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Date : 20040610

Dossier : T-691-03

Référence : 2004 CF 849

Vancouver (Colombie-Britannique), le jeudi 10 juin 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

ASHOT TUNIAN,

NATALIA YEFIMOVNA TUNIAN,

TIGRAN ASHOTOVICH TUNIAN et

VARDAN ASHOTOVICH TUNIAN

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

LE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DE L'IMMIGRATION

ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Les demandeurs se sont vus refuser le statut de réfugié le 25 juin 2002. Par la présente demande présentée en vertu de l'article 41 de la Loi sur la protection des renseignements personnels, L.R.C. 1985, ch. P-21 (la Loi), les demandeurs visent à obtenir le contrôle de la décision du défendeur de ne pas communiquer le projet de motifs (les notes) préparé par M. Richard Vanderkooy, le membre de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) qui a rendu la décision selon laquelle les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention.

[2]                Il semble que, après l'audience des demandes d'asile formulées par les demandeurs, le membre de la Commission ait dicté les notes en utilisant le même équipement que celui qui était également utilisé pour enregistrer l'instance. La dictée a été transcrite mais la Commission n'a pas retenu de copie de la transcription du fait qu'elle était d'avis que cela appartenait à son membre et que, par conséquent, cela ne faisait pas partie du dossier officiel de la Commission. La demande présentée par les demandeurs afin d'obtenir les notes a donc été rejetée. À cet égard, le défendeur invoque l'alinéa 12(1)b) de la Loi puisque cette disposition a été interprétée par la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée du Canada) c. Canada (Conseil canadien des relations du travail) (2000), 257 N.R. 66 (C.A.F.), [2000] A.C.F. no 617 (C.A.) (QL)), confirmant la décision Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c. Canada (Conseil des relations du travail) (1996), 118 F.T.R. 1, [1996] A.C.F. no 1076 (1re inst.) (QL).

[3]                La décision du défendeur de ne pas communiquer les notes a fait l'objet d'une plainte auprès du Commissaire à la vie privée du Canada, lequel a rendu une décision le 7 mars 2003 selon laquelle les notes ne [traduction] « relevaient » pas de la Commission et qu'elles n'étaient donc pas assujetties à la communication.

[4]                Le paragraphe 12(1) de la Loi prévoit ce qui suit :

12. (1) Sous réserve des autres dispositions de la présente loi, tout citoyen canadien et tout résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés ont le droit de se faire communiquer sur demande :

12. (1) Subject to this Act, every individual who is a Canadian citizen or a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act has a right to and shall, on request, be given access to

a) les renseignements personnels le concernant et versés dans un fichier de renseignements personnels;

(a) any personal information about the individual contained in a personal information bank; and

b) les autres renseignements personnels le concernant et relevant d'une institution fédérale, dans la mesure où il peut fournir sur leur localisation des indications suffisamment précises pour que l'institution fédérale puisse les retrouver sans problèmes sérieux.

[Non souligné dans l'original]

(b) any other personal information about the individual under the control of a government institution with respect to which the individual is able to provide sufficiently specific information on the location of the information as to render it reasonably retrievable by the government institution.

[My emphasis]

[5]                Comme nous pouvons le constater, le paragraphe 12(1) de la Loi limite le droit de se faire communiquer des renseignements qui sont dans un « fichier de renseignements personnels » ou « relevant » d'une institution fédérale. Dans l'arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée du Canada), précité, la Cour d'appel fédérale a statué que les notes prises par les décideurs quasi judiciaires dans le cadre de l'exercice d'une fonction juridictionnelle indépendante ne relèvaient pas du tribunal administratif, mais qu'elles relevaient plutôt du membre lui-même. S'exprimant au nom de la Cour d'appel fédérale, le juge Desjardins a mentionné ce qui suit aux paragraphes 5, 6, 8, 9 et 10 :


Il n'est pas nécessaire que nous nous prononcions sur la question de savoir si les notes que les membres du Conseil ont prises constituent ou non des « renseignements personnels » , car il nous apparaît évident que ces notes ne « relèvent » pas du Conseil au sens de l'alinéa 12(1)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels. Ces notes sont prises dans le cadre d'une instance quasi judiciaire non pas par des employés du Conseil, mais par des représentants du gouverneur en conseil investis de fonctions juridictionnelles qu'ils doivent exercer, non pas en qualité de mandataires du Conseil, mais de façon indépendante par rapport aux autres membres de celui-ci, y compris le président dudit Conseil ou d'une institution fédérale. Les membres du Conseil ne sont nullement tenus de prendre des notes, bien qu'ils puissent le faire. Les notes ne font pas partie des archives officielles du Conseil et ne sont versées dans aucun autre système de tenue de registres sur lequel celui-ci exercerait un contrôle.

