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Date : 20190418


Dossier : IMM‑872‑18

Référence : 2019 CF 495

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 avril 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

OLUWASEYI KAYODE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Madame Oluwaseyi Kayode, la demanderesse, est citoyenne du Nigéria. En mars 2015, elle a obtenu un visa l’autorisant à entrer aux États‑Unis qui était valide pour une période de deux ans. Lorsqu’elle a quitté le Nigéria pour les États‑Unis à la fin de novembre 2015, la demanderesse était enceinte d’un peu plus d’un mois. Après être restée aux États‑Unis pendant un peu plus de quatre mois, la demanderesse est entrée au Canada le 4 avril 2016. Elle a présenté une demande d’asile peu de temps après. Elle a dit qu’elle serait exposée à des risques si elle retournait au Nigéria parce que son ancien ami de cœur (le père de son enfant) et la famille de ce dernier les forceraient, elle et l’enfant, à se soumettre à certains rituels qui pourraient nuire à l’enfant et auxquels la demanderesse s’opposait pour des motifs religieux. De plus, l’ancien ami de cœur et la famille de ce dernier avaient menacé de faire du mal à la demanderesse parce qu’elle refusait de revenir des États‑Unis afin de se soumettre à ces rituels.

[2]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a entendu la demande d’asile de la demanderesse pendant deux jours en février et en mars 2017. Pour des motifs datés du 17 mai 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile parce qu’elle avait tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité et parce que la demanderesse disposait d’une possibilité de refuge intérieur au Nigéria.

[3]  La demanderesse a interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La demanderesse n’a produit aucun élément de preuve nouveau et elle n’a pas demandé d’audience devant la SAR. La SAR a rejeté l’appel dans une décision datée du 17 janvier 2018. La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’avait ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger. Bien que la SAR ait conclu que la demanderesse ne disposait pas d’une possibilité de refuge intérieur, elle a rejeté les autres motifs d’appel invoqués par la demanderesse et elle a confirmé les conclusions défavorables tirées par la SPR en matière de crédibilité.

[4]  La demanderesse demande maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). La demanderesse soutient que les conclusions de la SAR en matière de crédibilité sont déraisonnables et que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents.

[5]  Pour les motifs qui suivent, j’ai conclu que la SAR n’a pas commis d’erreur à l’un ou l’autre égard. En conséquence, la présente demande sera rejetée.

[6]  La demanderesse a également soutenu que la SAR a commis une erreur en omettant de procéder à analyse distincte au titre de l’article 97 de la LIPR. Cette question n’a pas été soulevée devant la SAR et l’on ne peut pas reprocher au commissaire de ne pas l’avoir abordée (Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 384, au paragraphe 37). Je n’ai pas besoin d’examiner cette question plus à fond.

II.  CONTEXTE

[7]  La demanderesse est née à Lagos, au Nigéria, en juin 1991. Elle a obtenu un diplôme en administration des affaires en mars 2013 de l’école polytechnique Moshood Abiola, à Abeokuta, au Nigéria. En avril 2013, elle a été admise à un programme à temps partiel afin d’obtenir un diplôme national supérieur en administration des affaires à la même école.

[8]  La demanderesse a rencontré monsieur Olatunde Gbadamosi par l’entremise d’un ami en septembre 2013. Les deux ont commencé à se fréquenter. En octobre 2015, la demanderesse a découvert qu’elle était enceinte. Après qu’elle lui eut annoncé la nouvelle, Olatunde a dit qu’ils devaient rencontrer sa famille. Selon la demanderesse, le père d’Olatunde est un homme d’affaires prospère et qu’il [traduction] « appartient en secret à une secte ».

