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Date : 20190418


Dossier : IMM-3032-18

Référence : 2019 CF 496

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 18 avril 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SERGEI SEMYKIN

TATIANA SEMYKINA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] confirmait la conclusion de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, car ils bénéficient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] à Moscou. Étant donné que cette conclusion était raisonnable et qu’aucun autre motif ne permet à la Cour d’intervenir, la présente demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

II.  Intitulé de la cause

[2]  Les demandeurs ont désigné Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada à titre de défendeur dans la présente affaire. Le défendeur aurait dû être le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration (Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/9322, paragraphe 5(2); Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], paragraphe 4(1)). Le nom du défendeur qui figure dans l’intitulé de la cause sera par conséquent remplacé par « Le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

III.  Contexte

[3]  Les demandeurs sont des citoyens russes. Vers 2014, le demandeur a commencé à assister à des réunions du Parti du progrès à Krasnodar, où il vivait.

[4]  En août 2015, il a été approché par deux hommes, dont l’un (M. V) lui a dit qu’il ferait mieux de cesser ses activités au sein du Parti du progrès et de se concentrer sur ses petits-enfants s’il tenait à sa sécurité, à son emploi et à sa réputation. Le demandeur a porté plainte à la police deux jours plus tard, mais il a été informé en octobre 2015 qu’aucune enquête n’avait été ouverte. À la suite de cet incident, il a réduit sa participation aux activités du Parti du progrès.

[5]  En avril 2016, le demandeur a été attaqué au couteau. Il n’a pas vu ses agresseurs, mais il croit que M. V était l’un d’entre eux. Les agresseurs lui ont dit de cesser de s’impliquer au sein du Parti du progrès. Le demandeur a été hospitalisé. Un enquêteur de police a recueilli sa déclaration et lui a conseillé d’envisager de mettre fin à son implication auprès du Parti du progrès.

[6]  Le mois suivant, alors qu’il séjournait dans une autre ville chez Inna Naumova, qui est une de ses proches, le demandeur a reçu un appel l’informant qu’il ne serait pas en sécurité tant qu’il exercerait ses activités politiques. Il n’a pas signalé cet incident à la police, compte tenu de l’avertissement de l’enquêteur. Peu après, le demandeur a reçu une lettre de la police l’informant que l’enquête avait été fermée sans que les agresseurs aient été identifiés.

[7]  Les demandeurs sont arrivés au Canada avec des visas de visiteur en août 2016. Leurs deux fils ont présenté des demandes d’asile au Canada en novembre 2016. En avril 2017, alors que les demandeurs se trouvaient au Canada, ils ont été informés que trois personnes cherchaient à savoir où se trouvait le demandeur. Lors d’un autre incident une semaine plus tard, le demandeur a appris qu’on avait incendié sa voiture. Quelqu’un avait appelé la police, mais on lui avait dit de ne rien faire, étant donné que l’incendie était délibéré et visait à envoyer un message.

[8]  La SPR a conclu que les demandeurs étaient crédibles, mais qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de lier ces événements aux autorités russes ou au Service fédéral de sécurité [FSB]. La SPR a également conclu à l’existence d’une PRI viable à Moscou. La SAR a confirmé ces deux conclusions.

[9]  La SAR a rejeté la requête des demandeurs visant à déposer de nouveaux documents au titre de l’article 29 des Règles de la Section d’appel des réfugiés, DORS/2012-257 [les Règles de la SAR]. Les demandeurs ont soumis neuf documents après la mise en état de leur appel. Ils ont fait valoir que les huit premiers documents avaient été mal télécopiés. Toutefois, la SAR a conclu que leur dossier ne soutenait pas cette explication. De plus, les demandeurs n’ont pas démontré en quoi les documents respectaient les exigences du paragraphe 110(4) de la LIPR et ils ont omis de joindre un affidavit ou une déclaration solennelle aux documents, contrairement au paragraphe 37(4) des Règles de la SAR. La SAR a donc refusé d’admettre en preuve ces documents. Elle a toutefois souligné que certains des documents avaient été présentés à la SPR et qu’elle pouvait donc les prendre en considération.

[10]  Les demandeurs ont affirmé que le neuvième document, l’affidavit d’un cousin, n’était pas accessible lorsqu’ils ont mis leur dossier en état. La SAR n’a pas accepté cette explication et a conclu qu’ils avaient omis de fournir la déclaration solennelle ou l’affidavit visé au paragraphe 37(4). Elle a donc refusé d’admettre en preuve l’affidavit du cousin.

IV.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[11]  Les demandeurs soulèvent quatre arguments; ils soutiennent que la SAR a commis une erreur en :

  1. écartant à tort des éléments de preuve;

  2. tirant des conclusions déraisonnables, notamment des conclusions déguisées en matière de crédibilité;

  3. jugeant que Moscou était une PRI acceptable;

  4. ne répondant pas aux arguments soulevés en appel, commettant ainsi une entorse à l’équité procédurale.

