et dans une proportion de 19,88 % à différentes personnes physiques et morales en Inde et à l'étranger, qui sont libres d'échanger publiquement leurs actions; que la SCI tient des comptes vérifiés distincts de ceux de ses actionnaires; que la SCI est assujettie aux mêmes lois sur le revenu et l'impôt que tous les autres citoyens indiens; et que, bien que cela découle du fait qu'il est l'actionnaire majoritaire, le gouvernement indien détient effectivement le contrôle sur la nomination des membres du Conseil de la SCI et sur certaines questions précisées dans les statuts de la SCI (ayant trait aux importantes questions de la capitalisation et de l'endettement), mais le gouvernement n'a pas plus de contrôle sur l'exploitation de la SCI que n'en aurait tout autre actionnaire majoritaire d'une société privée. Il ne fait absolument aucun doute qu'en vertu du droit indien la SCI a une personnalité juridique distincte de celle de la République de l'Inde, de sorte que leurs avoirs et leurs passifs sont distincts et séparés.

[7]                Des documents joints à l'affidavit de Wilmot Moisey, déposé au nom de Foresight, indiquent que la SCI se décrit elle-même comme une [traduction] « entreprise du gouvernement indien » et que des publications indépendantes concernant le transport maritime semblent confondre (ou pourraient être interprétées comme confondant) la SCI et la République de l'Inde comme étant les véritables propriétaires des navires enregistrés. Comme le gouvernement est l'actionnaire majoritaire de la SCI, je ne vois pas comment le fait que la SCI se décrive comme une entreprise gouvernementale soit une affirmation fausse ou trompeuse. Les listes des propriétaires de navire sont publiées de façon indépendante, et bien qu'elles soient souvent à première vue une source fiable de renseignements quant à savoir quelles entités possèdent ou gèrent les navires, elles ne sont pas déterminantes en elles-mêmes. En outre, un examen attentif des extraits déposés par M. Moisey indique que la confusion est plus apparente que réelle. La SCI est décrite dans tous ces documents comme étant la propriétaire inscrite du navire « Lok Rajeshwari » . Le fait que la SCI figure dans la liste générale du gouvernement indien peut soit indiquer que l'Inde y est représentée comme détenant les intérêts majoritaires de la SCI (renseignement qui est non seulement vrai, mais qui est pertinent aux saisies de navires-jumeaux dans de nombreux ressorts), soit que les éditeurs de ces listes sont dans la confusion au sujet de la personnalité juridique de la SCI. Même si cette dernière affirmation est considérée comme vraie, la confusion d'un tiers n'est pas pertinente à la détermination de la personnalité juridique d'une société.


[8]                Le témoignage de M. Pratap indiquant que, par le passé, la SCI a déposé sans protestation des cautionnements pour la libération de ses navires quand ces derniers ont été saisis en Afrique du sud pour les dettes d'autres entités détenues par la République de l'Inde a été abondamment expliqué dans le contre-affidavit de Jennifer McIntosh, une avocate sud-africaine, comme étant le résultat de dispositions non équivoques du droit sud-africain qui autorise la saisie de navires appartenant à une société en tant que cautionnement pour les dettes se rapportant à des navires qui sont la propriété de sociétés associées.

[9]                Finalement, aucune preuve n'a été produite pour établir que Foresight avait été trompée quant à l'identité de l'entité avec qui elle a conclu un contrat, ou qu'elle avait été amenée à s'appuyer sur le crédit ou les biens de la SCI ou de toute autre société d'État dans le but d'obtenir un cautionnement pour les dettes que l'Inde pourrait engager envers elle.

b)         L'argument de « l'alter ego » :

[10]            M. Pratap, l'expert de Foresight, a déclaré que, pour les fins du contrôle judiciaire de mesures administratives et la protection de droits fondamentaux enchâssés dans la Constitution, le droit indien considère que certaines sociétés appartenant à l'État ou contrôlées par celui-ci sont des « organes » ou des « intermédiaires » de l'État, et sont donc assujetties au contrôle des tribunaux au moyen de brefs de prérogative comme le mandamus et le certiorari.