[9]  Dans son exposé circonstancié, la demanderesse décrit comme suit la rencontre avec la famille d’Olatunde :

[traduction]

Le père d’Olatunde m’a dit avoir entendu dire que j’étais enceinte pour son fils et, avant que nous nous mariions, je dois me soumettre à certains rituels parce qu’il voulait être très certain si la grossesse est pour son fils. J’ai été choquée et surprise quand j’ai entendu cela, parce que je n’avais jamais trompé auparavant. Il m’a dit que, selon leur tradition, toutes les femmes et tous les enfants nés dans leur famille doivent observer des rituels. Je lui ai demandé quel type de rituels, et il m’a dit que, premièrement, je vais me faire couper les cheveux, utiliser des objets tranchants pour faire une marque tribale sur mon corps. Après cela, je vais prendre un bain avec une concoction (herbes) et je vais jurer sous serment qu’Olatunde est le père. De plus, après que j’aurai accouché, si c’est une fille, ils vont couper le clitoris et utiliseront du sang d’animal pour la laver; s’il s’agit d’un garçon, ils vont faire une marque tribale sur son visage et ils vont utiliser du sang d’animal pour lui donner un bain, puis ils vont le circoncire dans une forêt profonde. [Traduit tel que libellé dans la version anglaise.]

[10]  La demanderesse affirme qu’elle a dit à Olatunde et à son père qu’elle ne pouvait pas se soumettre à ce rituel parce que c’était contraire à sa religion de chrétienne. Olatunde et son père ont insisté pour dire qu’elle devait se soumettre aux rituels [traduction« à tout prix » parce que c’est leur tradition.

[11]  À la fin d’octobre 2015, la famille d’Olatunde a commencé à appeler la demanderesse et à exercer des pressions sur elle pour qu’elle se soumette rapidement aux rituels. Le 5 novembre 2015, la demanderesse a quitté la maison de ses parents à Lagos et elle s’est rendue chez une amie de son école à Abeokuta [traduction« pour échapper à Olatunde et à son harcèlement ». Olatunde a continué d’essayer de l’appeler, mais elle n’a pas répondu. Deux semaines après son arrivée chez son amie, Olatunde s’est présenté en compagnie d’un certain nombre de policiers. Il a dit qu’il n’était pas acceptable qu’elle essaie de l’éviter. Selon la demanderesse, Olatunde [traduction« a dit que, peu importe où j’étais au Nigéria, il me trouverait et que je devais répondre à ses appels, sinon il s’arrangerait pour me faire obéir ». La demanderesse affirme dans son exposé circonstancié qu’Olatunde l’a [traduction« traînée » chez ses parents. Après son départ, la demanderesse a dit à son père qu’elle devait se soustraire au stress et se reposer pendant quelque temps.

[12]  La demanderesse avait déjà obtenu un visa l’autorisant à entrer aux États‑Unis en mars 2015. Elle a décidé d’y aller en vacances. Elle est partie du Nigéria le 25 novembre 2015 et elle est arrivée à New York le lendemain. Selon la demanderesse, elle avait d’abord prévu de rester chez son oncle au Maryland pendant deux semaines (bien qu’elle eût acheté un billet d’avion pour son retour le 30 novembre 2015). Elle a fini par rester chez son oncle pendant les quatre mois suivants.

[13]  La demanderesse affirme qu’elle a décidé de prolonger son séjour aux États‑Unis en raison des problèmes qu’elle avait avec Olatunde. Toutefois, elle affirme également qu’Olatunde n’a commencé à la chercher qu’un mois après qu’elle eut quitté le Nigéria. Olatunde et son père sont allés à sa recherche chez le père de la demanderesse. Ils ont menacé de faire arrêter le père de la demanderesse si celui‑ci ne leur disait pas où se trouvait la demanderesse. Le père de la demanderesse s’est adressé à la police pour porter plainte au sujet de cette menace, mais les policiers lui ont dit qu’il s’agissait d’un [traduction« problème familial » qu’ils devaient régler eux‑mêmes. En conséquence, le père de la demanderesse a donné le numéro de téléphone de la demanderesse à Olatunde.

