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Date : 20040812

Dossier : IMM-1439-03

Référence : 2004 CF 1125

ENTRE :

                                                    JUMA KHAMIS SULEIMAN et

                                                         ZAKIA SALUM ABDULA

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                                              LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

LE JUGE MARTINEAU

                                                  MOTIFS DE L'ORDONNANCE

[1]                Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire d'une décision datée du 29 janvier 2003 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu qu'ils ne sont pas des « réfugiés au sens de la Convention » ou des « personnes à protéger » suivant les définitions contenues respectivement aux articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi).


LE CONTEXTE

[2]                M. Juma Khamis Suleiman et son épouse Mme Zakia Salum Abdula sont des citoyens de la Tanzanie qui prétendent être des personnes qui craignent avec raison d'être persécutées par les autorités tanzaniennes du fait de leurs opinions politiques et de leur appartenance à un groupe social en particulier, à savoir leur famille.

[3]                Les faits ci-après mentionnés ne sont pas contestés.

[4]                M. Suleiman est membre du parti d'opposition, le Front civique uni (CUF), depuis le 6 février 1996. En raison de sa participation au sein du CUF, on lui a refusé l'accès à l'école, le droit de vote aux élections de 1995 et son entreprise a subi des perturbations constantes de la part des policiers, dont la confiscation de sa marchandise en 1996. En avril de la même année, il a été détenu pendant trois jours sans que des accusations soient portées contre lui. Au cours de cette détention, on l'a battu et on lui a dit de cesser son appui au CUF. Le 20 août 2000, lorsqu'il a tenté de s'inscrire aux élections d'octobre 2000, les policiers l'ont faussement accusé de perturber le processus d'inscription aux élections. Il a été arrêté et détenu pendant deux semaines au cours desquelles il a été interrogé quant à ses activités au sein du CUF et battu avec des bâtons. Il a été relâché le 4 septembre 2000 à la condition qu'il cesse ses activités au sein du CUF.

[5]                De plus, on a refusé à Mme Abdula, qui appuyait également le CUF, l'inscription aux élections et elle a été témoin de l'arrestation de son époux. Au cours de la détention de son époux, elle a tenté de lui rendre visite à trois reprises, mais on ne lui a pas permis de le voir. En outre, les policiers se sont régulièrement rendus chez elle afin de l'interroger à l'égard de la participation de son époux au sein du CUF.

[6]                Au milieu de septembre 2000, après avoir vu trois policiers en uniforme à la porte avant de leur maison, les demandeurs se sont enfuis par la porte arrière et se sont rendus chez un oncle où ils se sont cachés. Alors qu'ils se cachaient, leur ami Mohamed Ali, qui avait vécu chez eux, les a informés que les policiers s'étaient rendus à la maison et l'avaient questionné à leur égard. Il les a en outre informés qu'un mandat avait été lancé pour l'arrestation de M. Suleiman. Les demandeurs ont quitté la Tanzanie le 21 septembre 2000 et, le 25 septembre 2000, ils sont entrés au Canada où ils ont revendiqué le statut de réfugié. Après leur arrivée, ils ont appris que le frère de M. Suleiman, Salum, avait été détenu et battu par les policiers parce qu'il était soi-disant l'un des cerveaux du CUF. En outre, M. Suleiman a témoigné lors de l'audience que les policiers continuaient à s'intéresser à lui et que son cousin Mwalim avait été tué à la fin de janvier 2001 par des agents du gouvernement en raison de ses activités politiques.

LA DÉCISION DE LA COMMISSION


[7]                La Commission a conclu que M. Suleiman était digne de foi et elle a accepté qu'il avait subi dans le passé de la persécution en Tanzanie du fait de ses activités au sein du parti de l'opposition et de son appartenance au CUF. La Commission a en outre accepté que Mme Abdula avait été harcelée par les policiers en raison de ses opinions politiques et parce qu'elle est l'épouse d'un membre du CUF. La Commission a de plus conclu que les frères de M. Suleiman, Mohamed, Said et Salum, et son cousin Mwalim avaient également été persécutés par les policiers en raison de leurs activités au sein du CUF. Néanmoins, la Commission a conclu, compte tenu des changements dans les conditions du pays, que la crainte de persécution des demandeurs n'est pas objectivement bien fondée et elle a rejeté leur demande de statut de réfugié au sens de la Convention.

