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     Date : 20000620

     Dossier : T-2039-98


Entre

     NISSHO IWAI COMPANY LIMITED, TOSHOKU LIMITED,

     CARGILL JAPAN LIMITED, NICHIMEN CORPORATION,

     SHOWA SANGYO COMPANY LIMITED, YOSHIHARA OIL MILL LIMITED

     et NIKKA FATS & OILS COMPANY LIMITED

     demanderesses

     - et -


     SHANGHAI OCEAN SHIPPING COMPANY

     défenderesse




     MOTIFS DE L'ORDONNANCE



Le juge GIBSON


INTRODUCTION

[1]      Les présents motifs se rapportent à la requête introduite en application de l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale1 et de la règle 208 des Règles de la Cour fédérale (1998)2, et par laquelle la défenderesse conclut à la suspension de l'instance dans l'intérêt de la justice, par ce motif que le Canada n'est pas le forum approprié en la matière.


LES FAITS DE LA CAUSE

[2]      Le vraquier Ning Hai avait été affrété au voyage par Cargill Limited, qui est une compagnie canadienne, pour embarquer une cargaison de 17 850 tonnes métriques de canola à Vancouver pour livraison dans divers ports du Japon. Le chargement a été achevé dans la soirée du 29 septembre 1996. Pour des raisons dont les demanderesses prétendent qu'elles ont un rapport avec l'action en instance, le Ning Hai n'a quitté Vancouver que le 19 octobre 1996, c'est-à-dire 20 jours après la fin du chargement.

[3]      Près de deux semaines après, au petit matin du 2 novembre, le Ning Hai échoua à proximité de l'île de Ketoy, qui fait partie des Kouriles, dans les eaux russes au nord du Japon. Au 8 novembre, le navire s'était cassé et avait coulé; seules les grues émergeaient. Les demanderesses prétendent que la cargaison était totalement perdue.

LES PARTIES

[4]      Les demanderesses sont toutes des compagnies constituées sous le régime des lois du Japon, où elles ont leur siège social et leur établissement respectifs.

[5]      La défenderesse est une compagnie constituée sous le régime des lois de la République populaire de Chine, où elle a son siège social et son établissement. Dans leur déclaration, les demanderesses affirment que le Ning Hai était armé par la défenderesse lors de ce dernier voyage.

[6]      Je conclus que ni les demanderesses ni la défenderesse n'ont un lien important avec le Canada.


LES CONCLUSIONS DES DEMANDERESSES

[7]      Les demanderesses se disent les propriétaires de la dernière cargaison. Elles prétendent en outre que l'échouement du Ning Hai était causé par l'incompétence de ses officiers et équipage; que la défenderesse, en sa qualité d'armateur, était tenue envers les demanderesses à une obligation de diligence par l'armement du navire avec des officiers et membres d'équipage qualifiés et compétents; qu'elle a manqué à cette obligation et, plus particulièrement, que la défenderesse :

     [TRADUCTION]

     a. a fourni des officiers et un équipage incompétents et non qualifiés pour gouverner le Ning Hai, n'a pas convenablement formé les officiers de pont au gouvernement du navire, ne s'est pas assurée que les officiers de pont étaient convenablement formés à cette tâche, et n'a ni vérifié ni évalué convenablement ou attentivement les titres de compétence, l'expérience, les antécédents, notamment en matière d'accidents, de ces officiers et équipage;
     b. a permis à ces officiers de continuer les mauvaises pratiques dans le gouvernement du navire, en particulier leur défaut de planifier et de suivre convenablement les itinéraires, d'établir et de vérifier la position du navire régulièrement, bien qu'elle fût au courant ou en état d'être au courant de ces mauvaises pratiques continues.

[8]      Par suite, elles réclament contre la défenderesse des dommages-intérêts généraux et spéciaux substantiels, des intérêts avant et après jugement sur les dommages-intérêts ainsi que leurs dépens de l'action.

FORUM INAPPROPRIÉ

[9]      Dans Amchem Products Inc. c. Colombie-Britannique (Workers' Compensation Board)3, le juge Sopinka, prononçant le jugement de la Cour, a passé en revue l'état du droit sur la question du forum non conveniens pour conclure comme suit, en page 915 :

     Le droit canadien et celui d'autres pays de common law en cette matière ont leur source dans le droit anglais; or, l'exposé le plus récent de celui-ci se trouve dans l'arrêt Spiliada Maritime Corp. c. Cansulex Ltd., [1987] A.C. 460.