[14]  Dans un affidavit déposé au soutien de la demande d’asile, le père de la demanderesse décrit ses rencontres avec Olatunde quelque peu différemment. Selon le père de la demanderesse, Olatunde est venu chez lui le 20 décembre 2015. Olatunde était [traduction« mécontent » que la demanderesse n’ait pas répondu à ses appels. (Rien ne permet de savoir si la demanderesse a apporté son téléphone cellulaire nigérian avec elle aux États‑Unis.) Lorsqu’il s’est rendu compte qu’elle n’était pas là, Olatunde a saccagé la maison et a menacé de faire [traduction« arrêter ou battre » le père de la demanderesse si celui‑ci ne lui disait pas où se trouvait la demanderesse. Le père de la demanderesse a dit qu’il [traduction« a refusé de le lui dire, mais lorsque les menaces et le harcèlement ont empiré et que la police a même refusé de l’aider », il [traduction« n’a pas eu d’autre choix » que de lui donner le numéro de téléphone de la demanderesse aux États‑Unis.

[15]   À l’audience de la SPR, la demanderesse a simplement affirmé dans son témoignage qu’Olatunde avait menacé de faire quelque chose à son père que celui‑ci regretterait s’il ne lui donnait pas le numéro de téléphone de la demanderesse. Elle n’a pas fait expressément mention des menaces d’arrestation ou d’agression.

[16]  La demanderesse affirme que, pendant qu’elle était aux États‑Unis, elle n’a pas eu de nouvelles d’Olatunde jusqu’à ce que son père donne le numéro de la demanderesse à celui‑ci. Olatunde a alors commencé à l’appeler aux États‑Unis et à la menacer. Il lui a dit qu’elle devait retourner au Nigéria pour se soumettre aux rituels. Il a dit que, si elle refusait, son père et lui utiliseraient leurs contacts pour la ramener.

[17]  La demanderesse affirme qu’elle craignait tellement Olatunde et les contacts de sa famille qu’elle n’est sortie pour la première fois de la maison de son oncle au Maryland qu’à la fin de mars. À cette occasion, elle s’est rendue dans un bar local où une femme a entrepris une conversation avec elle parce qu’elle avait l’air très triste. La demanderesse lui a raconté son histoire. Elle a expliqué qu’elle craignait d’être forcée de retourner au Nigéria et de subir les rituels. La femme lui a dit que la demanderesse devrait se rendre au Canada et y présenter une demande d’asile. Elle a offert à la demanderesse de la présenter à un agent qui pourrait l’aider à se rendre au Canada.

[18]  La demanderesse a rencontré l’agent en question le lendemain. Il a accepté de l’aider moyennant des frais de 2 000 $. Le 4 avril 2016, l’agent, la demanderesse et deux autres personnes se sont rendus en voiture du Maryland à Toronto. Ils sont entrés au Canada à Niagara Falls. L’agent avait pris le passeport nigérian de la demanderesse, bien qu’il le lui ait finalement rendu. La demanderesse ne savait pas quels documents l’agent avait présentés à la frontière canado‑américaine. L’agent a déposé la demanderesse à une église à Toronto. Des gens à l’église l’ont mise en contact avec un avocat pour l’aider à faire sa demande d’asile. Cette demande a été présentée le 26 avril 2016.

[19]  Selon le père de la demanderesse, Olatunde a continué de menacer la demanderesse et d’insister pour qu’elle retourne au Nigéria. Olatunde a déclaré que [traduction« son enfant doit terminer les rituels familiaux » et que, si la demanderesse ne revenait pas, il [traduction« la tuerait lorsqu’il la retrouverait ». Le père de la demanderesse affirme qu’Olatunde est venu à sa maison aussi récemment que le 5 mai 2016 et qu’il a proféré des menaces contre sa fille. L’affidavit du père de la demanderesse a été souscrit le 20 mai 2016.

[20]  La demanderesse n’a présenté aucune preuve, que ce soit à l’audience de la SPR en février et en mars 2017 ou dans le cadre de son appel à la SAR, que des menaces ont été proférées après cette date.

