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Date : 19990422


Dossier : T-1259-97

ENTRE :

     KINETIC CONSTRUCTION LTD.,

     requérante,

     et

     KNAPPETT CONSTRUCTION LTD.,

     CCM CONSTRUCTION LTD.,

     KINETIC CONSTRUCTION LTD.,

     requérantes,

     et

     PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     intimé.

     MOTIFS DE L? ORDONNANCE

LE PROTONOTAIRE

JOHN A. HARGRAVE

[1]      Dans le cadre de sa requête, l?intimé demande le rejet des demandes de contrôle judiciaire des requérantes en raison de leur caractère théorique, ainsi qu?une déclaration selon laquelle la décision faisant l?objet de l?appel a perdu sa raison d?être en raison de l?évolution des circonstances. De toute évidence, il ne s?agit pas d?une requête en jugement sommaire présentée en vertu de la Règle 213(2) qui, à la vérité, n?y est nullement mentionnée et n?est pas applicable au contrôle judiciaire. C?est plutôt si les demandes deviennent théoriques en raison de nouvelles circonstances qu?elles doivent être radiées; c'est ce que le juge Dubé a ordonné dans l?affaire Taylor c. Procureur général du Canada, décision non publiée du 25 mai 1990 rendue dans le dossier T-818-90. Dans l?affaire Taylor, l?action a été radiée en raison de son caractère théorique, parce qu'entre autres choses, elle était redondante et vexatoire, et qu?elle constituait un abus de procédure, et ce aux termes de la Règle 419.

RADIATION D? UNE DEMANDE

[2]      Avant de juger du bien-fondé de la présente requête, il faut considérer une question de procédure, à savoir qu?il existe une opposition générale à l?utilisation d?une requête en radiation d?une demande de contrôle judiciaire.

[3]      Comme le fait remarquer le juge Strayer de la Cour d?appel fédérale dans l?arrêt David Bull Laboratories (Canada) c. Pharmacia Inc.(1994), 176 N.R. 48 (C.A.F.), ?[...] le moyen direct et approprié par lequel la partie intimée devrait contester un avis de requête introductive d?instance qu?elle estime sans fondement consiste à comparaître et à faire valoir ses prétentions à l?audition de la requête même?(page 52). Pourtant, le juge Strayer ajoute, à la page 55, que dans des cas très exceptionnels un avis de requête ?manifestement irrégulier au point de n?avoir aucune chance d?être accueilli?peut être rejeté.

[4]      On ne peut établir de règle stricte qui permette de déterminer ce qui constitue un cas exceptionnel ou en quoi le critère ?manifestement irrégulier au point de n?avoir aucune chance d?être accueilli?diffère de celui qui s?applique à la radiation d?actes de procédure en vertu de la Règle 221, mais on peut dire que le critère applicable est au moins aussi exigeant que ceux qui s?appliquent aux termes de la Règle 221.

[5]      En l?espèce, si l?action de Kinetic Construction est réellement théorique, il faut mettre fin à l?instruction dès maintenant pour ne faire perdre de temps et d?énergie à personne et empêcher un abus de procédure. Toutefois, la demande de Kinetic Construction n?est pas théorique puisqu?elle ne satisfait pas au critère classique établi dans l?arrêt Borowski c. Procureur général du Canada (1989), 57 D.L.R. (4th) 23 (C.S.C.).

CARACTÈRE THÉORIQUE

[6]      Selon le principe qui sous-tend la notion de caractère théorique, il est jugé qu?une affaire n?a pas de raison d?être lorsqu?elle vise à trancher une question abstraite qui n?est pas soulevée par des faits ou des droits existants. Madame la juge Sharlow, en se référant aux affaires Wiese c. Canada, T-3202-91, 24 avril 1992, Hunt c. Canada, T-2139-92, 11 juin 1993 et Armes c. Commission nationales des libérations conditionnelles, (1998) 147 F.T.R. 215, définit cette notion comme suit :

                 [TRADUCTION] Une procédure devient théorique lorsque les circonstances ont changé de telle façon qu?il n?y a plus, entre les parties, de litige réel qui puisse être tranché par une décision dans le cadre de la procédure.                 
                 [Shoulders c. Procureur général du Canada, T-719-98, 12 avril 1999]                 

Le professeur Hogg expose le même point plus simplement à la page 1275 de son ouvrage Constitutional Law of Canada, 3e éd., Carswell :

                 [TRADUCTION] Une affaire est ?théorique ?lorsqu ?il n?y a plus aucune litige entre les parties.                 