[11]            À partir de ces principes, M. Pratap fait valoir que la SCI est un organe ou un intermédiaire de l'Inde, et que [traduction] « il n'y a pas de raison que cette analogie - et tout l'ensemble de droit qui a été élaboré sur le sujet - ne puisse être applicable à l'exécution forcée contre les biens d'une société d'État à l'égard d'une dette due par le gouvernement lui-même » [2]. Il ressort clairement de la formulation même de son affidavit, et de l'absence de précédents jurisprudentiels cités à l'appui de l'application élargie qu'il prône, que M. Pratap traite de la manière dont le droit indien pourrait ou devrait être formulé pour répondre à ce qu'il considère comme une injustice - et non pas sur la façon dont le droit indien s'applique à l'heure actuelle.

[12]            Cependant, lorsqu'elle est appelée à appliquer le droit étranger pour résoudre un conflit de droit, la présente Cour doit appliquer le droit étranger tel qu'il existe, et non pas de la façon dont certains réformateurs croient qu'il devrait évoluer. D'après la preuve dont je suis saisie, j'estime donc que le droit indien dans son état actuel continue de reconnaître une personnalité juridique distincte aux sociétés d'État pour les fins de la propriété des biens et de l'exécution des jugements.

b)          Soulever le voile de la personnalité juridique


[13]            Dans certaines circonstances, les tribunaux ont soulevé le voile de la personnalité juridique afin de rendre les dirigeants ou les actionnaires d'une société responsables des obligations de celle-ci. Ce que Foresight demande à la Cour de faire, c'est de soulever le voile de la personnalité juridique pour obtenir le résultat inverse : statuer que les biens d'une société doivent être disponibles pour payer les dettes du débiteur principal. À première vue, cela ne me semble pas être un usage approprié de la doctrine du voile de la personnalité juridique. Quoi qu'il en soit, et sans me prononcer sur ce point, je n'ai pas été convaincue que les circonstances de l'espèce se prêtent à une mesure aussi extraordinaire.

[14]            Pour soulever le voile de la personnalité juridique, la Cour doit en arriver à la conclusion que la personne morale est [traduction] « complètement dominée et contrôlée » par le propriétaire et que, par cette domination, elle est utilisée pour camoufler la part que prend le propriétaire dans des activités frauduleuses ou inappropriées ou pour le protéger contre la responsabilité de telles actions (Transamerica Life c. Canada Life Insurance (1996) 28 O.R. (3d) 423).

[15]            La domination complète mentionnée ci-dessus est plus que la simple propriété. Le contrôle doit être tel que la société, en fait, ne fonctionne pas indépendamment. Foresight n'a pas réussi à prouver ce point.

[16]            Pour ce qui concerne le deuxième élément du critère, la société doit être ou avoir été utilisée comme écran protecteur contre une conduite frauduleuse ou inappropriée. Cela implique qu'il doit y avoir une relation directe entre la conduite frauduleuse ou inappropriée et la manière dont le propriétaire de la société a exercé son contrôle sur la société.


[17]            En l'espèce, la seule conduite inappropriée ou frauduleuse alléguée est le fait que la République de l'Inde n'a pas payé sa dette à la demanderesse, et le fait qu'elle semble apparemment s'appuyer sur l'immunité contre la saisie de ses biens en Inde pour échapper à ses obligations évidentes. Foresight prétend que cela équivaut à de la fraude. Je ne sais pas si c'est le cas ou non. Cela me semble certainement inconvenant, inapproprié et même répréhensible, mais là n'est pas le point.