[21]  La fille de la demanderesse est née à Toronto en juillet 2016.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[22]  Comme je l’ai déjà mentionné, la SPR a rejeté la demande d’asile de la demanderesse. La demanderesse a interjeté appel de cette décision devant la SAR essentiellement pour quatre motifs :

  • a) la SPR a commis une erreur dans son évaluation de la crédibilité;

  • b) la décision de la SPR reposait sur des erreurs de fait;

  • c) la SPR a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que la demanderesse disposait d’une possibilité de refuge intérieur;

  • d) devant la SPR, la demanderesse n’a pas été représentée adéquatement par un avocat.

[23]  Le commissaire de la SAR a appliqué l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 (Huruglica). Autrement dit, la SAR doit effectuer sa propre analyse du dossier afin de déterminer si la SPR a commis une erreur. Lorsque la crédibilité des témoignages de vive voix présentés à la SPR n’est pas une question déterminante, la SAR doit appliquer la norme de la décision correcte lorsqu’elle examine les conclusions de fait ou les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SPR. Lorsque la crédibilité des témoignages de vive voix présentés à la SPR est une question déterminante, la SAR doit faire preuve de retenue à l’égard de la SPR car celle‑ci a joui d’un avantage significatif par rapport à la SAR en ce qui concerne l’appréciation des éléments de preuve présentés.

[24]  Le seul motif d’appel qui peut donner lieu à un contrôle judiciaire est celui qui concerne l’évaluation de la crédibilité de la demande par la SAR. La SAR a convenu avec la SPR que la demanderesse n’était pas crédible. En s’appuyant sur son propre examen de la preuve, la SAR a fondé cette conclusion sur deux éléments clés : premièrement, le défaut de la demanderesse de demander l’asile aux États‑Unis était incompatible avec sa crainte alléguée de persécution au Nigéria, et, deuxièmement, la demanderesse n’a pas expliqué avec cohérence comment Olatunde avait pu communiquer avec elle aux États‑Unis.

[25]  La demanderesse soutient également que la SAR n’a pas tenu compte d’éléments de preuve pertinents lorsqu’elle a rejeté la demande d’asile. J’aborde cet argument plus loin.

IV.  NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[26]  La Cour contrôle les décisions de la SAR sur les questions de fait et les questions mixtes de fait et de droit selon la norme de la décision raisonnable (Huruglica, au paragraphe 35). Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, au paragraphe 18). Autrement dit, la cour de révision doit examiner à la fois le résultat et les motifs donnés au soutien de ce résultat (Delta Airlines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 27). L’examen de la cour de révision s’attache « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » ainsi qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision doit intervenir uniquement si ces critères ne sont pas satisfaits. Il ne lui appartient pas de pondérer à nouveau la preuve ou d’imposer l’issue qu’elle estime préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

V.  QUESTIONS EN LITIGE

[27]  Comme je l’ai déjà mentionné, la demanderesse conteste la décision de la SPR pour deux raisons principales :

  • a) les conclusions de la SAR en matière de crédibilité sont déraisonnables;

  • b) la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents.

VI.  ANALYSE

A.  Les conclusions de la SAR en matière de crédibilité sont‑elles déraisonnables?

[28]  La demanderesse soutient que la SAR a tiré des conclusions défavorables déraisonnables quant à sa crédibilité en raison de son défaut de demander l’asile aux États‑Unis et de son explication quant à la façon dont Olatunde avait pu communiquer avec elle aux États‑Unis. Je ne souscris pas à ces prétentions.

[29]  En examinant d’abord la question du défaut de demander l’asile aux États‑Unis, j’ai récemment résumé les principes directeurs concernant le retard à demander l’asile, dans l’affaire Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 334, au paragraphe 24. Je répète ces principes :

  • a) Le fait de tarder à demander l’asile n’est pas déterminant quant à l’issue de la demande; il s’agit plutôt d’un facteur dont le décideur peut tenir compte pour évaluer la crédibilité de la demande (Calderon Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 412, aux paragraphes 19 et 20).