[8]                Avant de refuser aux demandeurs le statut de réfugié au sens de la Convention, la Commission a examiné la question de savoir si l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » prévue par le paragraphe 108(4) de la Loi s'appliquait. Cette disposition, qui ressemble étroitement au paragraphe 2(3) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. 1985, ch. I-2 (l'ancienne Loi), prévoit que même si les raisons qui ont fait demander l'asile à un demandeur n'existent plus, l'asile devrait néanmoins être accordé dans les cas où il existe des « raisons impérieuses » tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs qui justifient qu'une personne refuse de se réclamer de la protection du pays qu'elle a quitté.


[9]                En l'espèce, la Commission estimait, bien qu'elle ait conclu que [TRADUCTION] « le traitement infligé au demandeur principal et aux membres de sa famille soit déplorable » et qu'elle ait en outre accepté que M. Suleiman avait été détenu (à une reprise pendant trois jours et à une reprise pendant vingt jours) et maltraité par les policiers qui l'ont battu de façon répétée en utilisant des bâtons, qu'un tel traitement, même s'il constituait de la [TRADUCTION] « persécution » , n'atteignait pas un niveau pouvant être qualifié d'[TRADUCTION] « atroce » et d'[TRADUCTION] « épouvantable » . La Commission, bien qu'elle ait accepté que M. Suleiman souffre du syndrome de dépression clinique et d'anxiété post-traumatique en raison de la persécution subie dans le passé, a conclu que la norme établie dans l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Obstoj (1992), 93 D.L.R. (4th) 144 (C.A.F.), (1992) 142 N.R. 81 (C.A.F.), pour l'application de l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » n'était pas satisfaite; la Commission a déclaré : « [...] cela n'entraîne pas que le demandeur a satisfait à la norme établie dans l'arrêt Obstoj pour l'application des " raisons impérieuses ". J'estime que le demandeur n'a pas subi un traitement épouvantable et atroce comme établi dans l'arrêt Obstoj » .

LA QUESTION EN LITIGE

[10]            Lors de l'audience devant la Cour, l'avocat a mentionné que les demandeurs ne donneraient pas suite aux autres motifs de contrôle mentionnés dans leur mémoire des points d'argument. Par conséquent, la seule question qui reste en litige est celle de savoir si la Commission a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu'elle a conclu que l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » n'est pas applicable.

ANALYSE


[11]            D'abord, il faut souligner que la décision se rapportant aux « raisons impérieuses » soulève des questions mixtes de fait et de droit. Bien qu'il n'y ait pas une définition législative de l'expression « raisons impérieuses » utilisée dans la Loi, des remarques incidentes des tribunaux ont servi à délimiter la portée générale et l'objet de cette exception. Il appartient alors au tribunal compétent, pourvu de directives à cet égard, d'exercer son jugement en tenant compte des expériences particulières vécues par chaque demandeur.

[12]            Dans l'arrêt Obstoj, précité, la Cour d'appel fédérale renvoie au paragraphe 5 de la section C de l'article premier de la Convention relative au statut des réfugiés, de 1951, 189 R.T.N.U. 137 (la Convention), qui a manifestement inspiré l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » prévue par le paragraphe 2(3) de l'ancienne loi et maintenant par le paragraphe 108(4) de la Loi. Le paragraphe 5 de la section C de l'article premier prévoit l'exception à l'égard de la cessation fondée sur un changement de circonstances pour les réfugiés d'avant 1951 (les réfugiés statutaires) qui sont capables de démontrer, en se fondant sur « des raisons impérieuses tenant à des persécutions antérieures » , qu'ils ne peuvent pas retourner dans leur pays.