[12]  Tous ces arguments seront traités ci-dessous. Les trois premiers d’entre eux seront examinés en fonction de la norme de la décision raisonnable (del Solar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1145, au paragraphe 25), alors que le dernier argument, celui portant sur l’équité procédurale, le sera selon la norme de la décision correcte (Chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54).

V.  Analyse

1)  La SAR a-t-elle injustement écarté des éléments de preuve?

[13]  Dans leurs observations écrites, les demandeurs ont soutenu que la SAR avait commis une erreur dans son traitement de tous les nouveaux éléments de preuve. Toutefois, l’avocat des demandeurs a admis à l’audience que la SAR avait reconnu que certains des « nouveaux » éléments de preuve documentaire (pièces 1 à 6) avaient été présentés à la SPR et que la SAR pouvait donc en tenir compte. L’avocat a affirmé que la SAR avait passé sous silence l’un de ces éléments, soit l’affidavit de Mme Naumova, qui traitait de la visite des trois hommes à son domicile et de la destruction de la voiture des demandeurs. Je ne suis pas de cet avis. Ce document a clairement été présenté à la SPR ainsi qu’à la SAR, et ces deux tribunaux l’ont pris en considération. La SAR a examiné cet affidavit, mais l’a rejeté parce qu’il avait été déposé de façon inadéquate.

[14]  De plus, les demandeurs ont prétendu que la SAR avait injustement exclu le neuvième nouveau document, soit l’affidavit du cousin. Je ne partage pas cet avis. La SAR a expliqué qu’elle avait exclu ce document, car il n’avait pas été déposé conformément aux Règles de la SAR. Premièrement, la SAR a souligné que rien n’expliquait pourquoi l’affidavit du cousin n’avait pas été déposé plus tôt. Deuxièmement, il a été présenté en retard après la mise en état du dossier. Troisièmement, au-delà de ces deux défauts, l’affidavit n’a pas été présenté conformément au paragraphe 37(4) des Règles de la SAR.

[15]  L’avocat des demandeurs a fait valoir qu’il était en désaccord avec les deux premiers motifs invoqués par la SAR pour exclure l’affidavit. Cependant, il a admis à l’audience qu’il ne pouvait rien dire à l’égard du troisième motif invoqué pour exclure cet élément de preuve.

[16]  La SAR est maître de sa propre procédure (Fu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1074, au paragraphe 24). En l’espèce, pour établir s’il fallait inclure les éléments de preuve, la SAR a interprété ses propres règles, ce qui relève strictement de sa loi constitutive. La norme de contrôle de la décision raisonnable s’applique donc à cette question. Il lui était certes loisible de tirer les trois conclusions en question, et je considère que celles-ci sont raisonnables. Contrairement à ce qu’affirment les demandeurs, l’exclusion des éléments de preuve en question n’est aucunement injuste, comme l’a expliqué le juge Locke aux paragraphes 29 et 30 de Niyas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 878.

2)  La Section d’appel des réfugiés a-t-elle tiré des conclusions déraisonnables, notamment des conclusions déguisées en matière de crédibilité?

[17]  À la lumière des éléments de preuve susmentionnés et de ceux versés au dossier, la SAR a finalement confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la preuve n’était pas suffisante pour conclure que les menaces et les attaques survenues en Russie s’expliquaient par le seul fait que M. V était un agent de l’État russe. D’après la preuve, il était tout à fait loisible à la SAR de tirer cette conclusion, qui est d’ailleurs tout à fait raisonnable.

[18]  Les demandeurs ont présenté plusieurs arguments pour étayer la perception selon laquelle M. V pourrait être un agent de l’État. Ces arguments ne sont pas convaincants. Premièrement, le rôle de la Cour n’est pas de donner son opinion sur la preuve. Elle doit plutôt se pencher sur la façon dont l’affaire a été entendue par le tribunal et décider si ses conclusions étaient raisonnables selon les principes énoncés dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47. Deuxièmement, je ferais remarquer que ces arguments, d’après la preuve, se rapportent davantage à des possibilités qu’à des probabilités; ils n’atteignent donc pas le niveau de fiabilité ou de crédibilité requis (voir, par exemple, Orelien c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] 1 CF 592, au paragraphe 21 (CA)).

[19]  Nombre des arguments des demandeurs soulevés dans le cadre du présent contrôle judiciaire comportent ces deux lacunes, notamment les inférences tirées de la conduite de M. V. et de ses associés, c’est-à-dire, qu’ils représentent uniquement d’autres conclusions possibles qui auraient pu être tirées. Toutefois, les demandeurs ne m’ont pas convaincu qu’il s’agissait d’hypothèses probables. En effet, compte tenu de la preuve qui m’a été présentée, une conclusion de la SAR selon laquelle M. V est un mandataire de l’État aurait relevé de la conjecture. Par conséquent, je ne suis pas d’avis que la SAR a tiré des conclusions voilées sur la crédibilité. Les demandeurs n’ont tout simplement pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour étayer leurs allégations (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 27). Autrement dit, ce n’est pas parce que le récit des faits d’un demandeur est jugé crédible qu’il a établi de façon suffisante sa théorie quant à la raison pour laquelle les faits en questions sont survenus.