  • b) En particulier, le retard peut indiquer une absence de crainte de persécution de la part du demandeur d’asile dans le pays en cause (Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 271 (CAF), 157 NR 225). Autrement dit, le retard peut être probant quant à la crédibilité de l’affirmation du demandeur d’asile selon laquelle il craint d’être persécuté dans le pays de référence (Kostrzewa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1449, au paragraphe 27).

  • c) La question de savoir si le demandeur d’asile a tardé à présenter sa demande, et, le cas échéant, la durée du retard, doit être appréciée au regard du moment où la crainte du demandeur d’asile a pris naissance, selon son récit personnel.

  • d) La question déterminante est la suivante : le demandeur d’asile a‑t‑il agi d’une manière qui s’accorde avec la crainte de persécution qu’il prétend avoir?

  • e) Un retard à demander l’asile peut être incompatible avec une crainte subjective parce qu’on s’attend généralement à ce qu’un demandeur d’asile véritablement animé d’une crainte demande l’asile à la première occasion (Osorio Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 851, aux paragraphes 14 et 15).

  • f) Lorsqu’un demandeur d’asile ne demande pas l’asile à la première occasion, le décideur doit, lorsqu’il soupèse l’importance de ce retard, se demander pourquoi le demandeur d’asile a agi ainsi. Une autre explication satisfaisante du retard à demander l’asile peut l’amener à conclure que ce retard n’est pas incompatible avec la crainte de persécution alléguée par le demandeur d’asile. En l’absence d’une autre explication satisfaisante, il est loisible au décideur de juger que, quoi que dise maintenant le demandeur d’asile, il ne craint pas réellement la persécution, et que c’est la raison pour laquelle il n’a pas demandé l’asile plus tôt (Espinosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1324, au paragraphe 17; Dion John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1283, au paragraphe 23 (Dion John); Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, au paragraphe 28).

  • g) La question de savoir si l’explication est satisfaisante ou non dépend des circonstances de l’affaire, et notamment des caractéristiques et des circonstances propres au demandeur d’asile et à sa compréhension du processus de l’immigration et de la protection des réfugiés (Gurung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1097, aux paragraphes 21 à 23; Licao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 89, aux paragraphes 57 à 60; Dion John, aux paragraphes 21 à 29).

[30]  Les dires de la demanderesse ne permettent pas d’établir avec précision le moment auquel la crainte de persécution s’est cristallisée. La demanderesse a affirmé que la pression exercée sur elle afin qu’elle se soumette aux rituels avait commencé dès la fin d’octobre 2015. Cette pression était telle qu’elle avait jugé nécessaire d’aller se cacher chez une amie afin d’échapper à Olatunde, mais celui‑ci l’a trouvée et l’a ramenée de force dans sa famille deux semaines plus tard. La demanderesse a décidé de quitter le Nigéria pour les États‑Unis, mais, à ce moment‑là, c’était seulement pour des vacances, afin d’échapper au stress de la situation et se reposer pendant quelque temps. À un moment donné, alors qu’elle se trouvait aux États‑Unis, Olatunde a réussi à communiquer avec elle. Ses menaces la faisaient craindre pour sa sécurité et celle de son enfant. On ne sait pas vraiment quand ce contact a eu lieu, mais, quoi qu’il en soit, la demanderesse a également affirmé qu’elle avait toujours à ce point peur d’Olatunde et de sa famille qu’elle n’est sortie de la maison de son oncle pour la première fois que peu de temps avant qu’elle parte pour le Canada.

[31]  Dans ce contexte, il était raisonnable que la SAR (comme la SPR avant elle) examine les raisons pour lesquelles la demanderesse n’avait pas demandé l’asile aux États‑Unis. La demanderesse a donné deux raisons à cela. L’une était qu’elle ne s’était pas rendu compte qu’elle pouvait demander l’asile aux États‑Unis. L’autre était qu’elle ne voulait pas rester aux États‑Unis parce qu’elle craignait qu’Olatunde et sa famille ne puissent l’y trouver et la forcer à retourner au Nigéria.