Il cite un certain nombre d?affaires qui appliquent cette définition puis examine la règle générale selon laquelle les parties ne doivent pas être autorisées à poursuivre leur action une fois que l?affaire est devenue théorique, en citant l?arrêt Borowski(précité) à titre d?illustration.

[7]      Le juge Sopinka, qui a rédigé la décision pour la Cour dans l?affaire Borowski, décrit la doctrine relative au caractère théorique à la page 239 :

                      La doctrine relative au caractère théorique est un des aspects du principe ou de la pratique générale voulant qu'un tribunal peut refuser de juger une affaire qui ne soulève qu'une question hypothétique ou abstraite. Le principe général s'applique quand la décision du tribunal n'aura pas pour effet de résoudre un litige qui a, ou peut avoir, des conséquences sur les droits des parties. Si la décision du tribunal ne doit avoir aucun effet pratique sur ces droits, le tribunal refuse de juger l'affaire. Cet élément essentiel doit être présent non seulement quand l'action ou les procédures sont engagées, mais aussi au moment où le tribunal doit rendre une décision. En conséquence, si, après l'introduction de l'action ou des procédures, surviennent des événements qui modifient les rapports des parties entre elles de sorte qu'il ne reste plus de litige actuel qui puisse modifier les droits des parties, la cause est considérée comme théorique. Le principe ou la pratique général s'applique aux litiges devenus théoriques à moins que le tribunal n'exerce son pouvoir discrétionnaire de ne pas l'appliquer. J'examinerai plus loin les facteurs dont le tribunal tient compte pour décider d'exercer ou non ce pouvoir discrétionnaire.                 

Le point à retenir, c?est qu?à moins que la décision n'ait un effet pratique sur les droits des parties, au moment l?instance est introduite et quand le tribunal entend l?affaire, il n?y a pas de litige actuel et l?affaire est dite théorique.

[8]      Le juge Sopinka poursuit en étudiant des exemples d?affaires théoriques, dont un certain nombre portent sur l?abrogation pendant l?instance de la loi contestée, ce qui rend le litige théorique. Mais aucun de ces exemples ni aucune jurisprudence que j?ai pu découvrir ne porte sur une décision où le tribunal conclut au caractère théorique en anticipant une modification de la loi, point sur lequel je reviendrai.

[9]      Le juge Sopinka fait ensuite une analyse en deux temps. Premièrement, le tribunal doit se prononcer sur le caractère théorique et, deuxièmement, décider s?il doit exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l?affaire, malgré qu?elle soit théorique, au sens qu?il n?y a pas de litige actuel. Le seconde partie de l?analyse est intéressante et, de fait, le procureur de la Couronne l?étudie en détail dans son argumentation écrite. Toutefois, il me suffira ici de décider si l?action est théorique.

ANALYSE

[10]      L ?action des requérantes porte sur le fait qu?un directeur régional du ministère du travail, en prenant des décisions en vertu de l?article 4 du Règlement sur les justes salaires et les heures de travail, C.R.C., ch. 1015 et de l?article 6 de la Loi sur les justes salaires et les heures de travail, L.R.C. (1985), ch. L-3 (la ?Loi? ), a établi un taux de juste salaire pour des projets de construction fédéraux en Colombie-Britannique en appliquant la taux de salaire provincial. Cette décision, fondée sur un taux de salaire provincial, est considérée comme une erreur de fait. Le directeur aurait outrepassé sa compétence, refusé d?exercer sa compétence ou dérogé à la loi.

[11]      La Couronne affirme que ces questions sont devenues théoriques parce qu?un document, intitulé rapport Stanley et établi le 15 octobre 1998 (en partie à cause des présentes procédures), recommande notamment que ?les taux de justes salaires provinciaux doivent être utilisés dans les administrations où ils existent et où ils sont gardés à jour?(page 17). M. Stanley recommande aussi que le règlement pris en application de la loi soit modifié pour mettre en oeuvre ses recommandations.