[18]            Foresight n'a pas démontré que l'Inde, de quelque manière que ce soit, utilise la SCI pour arriver à ses buts prétendument infâmes. La SCI n'est pas impliquée dans le refus de payer opposé par l'Inde. Foresight n'a pas démontré que l'Inde utilise la SCI afin de camoufler les biens qu'elle détient à l'extérieur de l'Inde, ou de les protéger. En fait, la preuve démontre que la SCI a été créée en 1950; elle n'a donc manifestement pas été créée dans le but de faciliter la conduite inappropriée de l'Inde ou pour protéger l'Inde contre ses responsabilités. Le navire « Lok Rajeshwari » a été acquis par la SCI en 1980, bien avant les faits qui ont donné naissance au conflit entre Foresight et l'Inde. La SCI a payé le navire avec des fonds qu'elle a elle-même empruntés et qui ont été remboursés intégralement en 2002. Le navire « Lok Rajeshwari » n'a pas été transféré à la SCI par l'Inde dans le but d'éviter le paiement des dettes de l'Inde. En fait, il n'y a pas un soupçon de preuve que la SCI a ou avait quoi que ce soit à voir avec le refus de l'Inde d'acquitter le jugement ou avec sa décision de continuer à ignorer ses obligations.


[19]            À mon avis, Foresight a tout à fait raison de décrier la conduite de l'Inde. Toutefois, quel que soit l'opprobre que la conduite de l'Inde puisse justifier, la loi ne stipule pas qu'une telle conduite puisse être sanctionnée par l'anéantissement des limites entre des personnes morales et leurs propriétaires. Soulever le voile de la personnalité juridique n'est pas une punition pour les gestes fautifs d'une personne. Cela ne peut être justifié que par l'usage auquel une personne physique ou morale assujettit une société sous son contrôle. La conduite de la République de l'Inde qui refuse de payer sa dette à Foresight ne signifie pas que la SCI a été soumise à un tel usage.

[20]            Finalement, Foresight s'appuie résolument sur la décision de la Cour supérieure du Québec dans Med Coast Shipping Ltd. et al c. Le gouvernement de la République cubaine, 1993 A.M.C. 2538. Cette décision était fondée sur des conclusions de fait précises de la Cour, d'après la preuve dont elle était saisie, indiquant que l'une des compagnies défenderesses, Empresa de Navigacion Mambisa (Mambisa), était la propriétaire du navire saisi du fait de sa position comme armateur disposant, et qu'en vertu du droit cubain et de la charte de la Mambisa, les biens appartenant à la Mambisa étaient la propriété de Cuba, et ses obligations étaient celles de Cuba : en fait, que la Mambisa n'avait pas une personnalité juridique distincte de celle de Cuba. Les faits et la preuve en l'espèce sont tout à fait différents.

                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

1.          L'autorisation est accordée à la Shipping Corporation of India Ltd. d'intervenir dans la présente instance aux fins de s'opposer à la saisie du navire « Lok Rajeshwari » au moyen d'un bref d'exécution le 11 septembre 2002;


2.          La saisie du navire « Lok Rajeshwari » est annulée, et ledit navire est libéré de cette saisie dans la présente cause pour toutes fins juridiques;

3.          Ordre est donné au registraire de remettre à l'avocat de l'intervenante le cautionnement bancaire déposé au greffe de la Cour en tant que cautionnement pour le navire « Lok Rajeshwari » ;

4.         Les frais sont accordés à l'intervenante.

                                                                                                                                 _ Mireille Tabib _              

    Protonotaire

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                     T-455-02

INTITULÉ :                                                    FORESIGHT SHIPPING CO. LTD

ET LA RÉPUBLIQUE DE L'INDE ET

LA FOOD CORPORATION OF INDIA ET

LA SHIPPING CORPORATION OF INDIA LTD.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                            le 18 décembre 2003

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   Madame la protonotaire Mireille Tabib

DATE DES MOTIFS :                                   le 16 février 2004

COMPARUTIONS :

Marc DeMan                                                    POUR LA DEMANDERESSE

David Colford                                                   POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

De Man, Pilotte                                                 POUR LA DEMANDERESSE

Avocats

Montréal (Québec)

Brisset, Bishop                                                  POUR LA DÉFENDERESSE

Avocats

Montréal (Québec)



[1] Preuve par affidavit de Subramanian Venkiteswaran, déposée par l'intervenante.

[2] Au paragraphe 17 de l'affidavit de M. Pratap.

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