[13]            En traitant du paragraphe 5 de la section C de l'article premier, James C. Hathaway, dans sa monographie The Law of Refugee Status (Markham, Butterworths, 1991), mentionne ce qui suit aux pages 203 et 204 : [TRADUCTION] « L'intention des rédacteurs comportait deux volets : premièrement, elle visait à reconnaître la légitimité des difficultés psychologiques auxquelles seraient exposées les victimes de persécution si elles devaient être renvoyées dans le pays responsable des mauvais traitements subis et, deuxièmement, elle visait à protéger les victimes d'atrocités subies dans le passé contre des préjudices qui seraient exercés par des citoyens dont l'attitude peut ne pas avoir été modifiée de la même façon que la structure politique l'a été[1] » . La mention précise du paragraphe 1 de la section A de l'article premier montre que l'exception s'applique seulement aux réfugiés statutaires, comme cela est mentionné dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié au regard de la Convention de 1951 et du Protocole de 1967 relatifs au statut des réfugiés (Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, Genève, janvier 1988) (le Guide). Cependant, l'exception procède d'un principe humanitaire assez général qui peut également être appliqué à des réfugiés autres que les réfugiés statutaires, selon ce qui est mentionné au paragraphe 136 :

Il est fréquemment admis que l'on ne saurait s'attendre qu'une personne qui a été victime - ou dont la famille a été victime - de formes atroces de persécution accepte le rapatriement. Même s'il y a eu un changement de régime dans le pays, cela n'a pas nécessairement entraîné un changement complet dans l'attitude de la population ni, compte tenu de son expérience passée, dans les dispositions d'esprit du réfugié.


[14]            En effet, comme l'a décidé la Cour d'appel fédérale dans l'arrêt Obstoj, précité, la législation canadienne étend l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » prévue par le paragraphe 5 de la section C de l'article premier de la Convention tant aux réfugiés statutaires qu'aux réfugiés de notre époque. Alors que Mme la juge Desjardins mentionne à la page 159 que les paragraphes 2(2) et (3) de l'ancienne loi « ont été ajoutés à la définition de réfugié au sens de la Convention afin de " faire mieux coïncider celle-ci avec la Convention des Nations Unies relative aux réfugiés " » , M. le juge Hugessen (alors juge à la Cour d'appel fédérale) déclare ce qui suit à cet égard à la page 156 :

Il n'est donc guère surprenant que ce paragraphe doive être interprété comme exigeant des autorités canadiennes qu'elles accordent la reconnaissance du statut de réfugié pour des raisons d'ordre humanitaire à cette catégorie spéciale et limitée de personnes, c'est-à-dire ceux qui ont souffert d'une persécution tellement épouvantable que leur seule expérience constitue une raison impérieuse pour ne pas les renvoyer, lors même qu'ils n'auraient plus aucune raison de craindre une nouvelle persécution.

[15]            Bien que le juge Hugessen ajoute que « [l]es circonstances exceptionnelles envisagées par le paragraphe 2(3) doivent certes s'appliquer uniquement à une petite minorité de demandeurs actuels » , il mentionne tout de suite après qu'il « ne [voit] aucune raison ou principe [...] pour laquelle le succès ou l'échec des demandes de ces personnes devrait dépendre seulement du fait purement fortuit de savoir si elles ont obtenu la reconnaissance du statut de réfugié avant ou après le changement de la situation dans leur pays d'origine » . Lorsque les deux phrases sont lues ensemble, il est raisonnable de conclure que le juge Hugessen parle du fait qu'étant donné qu'un grand nombre de demandes qui sont actuellement tranchées au Canada ne comportent pas la question du changement dans la situation du pays, il n'y a en pratique qu'une minorité de demandeurs qui auront à prouver qu'il existe des « raisons impérieuses » qui justifient qu'on leur accorde néanmoins le statut de réfugié. Par conséquent, à mon avis, il serait erroné d'interpréter les commentaires incidents du juge Hugessen dans l'arrêt Obstoj, précité, d'une manière littérale et sans prendre en compte le « principe humanitaire général » précédemment mentionné.