[32]  La SAR a rejeté ces deux explications. À mon avis, cela n’était pas déraisonnable.

[33]  Contrairement à ce que prétend la demanderesse dans la présente demande de contrôle judiciaire, la SAR n’a pas imposé à la demanderesse des normes de comportement raisonnable inapplicables. Rien dans les antécédents de la demanderesse ne pouvait expliquer son défaut de chercher ne serait‑ce que des renseignements élémentaires sur la façon de demander l’asile aux États‑Unis. La demanderesse est une femme qui sait lire et écrire et qui est raisonnablement bien instruite. Elle détenait de l’expérience en matière de voyages internationaux et connaissait au moins de façon rudimentaire les procédures d’immigration (elle avait voyagé, munie d’un visa, non seulement aux États‑Unis, mais également au Royaume‑Uni auparavant). Lorsqu’elle s’est fait demander directement à l’audience de la SPR pourquoi elle n’avait pas fait de recherches pour savoir comment elle pourrait vivre légalement aux États‑Unis puisqu’elle y était déjà, la demanderesse a répondu que cela [traduction« ne lui était pas venu à l’esprit » et qu’elle était [traduction« terrifiée » et « effrayée ». La SAR n’a pas accepté la prétention de la demanderesse selon laquelle elle était paralysée par sa crainte qu’Olatunde ou les contacts de sa famille ne la trouvent. Il s’agit d’une décision raisonnable à la lumière de ce qui constituait tout au plus de vagues craintes de la part de la demanderesse au sujet de la façon dont Olatunde et sa famille pourraient utiliser leurs contacts non précisés pour la trouver aux États‑Unis et la ramener au Nigéria. Il s’agit également d’une décision raisonnable à la lumière du fait que la demanderesse avait décidé de prolonger son séjour aux États‑Unis bien avant qu’Olatunde n’ait même commencé à la chercher au Nigéria ou à communiquer avec elle aux États‑Unis.

[34]  En bref, la SAR a conclu qu’aucune raison valable ne justifiait que la demanderesse n’ait pas cherché à savoir comment elle pourrait se protéger aux États‑Unis si elle craignait véritablement ce qui se produirait si elle retournait au Nigéria. Le fait qu’elle n’ait rien fait permettait de douter de l’authenticité de la crainte que la demanderesse alléguait maintenant. Il n’y a aucune raison d’invalider cette conclusion.

[35]  La SAR n’a pas non plus accepté le récit improbable de la demanderesse selon lequel c’est une étrangère, dans un bar, qui lui a parlé du processus d’asile, et qui, par hasard, a pu la présenter à un agent qui pouvait l’aider à entrer au Canada, où elle pourrait demander l’asile. De plus, la SAR a conclu qu’il était peu probable que la demanderesse prenne le risque d’entrer illégalement au Canada et d’être expulsée vers le Nigéria alors que son statut aux États‑Unis était garanti tant que son visa était valide (le visa n’expirait que le 24 mars 2017). Quant à la sécurité relative des États‑Unis et du Canada, la demanderesse prétend qu’elle ne voulait pas rester aux États‑Unis parce qu’Olatunde pouvait utiliser les contacts de son père pour la trouver là‑bas et la ramener au Nigéria. La demanderesse n’explique jamais pourquoi elle croyait que cela ne se produirait pas si elle allait au Canada.

[36]  Après avoir rejeté les raisons données par la demanderesse pour expliquer pourquoi elle n’a demandé l’asile que lorsqu’elle est arrivée au Canada, il était loisible à la SAR de tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité de l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle craignait subjectivement d’être persécutée au Nigéria. En l’absence d’une telle crainte, il n’était pas nécessaire de poursuivre l’analyse en se demandant si la crainte était objectivement fondée.