Le juge de première instance a formulé les remarques suivantes auxquelles nous souscrivons :

[...] Il est évident que ni le Code canadien du travail, ni la politique et les procédures du CCRT, ne renferment de règle relative à ces notes. Les notes sont considérées par leurs auteurs comme quelque chose leur appartenant. Les membres du CCRT sont entièrement libres de prendre des notes, là où ils estiment que c'est indiqué, et ils peuvent aussi bien choisir de ne pas en prendre. Les notes sont destinées à n'être lues que par leur auteur. Nulle autre personne n'est autorisée à voir, à lire ou à utiliser ces notes, et leur auteur s'attend manifestement à ce que personne d'autre ne les voie. Les membres restent responsables de la conservation et de la sauvegarde de leurs notes et peuvent à tout moment les détruire. Les notes, enfin, ne font pas partie des archives officielles du CCRT, et ne sont versées dans aucun fichier sur lequel le CCRT exercerait un contrôle administratif.

Il en ressort d'après moi que, même en interprétant de manière libérale le mot « relevant » , on ne peut pas dire que les notes en question « relèvent » du CCRT. Non seulement ces notes sont-elles hors du contrôle ou de la garde du CCRT, mais le CCRT lui-même considère que ces notes se situent en dehors de ses fonctions officielles.

[...]

À l'instar du juge de première instance, nous convenons que le Conseil ne pourrait se servir de ce pouvoir pour exercer sur ces notes un contrôle tel que celles-ci relèveraient d'une institution fédérale au sens de l'alinéa 12(1)b) de la Loi sur la protection des renseignements personnels.

Un règlement qui, par exemple, obligerait les membres à prendre des notes, prescrirait la forme de ces notes ou en exigerait le dépôt auprès du Conseil serait invalide, parce qu'il constituerait un manquement au principe d'équité régissant l'indépendance des décideurs. L'absence de contrôle que le Conseil peut exercer sur les notes en qualité d'institution fédérale s'explique principalement par l'application aux tribunaux administratifs du principe de l'indépendance judiciaire et de son corollaire, le principe du privilège décisionnel.

L'avocat de l'appelant a soutenu qu'étant donné que les notes étaient assujetties au contrôle des membres qui les ont préparées et que les décisions des formations sont des décisions du Conseil, les notes relèvent dudit Conseil, l'institution fédérale en question. À notre avis, tel ne peut être le cas, parce que cette conséquence ne tient pas compte de l'indépendance des membres en qualité de décideurs.

                                                                                                [Non souligné dans l'original]


[6]                Le juge Noël (maintenant à la Cour d'appel fédérale), qui a rendu la décision de première instance dans l'affaire Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), précitée, a incidemment fait remarquer ce qui suit au paragraphe 111 :

[...] S'il est vrai que, dans la mesure où des dossiers sont laissés ou conservés dans les locaux d'une institution fédérale, celle-ci a la possibilité de facto d'en prendre connaissance, cela ne veut pas dire que les dossiers en questions « relèvent » de l'institution au sens de l'alinéa 12(1)b) de la Loi. Le texte s'entend bien d'un contrôle, quel qu'il soit, mais d'un contrôle qui s'exerce en vertu de règles de droit [...] Il est inconcevable d'invoquer la Loi sur la protection des renseignements personnels pour contraindre une institution fédérale à faire intrusion dans le dossier d'un tiers, violant ainsi son droit à la vie privée, uniquement en réponse aux droits invoqués par un individu en matière de protection des renseignements personnels.

                                                                                                [Non souligné dans l'original]

[7]                Cette conclusion tirée par le juge Noël découle du raisonnement exprimé précédemment dans cette décision, aux paragraphes 28, 76 et 77 :

[...] Il ne me semble y avoir aucune solution simple à ces problèmes d'interprétation des lois et j'estime qu'on ne peut pas les résoudre isolément, car la demande présentée par le Commissaire soulève des questions encore plus essentielles. Le Commissaire met en effet en cause les fondements du principe bien établi voulant que les décideurs soient libres d'entendre et de trancher les affaires dont ils sont saisis sans avoir à subir, pour quelque raison que ce soit, une influence extrinsèque, ce principe ayant pour corollaire que le processus décisionnel ne doit être soumis à aucune ingérence de l'extérieur [...] Selon les tribunaux, cette nécessaire indépendance constitue une règle de justice naturelle à laquelle les tribunaux de l'ordre administratif sont eux-mêmes tenus sous réserve de leur supervision par les tribunaux de l'ordre judiciaire.

[...]