[16]            Il ne faut pas oublier que le paragraphe 108(4) de la Loi renvoie seulement à « des raisons impérieuses, tenant à des persécutions, à la torture ou à des traitements ou peines antérieurs » . Il ne requiert pas qu'il soit tranché qu'un tel acte ou une telle situation est « atroce » et « épouvantable » . En effet, diverses circonstances peuvent enclencher l'application de l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » [2]. La question est celle de savoir si en prenant en compte l'ensemble de la situation, c'est-à-dire les motifs d'ordre humanitaire et les circonstances inhabituelles ou exceptionnelles, il serait erroné de rejeter une demande ou de faire une déclaration selon laquelle les raisons pour demander l'asile n'existent plus par suite du changement de circonstances. Les « raisons impérieuses » sont examinées au cas par cas. Chaque cas est un « cas d'espèce » . En pratique, cela signifie que chaque cas doit être évalué et tranché selon son bien-fondé compte tenu de l'ensemble de la preuve présentée par les demandeurs. Comme il a été statué dans l'arrêt de la Cour d'appel fédérale Yamba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (2000), 254 N.R. 388, au paragraphe 6 (C.A.F.), [2000] A.C.F. no 457 (C.A.F.), dans tous les cas dans lesquels la Commission conclut qu'un demandeur a subi de la persécution dans le passé, elle est tenue, lorsqu'il y a eu un changement dans la situation du pays dans une mesure suffisante pour éliminer la source de la crainte du demandeur, d'examiner la question de savoir si la preuve présentée prouve qu'il existe des « raisons impérieuses » .

[17]            Par conséquent, il serait dangereux d'énumérer toutes les circonstances qui peuvent justifier l'application de l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » ou d'établir un critère strict (notamment fondé sur le degré d'atrocité). Cependant, en plus des directives générales qui sont contenues dans le Guide ou qui résultent de l'arrêt Obstoj et de la jurisprudence, les commentaires de James C. Hathaway, à la page 204, fournissent une certaine orientation :

[TRADUCTION]

La clause d'exemption contenue dans la Convention n'est pas [...] structurée pour fournir une réparation humanitaire générale fondée sur des facteurs comme la situation familiale ou la déficience, mais se concentre carrément sur des circonstances impérieuses qui sont liées à la persécution subie dans le passé. Atle Grahl-Madsen a proposé que l'existence d'une distance psychologique entre la réfugiée et son ancienne patrie, l'impopularité soutenue des opinions ou des caractéristiques personnelles de la réfugiée dans le pays d'origine ou la coupure des liens familiaux, sociaux ou autres entre la réfugiée et son pays d'origine sont les sortes de préoccupations qui justifient l'exemption de retourner dans son pays. Au contraire, des motivations essentiellement économiques ou des considérations personnelles ne sont pas suffisantes.

[18]            Les commentaires suivants extraits du livre Immigration Law and Practice, vol. 1, de Lorne Waldman, au paragraphe 8.94, sont également utiles :

[TRADUCTION]


Lorsqu'un réfugié souffre d'un traumatisme psychologique constant qui résulte de la persécution qu'il a subie dans le passé, et qui dans son esprit a un lien avec le pays d'origine, la cessation n'est pas assurée si le rapatriement peut entraîner pour le réfugié des souffrances psychologiques. C'est cette considération qui amène Goodwin-Gill à prétendre que la clause devrait être appliquée libéralement. De la même façon, si les partisans de l'ancien régime de persécution constituent une menace au bien-être physique ou psychologique du réfugié dans le pays d'origine, la cessation n'aura pas lieu.