[37]  Enfin, à cet égard, la demanderesse a soutenu devant la SAR que les États‑Unis n’étaient pas un tiers pays sûr pour les demandeurs d’asile comme elle. La pertinence de cette question ne me semble pas clair en l’absence de preuve de la part de la demanderesse selon laquelle il s’agissait là d’une raison pour laquelle elle n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis. Loin d’offrir une telle explication, la demanderesse a prétendu ne savoir absolument rien quant au processus d’asile aux États‑Unis. Quoi qu’il en soit, le commissaire de la SAR a examiné cette question dans ses motifs, et la demanderesse n’a démontré aucune erreur susceptible de contrôle dans cet examen.

[38]  Je passe maintenant à la question de savoir comment Olatunde a pu communiquer avec la demanderesse aux États‑Unis. Le commissaire de la SAR a conclu que la version des faits de la demanderesse sur ce point n’était pas crédible. Bien que j’estime que le commissaire a mal apprécié une partie de la preuve relative à cette question, sa décision est néanmoins raisonnable.

[39]  La demanderesse a affirmé qu’elle avait un téléphone cellulaire nigérian lorsqu’elle était au Nigéria. Olatunde possédait le numéro de ce téléphone, et il l’utilisait pour appeler la demanderesse. Bien que la demanderesse ne le dise jamais expressément, il semble qu’elle ait obtenu un autre téléphone cellulaire aux États‑Unis. Le père de la demanderesse aurait donné, sous la contrainte, le numéro de ce téléphone à Olatunde. Olatunde a alors commencé à appeler la demanderesse et à lui dire qu’elle aurait de graves ennuis si elle ne retournait pas au Nigéria et n’observait pas les rituels. Lorsque le commissaire de la SPR lui a demandé si elle avait déjà songé à changer son numéro, la demanderesse a répondu que non. À la question de savoir pourquoi elle ne l’a pas fait, la demanderesse a répondu : [traduction] « Parce que je ne l’ai pas jugé nécessaire à ce moment‑là. » La demanderesse ne dit pas si elle a changé de numéros après être arrivée au Canada.

[40]  Le commissaire de la SAR a trouvé [traduction« curieux » que la demanderesse ait déclaré à un moment donné qu’Olatunde avait son numéro de téléphone cellulaire personnel, mais qu’elle ait ensuite déclaré qu’il ne l’avait obtenu que lorsque son père le lui avait donné. Je suis d’accord avec la demanderesse pour dire que le commissaire de la SAR semble avoir mal compris son témoignage quant à la façon dont Olatunde avait pu l’appeler aux États‑Unis. En toute justice pour le commissaire, le témoignage de la demanderesse à ce sujet est loin d’être clair. Toutefois, je crois comprendre que la demanderesse a dit qu’Olatunde avait son numéro de téléphone cellulaire au Nigéria, qu’elle a obtenu un autre téléphone cellulaire aux États‑Unis et qu’Olatunde n’a obtenu ce numéro que lorsque son père le lui a donné. Je ne trouve aucune incohérence dans le témoignage de la demanderesse sur ce point (bien qu’il y ait certainement un manque de clarté).

[41]  Bien que le commissaire ait mal apprécié la preuve sur ce point, j’estime que cette erreur n’était pas importante. Le commissaire n’a pas cru le récit de la demanderesse sur la façon dont Olatunde a obtenu son numéro de son père pour d’autres raisons que celle‑ci. Le commissaire a conclu qu’il était « illogique et déraisonnable » que le père de la demanderesse divulgue son numéro à quelqu’un qu’elle craignait. Le commissaire a également estimé qu’il y avait des incohérences entre le récit que la demanderesse avait fait de cet incident dans son exposé circonstancié et dans son témoignage devant la SPR. Le fait qu’il ne soit pas venu à l’esprit de la demanderesse de changer de téléphone cellulaire après qu’Olatunde aurait commencé à l’appeler aux États‑Unis et à la menacer contredit également son allégation selon laquelle elle avait peur de lui et de sa famille. Ces autres éléments de preuve ne sont pas minés par l’erreur du commissaire quant à savoir quel numéro de téléphone cellulaire Olatunde avait alors, et ils étayent raisonnablement la conclusion défavorable du commissaire concernant la crédibilité de la demande.