[10]      Il a résumé en ces termes, pages 916 et 917, la règle découlant de la jurisprudence Spiliada dans ce qu'il appelle « les cas de plein droit » , et j'estime qu'il s'agit en l'espèce de l'un de ces cas :

     Dans les cas « de plein droit » , où la signification a été faite au défendeur dans le ressort, celui-ci a la charge de montrer qu'il y a lieu d'accorder la suspension et qu'il est nettement plus approprié qu'un autre tribunal soit appelé à juger l'action. Ce « ressort logique » , comme on l'appelle, est celui avec lequel l'action a le lien le plus réel et le plus important. Si cette première condition est remplie, la suspension sera accordée sauf si le demandeur établit qu'en raison de circonstances particulières, il ne peut obtenir justice [qu'au Canada]. La simple perte d'un avantage juridique n'équivaut pas à une injustice si le tribunal est convaincu que, pour l'essentiel, le tribunal approprié peut rendre justice au demandeur.

[11]      Et de conclure en page 920 :

     Le poids à accorder à un avantage juridique dépend grandement du lien des parties avec le ressort en question. Si une partie s'adresse à un tribunal simplement pour obtenir un avantage juridique et non en raison d'un lien réel et important de l'affaire avec le ressort, ce choix est d'ordinaire réprouvé parce qu'il équivaut à la « recherche d'un tribunal favorable » . En revanche, la partie dont la demande a un lien réel et important avec un ressort peut légitimement faire valoir les avantages qu'elle peut en retirer. La légitimité de sa demande repose sur l'attente raisonnable qu'en cas de litige découlant de l'opération en cause, elle pourra se prévaloir de ces avantages.

[12]      Enfin, en page 921 :

     La charge de la preuve ne doit pas jouer un rôle important en pareil cas, car elle ne s'applique que dans les affaires où le juge ne peut en arriver à une décision certaine sur la base de la preuve produite par les parties. Bien que la norme de preuve reste celle qui est applicable en matière civile, tout comme les tribunaux anglais, j'estime qu'il faut établir clairement qu'un autre tribunal est plus approprié pour que soit écarté celui qu'a choisi le demandeur.

                                                 [souligné dans l'original]

L'ARGUMENTATION DES PARTIES

[13]      L'avocat de la requérante/défenderesse soutient qu'il y a un « lien réel et important » entre l'action en instance et la République populaire de Chine et non avec le Canada et qu'en conséquence, la RPC est le « ressort logique » . Que cette action fait suite à l'échouement d'un navire dans l'archipel des Kouriles, à des milliers de kilomètres de Vancouver ou de tout autre lieu du Canada. Que la question à élucider est de savoir comment un navire a pu échouer sur une île minuscule, connue et identifiable dans la vaste étendue de l'océan et sur une route de navigation habituelle. Qu'il s'agit de savoir ce qui s'est passé durant les dernières heures ou dernières minutes précédant l'échouement, et non de savoir ce qui s'est produit ou a été observé pendant que le Ning Hai se trouvait dans le port de Vancouver. Et que l'action porte sur les normes de formation et d'emploi en Chine, qui est la base d'opérations des officiers et membres d'équipage du Ning Hai.

[14]      La défenderesse reconnaît que le délai de prescription applicable en cette matière est expiré depuis longtemps en ce qui concerne les tribunaux de la République populaire de Chine. Elle s'engage cependant à renoncer à ce délai de prescription et produit un témoignage d'expert selon lequel les juridictions compétentes en République populaire de Chine consentiront à cette renonciation. Son avocat fait valoir que la grosse majorité des témoins importants se trouvent en Chine.

[15]      L'avocat des intimées/demanderesses soutient que divers « facteurs de connexion » font que le Canada est le forum approprié et concourent à « un lien réel et important avec le Canada » . Il relève que la cargaison, dont la perte est à l'origine de l'action en instance, a été achetée et chargée au Canada. Il fait état du grand nombre de gens au Canada qui ont eu l'occasion d'observer la compétence ou l'incompétence des officiers et de l'équipage du Ning Hai durant les jours qui précédaient son appareillage pour ce voyage fatidique, et souligne que ces gens seront des témoins essentiels au procès.