[19]            Le degré d'anxiété que vit un demandeur d'asile lorsqu'il pense qu'il sera forcé de retourner d'où il vient dépend de l'état de sa santé (force) mentale. La question à poser à l'égard des « raisons impérieuses » est la suivante : Le demandeur devrait-il être exposé à la toile de fond qu'il a quittée même si les acteurs principaux peuvent ne plus être présents ou ne plus jouer les mêmes rôles? La réponse ne réside pas tellement dans un fait concluant, déterminant et établi, mais plutôt plus dans l'étendue de la douleur intérieure ou de la douleur de l'âme à laquelle un demandeur serait assujetti. La décision, comme toutes les décisions de nature impérieuse, doit s'appuyer sur l'opinion selon laquelle c'est l'état d'esprit du demandeur qui crée le précédent - pas nécessairement le pays, les conditions, ni l'attitude de la population, même si ces facteurs peuvent jouer un rôle. En outre, cette opinion ne comprend pas l'imposition de concepts occidentaux à un phénomène subtil qui trouve sa source dans l'individualité de la nature humaine, une individualité qui est unique et qui s'est développée dans un environnement social et culturel tout à fait différent. Par conséquent, il devrait également être tenu compte de l'âge du demandeur, de ses antécédents culturels et de ses expériences sociales antérieures[3]. La capacité de résister à des conditions défavorables dépendra d'un nombre de facteurs qui diffèrent d'un individu à un autre.


[20]            Cela dit, la Cour a déjà reconnu que des actes de torture antérieurs et des formes extrêmes de violence psychologique, par eux-mêmes, compte tenu de leur gravité, peuvent être considérés comme des « raisons impérieuses » pour accorder le statut de réfugié à un demandeur et aux membres de sa famille immédiate en dépit du fait que ces actes soient survenus de nombreuses années auparavant[4]. Cela ne devrait pas être surprenant étant donné que le droit de ne pas être soumis à de la torture et à un traitement cruel, inhumain et infamant est un droit fondamental, protégé de la même façon par le droit interne et le droit international, que le Canada s'engage à garantir et à promouvoir[5]. De plus, bien que la jurisprudence n'impose pas « un critère supplémentaire consistant en l'existence de séquelles permanentes[6] » , l'omission du tribunal d'avoir pris en compte la preuve médicale pertinente à cet égard constitue une erreur susceptible de contrôle[7].


[21]            Compte tenu de ce qui est arrivé à M. Suleiman et à sa famille en Tanzanie (non seulement le fait d'avoir été battu avec des bâtons, mais également le fait que son entreprise ait subi des perturbations de la part des policiers et le fait que sa marchandise ait été confisquée en 1996), l'avocat des demandeurs prétend que si les demandeurs ne sont pas visés par l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » , alors personne ne peut l'être. Bien que je reconnaisse que la Commission, avec son expérience et son expertise, est le plus en mesure d'apprécier la question de savoir s'il existe des « raisons impérieuses » [8], la Cour ne devrait pas hésiter à intervenir à l'égard de la conclusion de la Commission lorsque le caractère déraisonnable de la conclusion est démontré de façon satisfaisante. En l'espèce, il est évident que la Commission a commis une erreur lorsqu'elle a conclu que le critère établi dans l'arrêt Obstoj, précité, requiert que la persécution soit d'un tel niveau qu'elle puisse être qualifiée d' « atroce » et d' « épouvantable » pour que l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » s'applique. Cette erreur de droit vicie la décision rendue par la suite par la Commission selon laquelle les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.