3)  La Section d'appel des réfugiés a-t-elle ignoré ou mal interprété des éléments de preuve ou des arguments précis en concluant que les demandeurs avaient une possibilité de refuge intérieur à Moscou?

[20]  Étant donné que la SAR a conclu que la preuve ne permettait pas d’établir que M. V. était un agent du FSB, il incombait aux demandeurs de démontrer l’absence d’une PRI, et non à la SAR d’en prouver l’existence (Iyere c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 67, aux paragraphes 35 et 57). La SAR a relevé que le critère à deux volets suivant s’applique pour les besoins de l’évaluation d’une PRI proposée : (1) il ne doit y avoir aucune possibilité sérieuse que la personne soit persécutée dans la PRI, et (2) les conditions de la PRI doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge. La SAR a expliqué pourquoi les deux volets du critère relatif à la PRI étaient respectés.

[21]  Les demandeurs ont fait valoir que le taux de criminalité élevé à Moscou démontre qu’il ne s’agit pas d’une PRI appropriée et qu’il serait déraisonnable pour eux d’y déménager, étant donné leurs lieux de résidence passés, leurs études, leurs professions, leurs antécédents de voyage ainsi que le fait que leurs enfants sont au Canada. Le taux de criminalité élevé de la capitale russe est un élément avec lequel tous les Moscovites doivent composer, à l’instar de nombreux habitants d’autres grandes villes du monde. Ni les arguments présentés par les demandeurs concernant la crainte subjective, ni les statistiques sur la criminalité à Moscou, ni le guide jurisprudentiel TB7-0183, ni le fait que leurs enfants soient au Canada ne rendent déraisonnables les conclusions relatives à la PRI selon l’un ou l’autre des volets du critère applicable.

4)  La Section d’appel des réfugiés a-t-elle injustement omis de répondre aux arguments soulevés en appel?

[22]  Après avoir analysé toutes les observations écrites et écouté attentivement l’ensemble des arguments des avocats à l’audience, je ne relève aucun manquement à l’équité procédurale (en fait, l’avocat des demandeurs n’a pas abordé l’équité procédurale à l’audience). Par souci d’exhaustivité, j’aborderai brièvement cette question.

[23]  Le seul argument qui n’a pas été traité de façon distincte par la SAR était la question de la protection de l’État. Il n’était toutefois pas nécessaire d’aborder cette question de façon directe, parce qu’elle l’a été de façon indirecte dans la discussion concernant la PRI. En effet, en l’absence d’une protection adéquate de l’État à Moscou, la conclusion concernant la PRI n’aurait pu être tirée selon les deux critères susmentionnés. Quoi qu’il en soit, il est bien établi en droit que la SAR n’est pas tenue de traiter expressément de chacun des arguments soulevés (Canada (Procureur général) c Franchi, 2011 CAF 136, au paragraphe 41).

[24]  Enfin, les demandeurs allèguent également dans leur argumentation écrite que l’exclusion injuste de leurs nouveaux éléments de preuve est attribuable à l’incompétence du conseil qui les représentait devant la SAR (voir la question nº 1 ci-dessus). Encore une fois, cette question n’a pas été abordée à l’audience, mais, par souci d’exhaustivité, je vais aussi traiter de cet argument lié au caractère inéquitable de l’examen.

[25]  Les demandeurs avaient à leur disposition des moyens de contester les faits et gestes de leur ancien conseil s’ils avaient des récriminations à cet égard. Or, ils ne se sont pas prévalus de ces moyens. La Cour d’appel fédérale a clairement expliqué cela dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, aux paragraphes 67 et 68. Le défendeur souligne également à juste titre qu’un critère à trois volets s’applique lorsque l’on conteste la compétence d’un avocat (Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1189, au paragraphe 16; Olayinka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 975, aux paragraphes 15 et 16).

[26]  De plus, la Cour a élaboré un protocole à cet égard qui prévoit une procédure détaillée à suivre pour contester la compétence d’un conseil. Cette procédure n’a pas été suivie (voir le Protocole procédural de la Cour fédérale concernant les allégations formulées contre les avocats ou contre d’autres représentants autorisés au cours des instances de la Cour fédérale en matière de citoyenneté, d’immigration et de personnes à protéger, daté du 7 mars 2014).

VI.  Conclusion

[27]  Malgré tous les efforts déployés par les demandeurs, ces derniers n’ont pas été en mesure de démontrer que le tribunal avait tiré des conclusions erronées ou déraisonnables. Leur demande est par conséquent rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3032-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. L’intitulé de la cause est modifié pour que « le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », plutôt que « le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté », y soit immédiatement et dûment désigné à titre de défendeur.

  3. Aucune question à certifier n’a été plaidée, et l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de mai 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3032-18

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

SERGEI SEMYKIN, TATIANA SEMYKINA c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 3 avril 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

Le 18 avril 2019

 

COMPARUTIONS :

Marvin Moses

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alexis Singer

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Marvin Moses Law Office

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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