B.  L’agent a‑t‑il omis de tenir compte d’éléments de preuve pertinents?

[42]  La demanderesse affirme que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte d’éléments de preuve pertinents. Plus précisément, elle soutient que la SAR n’a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs à sa santé mentale qui figurent dans le rapport psychologique de monsieur Gerald Devins, daté du 11 juin 2016, et dans l’évaluation psychiatrique de la Dre Rahaf Alasiri, datée du 9 mars 2017. Je ne souscris pas à cette prétention.

[43]  Monsieur Devins est titulaire d’un doctorat en psychologie clinique et il est psychologue agréé en Ontario. En se fondant sur une évaluation psychologique de la demanderesse qu’il a faite le 8 juin 2016, M. Devins a conclu que la demanderesse satisfaisait aux critères diagnostiques du [traduction« trouble lié au stress avec une durée prolongée ». M. Devins a constaté que la demanderesse présentait des [traduction« symptômes du syndrome de stress post‑traumatique avec dissociation ». Il a recommandé un traitement en santé mentale. Il a également recommandé, à la lumière de [traduction« la détresse, des problèmes cognitifs et de la vulnérabilité » de la demanderesse, que la SPR lui donne de [traduction« nombreuses occasions de prendre des pauses pendant son témoignage afin qu’elle puisse se rétablir et participer efficacement à l’audition de sa demande d’asile ».

[44]  La Dre Alasiri était résidente en psychiatrie au Women’s College Hospital. Elle a évalué la demanderesse sous la supervision du psychiatre interne le 2 mars 2017. L’impression clinique de la Dre Alasiri était que la demanderesse présentait des symptômes du syndrome de stress post‑traumatique avec dissociation, d’humeur dépressive et d’un haut niveau d’anxiété. Dans la lettre du 9 mars 2017 faisant état de ces conclusions, la Dre Alasiri a également établi un plan de soins détaillé pour la demanderesse. (Cette évaluation a été faite entre les premier et deuxième jours de l’audience devant la SPR.)

[45]  Dans son appel à la SAR, la demanderesse n’a soulevé aucun motif lié à l’un ou l’autre de ces rapports ou à son état psychologique en général. En fait, elle ne semble pas s’être fondée de quelque façon que ce soit sur les renseignements contenus dans ces rapports dans ses observations écrites soumises à l’appui de l’appel. Encore une fois, on ne peut pas reprocher au commissaire de ne pas avoir abordé une question qui n’a pas été soulevée dans l’appel dont il était saisi.

[46]  Apparemment, de sa propre initiative, le commissaire de la SAR s’est notamment appuyé sur l’information contenue dans le rapport de la Dre Alasiri pour appuyer sa conclusion selon laquelle il serait déraisonnable pour la demanderesse de déménager à Port Harcourt, l’endroit qui, selon la SPR, offrait une possibilité de refuge intérieur. Ainsi, contrairement à ce que soutient la demanderesse dans ses observations, le commissaire n’a pas omis de tenir compte de cet élément de preuve. En fait, il l’a pris en compte de façon favorable pour la demanderesse. La demanderesse n’a pas démontré que le commissaire aurait dû tenir compte de ces éléments de preuve de quelque autre façon au moment de trancher l’appel. Il s’ensuit que ce motif de contrôle judiciaire ne tient pas.

VII.  CONCLUSION

[47]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[48]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens qu’il n’y en a pas.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑872‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par la Section d’appel des réfugiés le 17 janvier 2018 est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de juin 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑872‑18

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

OLUWASEYI KAYODE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 17 octobre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 18 avril 2019

 

COMPARUTIONS :

Mbong Elvira Akinyemi

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Kareena Wilding

 

PouR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mbong Elvira Akinyemi

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour LE DÉFENDEUR

 

 

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