[22]            Bien qu'elle ait reconnu que M. Suleiman souffre du syndrome de dépression clinique et d'anxiété post-traumatique, la Commission a omis, en raison de sa conclusion selon laquelle la norme élevée établie dans l'arrêt Obstoj, précité, n'a pas été satisfaite, de trancher la question de savoir si, compte tenu de toutes les circonstances de la présente affaire et de la gravité de la persécution subie dans le passé, le rapatriement en Tanzanie lui causerait des souffrances psychologiques excessives au point de constituer des « raisons impérieuses » qui justifieraient que les demandeurs refusent de se réclamer de la protection de leur pays. Bien que l'arrêt Obstoj, précité, et la décision Hassan, précitée, mentionnent des « circonstances exceptionnelles » , comme j'ai expliqué précédemment, il ne s'agit aucunement d'une invitation à appliquer l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » d'une manière systématique ou sans tenir compte des effets sur un demandeur et sa famille de la persécution subie dans le passé. Dans la présente affaire, la Commission a conclu que la preuve présentée par les demandeurs était digne de foi. Cette preuve, qui par elle-même et de façon objective peut ne pas être jugée suffisamment grave pour constituer des « raisons impérieuses » , peut en fait, selon la situation particulière du demandeur et de sa famille compte tenu de l'état dans lequel ils se trouvent, être néanmoins perçue comme suffisamment grave pour projeter une image d'anxiété qui ferait qu'il serait déraisonnable de concevoir la possibilité d'un retour au pays. Bien qu'il ne soit pas nécessaire que j'exprime une opinion définitive, du moins à première vue, à l'égard de la mort d'un cousin et de l'essentiel des mauvais traitements précédemment décrits, ces faits peuvent certainement, dans l'esprit du demandeur principal, constituer des difficultés excessives à supporter compte tenu de son état fragile. Par conséquent, la Commission aurait dû faire un examen approfondi de cette preuve afin d'effectuer une évaluation appropriée à l'égard du paragraphe 108(4) de la Loi.

[23]            Cela dit, je remarque que dans sa décision la Commission a qualifié le traitement subi par M. Suleiman et sa famille de [TRADUCTION] « déplorable » . Dans le Canadian Oxford Dictionnary (Oxford University Press, 2001), les mots [TRADUCTION] « déplorable » et [TRADUCTION] « déplorer » ont les sens suivants :

[TRADUCTION]

Déplorable : extrêmement mauvais

Déplorer : être scandalisé par; trouver extrêmement mauvais

[24]            D'autre part, dans le même dictionnaire, les mots [TRADUCTION] « épouvantable » , [TRADUCTION] « atroce » et [TRADUCTION] « atrocité » sont définis comme suit :

[TRADUCTION]

Épouvantable : choquant; désagréable; mauvais

Atroce : très mauvais ou désagréable; extrêmement féroce ou méchant

Atrocité : un acte extrêmement méchant ou cruel, en particulier un acte accompagné de violences ou de blessures physiques; méchanceté extrême; quelque chose qui évoque le scandale ou le dégoût


[25]            La Commission a épargné le lecteur de détails choquants de la triste histoire de M. Suleiman et de sa famille. Quoi qu'il en soit, il me semble que si le traitement subi par M. Suleiman et sa famille était [TRADUCTION] « déplorable » , c'est-à-dire extrêmement mauvais, je ne vois alors pas pourquoi ce traitement ne serait pas « épouvantable » ou « atroce » . En l'espèce, la Commission a reconnu que M. Suleiman a été battu par les policiers avec des bâtons ce qui, en soi, est certainement un traitement cruel. Heureusement, M. Suleiman n'a pas été tué par les policiers comme son cousin Mwalim l'a été en 2001. De façon certaine, si le traitement subi par M. Suleiman et sa famille était [TRADUCTION] « déplorable » , la Commission devrait énoncer, dans les circonstances de la présente affaire, les raisons pour lesquelles les actes commis ne peuvent pas être considérés comme des « raisons impérieuses » . Le simple fait qu'un tel mauvais traitement [TRADUCTION] « était, de façon déplorable, usuel pour des personnes qui s'attiraient le mécontentement des forces de sécurité en Tanzanie à l'époque » ne justifie pas la gravité de la persécution subie dans le passé, persécution qui dans la présente affaire est encore assez récente et a apparemment marqué de façon indélébile l'état mental de M. Suleiman. En outre, le caractère généralisé de la persécution subie dans le passé en Tanzanie ne devrait pas servir d'obstacle à l'application de l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » .


[26]            Pour les motifs précédemment mentionnés, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie. L'affaire sera renvoyée à la Commission afin qu'un commissaire, soit le même soit un autre (selon ce qui convient le mieux à la Commission), statue à nouveau sur l'affaire sur le fondement du dossier actuel. Le nouvel examen devrait se limiter à la question de savoir si les demandeurs sont visés par l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » prévue par le paragraphe 108(4) de la Loi, en tenant particulièrement compte des directives contenues dans les présents motifs de l'ordonnance. Étant donné l'issue de la présente affaire, il n'est pas nécessaire de certifier une question grave de portée générale pour la Cour d'appel fédérale. Le défendeur n'a pas proposé de questions aux fins de la certification. La première question proposée par l'avocat des demandeurs à l'égard de la nature du fardeau de preuve n'est pas déterminante et la jurisprudence répond à la deuxième question touchant la nature du critère suivant le paragraphe 108(4) de la Loi.

« Luc Martineau »

Juge

OTTAWA (ONTARIO)

LE 12 AOÛT 2004

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-1439-03

INTITULÉ :               JUMA KHAMIS SULEIMAN ET AL.

c.

M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 27 JUILLET 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE : LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                                   LE 12 AOÛT 2004

COMPARUTIONS :

Mangesh Duggal                                                POUR LES DEMANDEURS

Robert Bafaro                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mangesh Duggal                                                POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

Morris Rosenberg                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


Date : 20040812

Dossier : IMM-1439-03

Ottawa (Ontario), le 12 août 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU

ENTRE :

                            JUMA KHAMIS SULEIMAN et

                                 ZAKIA SALUM ABDULA

                                                                                          demandeurs

                                                     et

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                             défendeur

                                        ORDONNANCE

VU la demande de contrôle judiciaire d'une décision datée du 29 janvier 2003 par laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs ne sont pas des « réfugiés au sens de la Convention » ou des « personnes à protéger » selon les définitions contenues respectivement aux articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi);


POUR LES RAISONS contenues dans les motifs de l'ordonnance énoncés concurremment à la présente ordonnance;

LA COUR ORDONNE que la présente demande de contrôle judiciaire soit accueillie.

LA COUR ORDONNE EN OUTRE que l'affaire soit renvoyée à la Commission afin qu'un commissaire, soit le même soit un autre (selon ce qui convient le mieux à la Commission), statue à nouveau sur l'affaire sur le fondement du dossier actuel. Le nouvel examen devrait se limiter à la question de savoir si les demandeurs sont visés par l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » prévue par le paragraphe 108(4) de la Loi, en tenant particulièrement compte des directives contenues dans les motifs de l'ordonnance énoncés concurremment à la présente ordonnance.

« Luc Martineau »

Juge

Traduction certifiée conforme

Danièle Laberge, LL.L.

   



[1]                À cet égard, un autre commentateur a également proposé l'idée que l'exception [TRADUCTION] « vise principalement à couvrir le cas des victimes de persécution raciale lorsque, contrairement à la persécution politique, la population, de même que le gouvernement, y participe souvent » , (C.A. Pompe, The Convention of 28 July 1951 and the international protection of refugees , HCR/INF/42 (May 1958) 10, N.3; publié à l'origine en néerlandais dans Rechtsgeleerd Magazyn Themis, (1956), 425-01, comme cité par Guy S. Goodwin-Gill, dans le livre The refugee in international law (Oxford University Press, New-York, 1996), à la page 87).

[2]                À cet égard, comme l'a déclaré M. le juge Rouleau dans la décision Elemah c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2001] A.C.F. no 1123, au paragraphe 28 (C.F. 1re inst.) (QL), 2001 CFPI 779 (C.F. 1re inst.) : « Dans cet arrêt, la Cour n'a pas établi un critère exigeant que la persécution atteigne un degré tel qu'on puisse la qualifier d' « atroce » et d' « épouvantable » . Plutôt, la Commission doit considérer de façon approfondie toute la preuve documentaire et orale, notamment la nature des incidents de torture et les rapports médicaux fournis par les parties pour évaluer, comme le prévoit la Loi, s'il existe des " raisons impérieuses " de ne pas le renvoyer » . M. le juge MacKay dans la décision Kulla c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2000] A.C.F. no 1347, au paragraphe 6 (C.F. 1re inst.) (QL), a formulé d'une manière similaire la question qui doit être traitée par la Commission lorsque l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » est soulevée. [Non souligné dans l'original.]