[12]      La rapport Stanley a été suivi d?un communiqué de presse du cabinet du ministre du Travail le 10 décembre 1998, déclarant, notamment, que la ministre ?a pris l?engagement d?établir à nouveau des échelles de justes salaires?et a ?[...] élaboré un plan d?action pour que les recommandations puissent être mises en oeuvre rapidement et avec efficacité [...]?Le communiqué indique également que des échelles des justes salaires, probablement les échelles provinciales, seront adoptées là où elles sont à jour, que le ministère du travail discute de cette question avec Statistique Canada afin d'arrêter les paramètres d'enquêtes qui permettront d?établir des échelles de salaire pour d?autres ressorts et qu?un ?comité consultatif sera créé pour fournir périodiquement à la ministre du Travail des recommandations sur les questions liées aux justes salaires?.

[13]      Le ?Résumé du rapport et du plan d?action ?qui accompagne le communiqué de presse affirme que :

                 Le règlement modifié devrait être en place à l?automne 1999, et comprendrait les échelles applicables aux lieux de travail de compétence fédérale à travers le pays.                 

Cette déclaration est loin de constituer un engagement à mettre la législation en place cette année ou à l?avenir.

[14]      Le procureur de la Couronne soumet que la ministre a décidé d?adopter les échelles de justes salaires provinciales et que si le tribunal déclarait maintenant que la décision prise par le directeur régional était invalide, cela constituerait un recours inutile et dénué de tout effet pratique. De plus, selon la Couronne, après l?adoption des échelles de justes salaires provinciales, la décision du directeur, qu?elle soit bien fondée ou non, [TRADUCTION] ?[...] n?est plus une question actuelle; elle a tout simplement été supplantée par la décision de la ministre?. D?après la Couronne, il en découle que la demande de contrôle judiciaire est maintenant théorique.

[15]      Cette façon d?aborder le caractère théorique pose plusieurs difficultés. Premièrement, la décision du directeur régional du Travail est toujours en vigueur. Elle impose l'échelle des justes salaires provinciale qui, selon la requérante, ne correspond pas à la situation réelle et globale des salaires en Colombie-Britannique, décision qui aura une incidence sur la construction dans les mois à venir jusqu?à l?adoption d?une nouvelle législation. Il y a donc une question actuelle à cet égard. De plus, il n?existe aucune garantie réelle, hormis un communiqué de presse plutôt général, que la ministre du Travail s?oblige à établir une nouvelle réglementation l?automne prochain ni même à quelque autre moment.

[16]      De toute évidence, la question n?est pas théorique. Il existe une question actuelle, qui le restera jusqu?à ce qu?un possible règlement soit pris.

CONCLUSION

[17]      Si une audience avait lieu sur cette affaire dans un délai raisonnable, l?issue aurait un certain effet sur les droits des parties même si la législation était modifiée plus tard au cours de l?année.

[18]      L ?intimé n?a pas prouvé que la question est théorique, ni qu?elle le deviendra à un moment précis. La Cour doit prendre en considération l?état actuel du droit et non ce qu'il sera à quelque date inconnue. Le mieux que l?on puisse dire de la requête de l?intimé, c?est qu?elle est prématurée. Pour ces motifs, elle est rejetée, mais un délai de trente jours est accordé à l?intimé pour lui permettre de déposer son dossier.

                             (Sign.) ?John A. Hargrave?

                                 Protonotaire

Vancouver (Colombie-Britannique)

Le 22 avril 1999

Traduction certifiée conforme :

Richard Jacques, LL. L.


     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

     AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

EN DATE DU :              22 avril 1999

No DU GREFFE :              T-1259-97

INTITULÉ DE LA CAUSE :      Kinetic Construction Ltd.

                     et

                     Knappet Construction Ltd., CCM Construction Ltd., Kinetic Construction Ltd.

                     c.

                     Procureur général du Canada

REQUÊTE INSTRUITE SUR PIÈCES SANS

LA COMPARUTION DES AVOCATS.

MOTIFS DE L?ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE PROTONOTAIRE JOHN A. HARGRAVE en date du 22 avril 1999

MÉMOIRES SOUMIS PAR :

     Robert Grant          pour les requérantes

     Adrienne Mahaffey          pour l?intimé

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

     Heenan, Blaikie

     Vancouver (C.-B.)          pour les requérantes

     Morris Rosenberg

     Sous-procureur général

     du Canada              pour l?intimé

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