[16]      Il a déposé un témoignage d'expert selon lequel les tribunaux en République populaire de Chine ne consentiront pas à la renonciation au délai de prescription légale.

[17]      Enfin, il soutient qu'une gamme d' « avantages juridiques » , tels l'existence de la procédure de communication des pièces et d'interrogatoire préalable, et le recouvrement de certains dépens devant notre Cour, de même que la pratique de dépens considérablement plus élevés en République populaire de Chine, engage à considérer le Canada comme le forum le plus approprié.

ANALYSE ET CONCLUSION

[18]      Je conclus, à la lumière des preuves et témoignages produits dans le cadre de cette requête, que l'action en instance présente un lien réel et important avec la République populaire de Chine, et non avec le Canada. Il ressort de la déclaration des demanderesses que le point litigieux porte sur la compétence ou l'incompétence des officiers et des membres de l'équipage du Ning Hai, dont tous ont un lien étroit avec la République populaire de Chine et dont aucun n'a un lien quelconque avec le Canada et, s'il peut être prouvé que la défenderesse était tenue envers les demanderesses d'une obligation de diligence sous forme d'officiers et de membres d'équipage compétents et qualifiés pour gouverner le Ning Hai, sur la question de savoir si elle a manqué à cette obligation. La quasi-totalité, sinon la totalité, des preuves relatives aux mesures prises par la défenderesse pour remplir cette obligation de diligence, se trouve en République populaire de Chine. Elle ne viendra certainement pas du Canada.

[19]      Il y a certains facteurs de connexion qui engagent à considérer le Canada comme le forum approprié. Il est constant que l'action en instance a été intentée au Canada dans les délais. Ce ne serait certainement pas le cas en République populaire de Chine. Cela dit, la défenderesse a offert de renoncer au délai de prescription légale en vigueur dans ce dernier pays, et il est possible de subordonner la suspension de l'action à cette renonciation et à son acceptation par les juridictions compétentes de la République populaire de Chine. Bien que l'évaluation du quantum des dommages-intérêts, le cas échéant, nécessite sans doute des preuves et témoignages provenant du Canada, j'estime qu'il s'agit là d'une question secondaire.

[20]      L'existence de la procédure de communication des pièces et d'interrogatoire préalable devant notre Cour, laquelle est, à l'évidence, inconnue en République populaire de Chine, est un avantage majeur. Je suis cependant convaincu que cet avantage ne l'emporte pas sur le lien réel et important entre l'affaire en instance et ce dernier pays. Il en est de même de la différence en matière de frais et dépens entre celui-ci et le Canada.

[21]      Il est indubitable que la défenderesse justifie du lien le plus étroit avec la République populaire de Chine. Les demanderesses sont, pour ce qui est de l'emplacement de leurs entreprises, situées plus près de ce pays et, à mon avis, ne justifient d'aucun lien important avec le Canada.

[22]      Par ces motifs, la Cour fera droit à la requête en instance. La suspension de l'instance pour cause de forum non conveniens sera accordée, sous condition de la renonciation au délai de prescription légale pour l'introduction de l'action en République populaire de Chine ou dans tout autre forum choisi par l'ensemble ou certaines des demanderesses, et de l'acceptation de cette renonciation par la juridiction compétente en République populaire de Chine ou de l'autre ressort.

[23]      La requérante/défenderesse a droit à aux dépens de la requête, à taxer selon le barème ordinaire.

     Signé : Frederick E. Gibson

     ________________________________

     Juge

Vancouver (Colombie-Britannique),

le 20 juin 2000




Traduction certifiée conforme,




Martine Brunet, LL. L.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER



DOSSIER No :              T-2039-98

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Nissho Iwai Company Limited et al.

                     c.

                     Shanghai Ocean Shipping Company


LIEU DE L'AUDIENCE :          Vancouver (Colombie-Britannique)


DATE DE L'AUDIENCE :          12 juin 2000

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE GIBSON


LE :                      20 juin 2000



ONT COMPARU :


M. Chris Giaschi                  pour les demanderesses

M. D.G. Morrison                  pour la défenderesse



AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


Giaschi & Margolis                  pour les demanderesses

Avocats

Vancouver (C.-B.)

Bull Housser & Tupper              pour la défenderesse

Avocats

Vancouver (C.-B.)

__________________

1      L.R.C. (1985), ch. F-7.

2      DORS/1998-106.

3      [1993] 1 R.C.S. 897.

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