[...] Alors que par sa nature même, dans le cas où il existe des « raisons sérieuses de croire que le processus suivi n'a pas respecté les règles de justice naturelle » [...] le contrôle judiciaire va parfois exiger d'un tribunal qu'il se penche de près sur les aspects internes du processus décisionnel. Si en cela les tribunaux administratifs ne peuvent invoquer le secret du délibéré au même degré que peuvent le faire les tribunaux de l'ordre judiciaire, je ne connais par ailleurs aucun principe, aucune règle, autorisant les ingérences dans la démarche intellectuelle d'un décideur au-delà de ce qu'il a lui-même pu livrer dans ses motifs.


Il est du devoir et du rôle des tribunaux judiciaires de veiller à ce que les tribunaux administratifs statuent conformément aux règles de justice naturelle [...] Cela étant, les tribunaux de l'ordre judiciaire doivent veiller au déroulement équitable des procédures prévues. Pour ce faire, les cours de justice doivent aussi veiller à ce que les tribunaux administratifs aient la liberté de trancher en toute indépendance, selon leur appréciation des faits, sans ingérence aucune. J'estime qu'une ingérence systématique et officialisée dans la démarche intellectuelle d'un décideur, telle qu'entraînerait la divulgation des notes d'audience, nuirait à l'intégrité du processus décisionnel.

                                                                                                [Non souligné dans l'original]

[8]                Les commentaires du juge Noël reproduits ci-dessus sont conformes à l'arrêt Canada (Commissaire à la protection de la vie privée du Canada), précité, de la Cour d'appel fédérale.


[9]                Je conclus que le raisonnement sous-jacent que l'on trouve dans les deux décisions, en première instance et en appel, dans l'affaire Canada (Commissaire à la protection de la vie privée du Canada), précitée, s'applique en l'espèce : en général, il faudrait faire preuve de retenue à l'égard de l'indépendance des décideurs exerçant une fonction juridictionnelle. À l'instar du Conseil canadien des relations du travail, la Commission est un tribunal quasi judiciaire. Ses membres sont des représentants du gouverneur en conseil, non pas des employés de la Commission. Ils exercent une fonction juridictionnelle indépendante. La Commission n'exige pas du membre qu'il conserve un projet de motifs ou des notes d'une audience dans le dossier officiel, puisque cela fait partie d'un processus décisionnel lié à une fonction juridictionnelle indépendante et que, de ce fait, cela ne devrait pas relever de la Commission. La politique de la Commission est plutôt d'encourager ses membres à conserver des notes dans la mesure où elles sont utiles dans le cadre du processus décisionnel. Par conséquent, toutes les notes, y compris le projet de motifs, préparées par un membre de la Commission sont considérées comme appartenant au membre.

[10]            Les notes ne deviennent pas partie du dossier officiel de l'instance devant la Commission du simple fait que le membre a utilisé l'équipement de la Commission pour les enregistrer. Les notes ont été dictées après l'ajournement de l'audience. Il est donc clair qu'elles étaient destinées à n'être lues que par le membre de la Commission. L'acte de dicter les notes constituait un acte privé du membre de la Commission, lequel aurait autrement pu se faire dans le bureau du membre. De plus, compte tenu du fait qu'aucune décision définitive n'avait été prise au moment où les notes ont été préparées, on ne peut affirmer que le membre de la Commission avait abandonné le contrôle qu'il avait légalement sur les notes au profit de la Commission ou qu'il avait autrement renoncé au droit qu'il avait en vertu de la common law ou de la Loi de s'opposer à une demande de communication des notes.

[11]            En conclusion, compte tenu de la nature quasi judiciaire de la Commission et du contexte dans lequel les notes ont été prises, je conclus que celles-ci ne relevaient pas de la Commission de manière à être visées par l'alinéa 12(1)b) de la Loi. J'ajouterais que, même si les notes relevaient de la Commission, elles seraient susceptibles d'être exclues de la divulgation en application de l'alinéa 22(1)b) de la Loi, puisque leur communication nuirait au bon fonctionnement de la Commission (Canada (Commissaire à la protection de la vie privée), précitée).


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la présente demande soit rejetée.

                                                                                _ Luc Martineau _              

                                                                                                     Juge                         

Traduction certifiée conforme

Christian Laroche, LL.B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                          T-691-03

INTITULÉ :                                         ASHOT TUNIAN ET AL.

c. LE PRÉSIDENT DE LA COMMISSION DE L'IMMIGRATION ET DU STATUT DE RÉFUGIÉ

LIEU DE L'AUDIENCE :                              VANCOUVER

(COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 8 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                    LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 10 JUIN 2004

COMPARUTIONS :

Phil Rankin                                             POUR LES DEMANDEURS

Helen Park                                             POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Phil Rankin                                             POUR LES DEMANDEURS

Rankin & Bond

Vancouver (Colombie-Britannique)

Morris Rosenberg                                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)


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