[3]                C'est toujours le cas lorsque le tribunal apprécie le comportement humain ou la crainte subjective de tout demandeur : arrêt Ye c. Canada (Ministre de l'Emploi et Immigration), [1992] A.C.F. no 584 (C.A.F.) (QL); décision Rahnema c. Canada (Solliciteur général) (1993), 68 F.T.R. 298, au paragraphe 20 (C.F. 1re inst.), [1993] A.C.F. no 1431 (C.F. 1re inst.) (QL); décision El-Naem c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1997), 126 F.T.R. 15 (C.F. 1re inst.), [1997] A.C.F. no 185 (C.F. 1re inst.) (QL).

[4]                Par exemple, dans la décision Arguello-Garcia (1993), 64 F.T.R. 307 (C.F. 1re inst.), [1993] A.C.F. no 635 (C.F. 1re inst.), M. le juge McKeown a conclu, en se fondant uniquement sur des facteurs objectifs, que la torture et les agressions sexuelles subies plusieurs années auparavant par le demandeur au Salvador étaient manifestement assez graves, « atroces » et « épouvantables » pour justifier l'application du paragraphe 2(3). À cet égard, il a renvoyé aux définitions des mots [TRADUCTION] « atroce » , [TRADUCTION] « atrocité » et [TRADUCTION] « épouvantable » qu'on trouve dans le Concise Oxford Dictionary of Current English (Clarendon Press, Oxford, 1990) qui les caractérise de façon variée comme [TRADUCTION] « très mauvais ou désagréable » , « extrêmement féroce ou méchant » , « un acte extrêmement méchant ou cruel, en particulier un acte accompagné de violences ou de blessures physiques » , « choquant, désagréable, mauvais » . Bien qu'il ait mentionné que « le droit à la protection contre la torture et le traitement cruel, inhumain et infamant est un droit fondamental qui bénéficie de la plus grande protection internationale » , il a conclu que la Commission avait manifestement commis une erreur en statuant qu'[TRADUCTION] « il n'a pas été satisfait au critère établi dans l'arrêt Obstoj » . De la même façon, dans la décision Velasquez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 76 F.T.R. 210 (C.F. 1re inst.), [1994] A.C.F. no 477 (C.F. 1re inst.) (QL), M. le juge Gibson a avancé que la demanderesse, une femme de soixante-dix ans qui avait été témoin de nombreuses années auparavant du viol de son époux par des membres d'un escadron de la mort au Salvador, pouvait certainement invoquer l'exception à l'égard des « raisons impérieuses » , même s'il était possible qu'elle « puisse ne pas avoir été directement victime de persécution épouvantable » .

[5]                Le paragraphe 3(3) de la Loi et l'article 12 de la Charte canadienne des droits et libertés, Partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l'annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.), 1982, ch. 11.

[6]                Jiminez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 162 F.T.R. 177, aux paragraphes 32 à 34 (C.F. 1re inst.), [1999] A.C.F. no 87 (C.F. 1re inst.) (QL).

[7]                Arguello-Garcia, précitée, aux paragraphes 13 à 16; Biakona c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1999), 164 F.T.R. 220, aux paragraphes 42 et 43 (C.F. 1re inst.), [1999] A.C.F. no 391 (C.F. 1re inst.) (QL); Kulla, précitée, au paragraphe 7.

[8]                Hassan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration)(1994), 77 F.T.R. 309, au paragraphe 14 (C.F. 1re inst.), [1994] A.C.F. no 630 (C.F. 1re inst.)

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