Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190412


Dossier : IMM‑4562‑18

Référence : 2019 CF 453

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 avril 2019

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

CHARMAINE FIRSTINA JEANTY

VINCE JROME SIMILIEN

SENYAH KEYRAH C D JEANTY

VICTOR SHANNON RAYNALDO SIMILIEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Charmaine Firstina Jeanty et ses trois enfants sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) confirmait la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR, selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2]  Deux des enfants de Mme Jeanty, Senyah Keyrah Jeanty et Victor Shannon Raynaldo Similien, sont des citoyens des États‑Unis. Leur avocat reconnaît qu’ils ne craignent pas d’être persécutés dans ce pays, et ils ne demandent plus l’asile.

[3]  La SAR a convenu qu’il existait de graves problèmes de violence familiale et d’impunité des policiers aux Bahamas. Toutefois, elle a conclu que Mme Jeanty ne risquait pas d’être victime de violence familiale, parce qu’elle n’était plus mariée à son ancien mari. Cette conclusion ne correspond pas aux rapports sur la situation dans le pays et aux témoignages non contredits de Mme Jeanty et de ses enfants, et elle est donc déraisonnable. Les demandes de contrôle judiciaire de Mme Jeanty et de Vince Jrome Similien sont accueillies.

II.  Contexte

[4]  Madame Jeanty est une citoyenne des Bahamas. Elle a épousé un homme appelé Volvick en 2000 ou en 2001, alors qu’elle n’était encore qu’une adolescente, et son fils aîné est né aux Bahamas en 2001. Volvick a fait subir des agressions physiques, sexuelles et mentales à Mme Jeanty. Celle‑ci s’est adressée à la police à maintes reprises, mais les policiers refusaient d’intervenir dans des conflits familiaux. Mme Jeanty a envoyé son fils vivre avec sa mère aux États‑Unis en 2002 ou en 2003.

[5]  Peu de temps après, Mme Jeanty a appris qu’elle était enceinte. Elle a quitté Volvick et est allée vivre chez sa tante, mais il a continué à la harceler. En 2004, Mme Jeanty a donné naissance à un deuxième fils. Ils sont tous les deux déménagés aux États‑Unis plus tard cette année‑là.

[6]  Madame Jeanty a entamé une relation avec un citoyen américain, avec qui elle a eu une fille en 2007. Elle a divorcé de Volvick en 2009 et a épousé son nouveau partenaire. La relation n’a cependant pas duré, et elle est retournée aux Bahamas avec ses trois enfants plus tard dans l’année.

[7]  Volvick a repris son harcèlement et ses abus, et il a agressé Mme Jeanty en juin 2009. Elle s’est adressé à la police et a montré ses papiers de divorce aux policiers, mais ces derniers ont une fois de plus refusé d’intervenir dans ce qu’ils considéraient comme un conflit familial. Par la suite, Mme Jeanty a envoyé ses enfants vivre avec sa mère aux États‑Unis.

[8]  Volvick est un citoyen d’Haïti et il n’a aucun statut d’immigrant aux Bahamas. En 2010, il a agressé sa petite amie de l’époque, qui a dû être hospitalisée pendant deux mois. Volvick a été expulsé à Haïti, mais il est retourné illégalement aux Bahamas par bateau.

[9]  Volvick a continué à harceler Mme Jeanty. Celle‑ci l’a dénoncé aux autorités de l’immigration bahamiennes, et il a de nouveau été expulsé à Haïti. Mme Jeanty ne sait pas si l’expulsion découlait de sa dénonciation ou s’il s’agissait simplement d’une coïncidence.

[10]  En janvier 2016, les enfants de Mme Jeanty sont retournés vivre avec elle aux Bahamas. Volvick les a menacés à quelques reprises au téléphone. Mme Jeanty affirme que certains incidents lui laissaient croire qu’il pouvait être de retour au pays, et qu’elle ne se sentait pas en sécurité. Ses enfants et elle se sont rendus au Canada en avril 2017, et ils ont présenté des demandes d’asile.

[11]  Les demandes d’asile des demandeurs ont été rejetées par la SPR le 18 septembre 2017, et les appels interjetés devant la SAR ont été rejetés le 17 août 2018.

III.  Décisions faisant l’objet du contrôle

[12]  La SAR a accepté l’évaluation de la SPR selon laquelle Mme Jeanty était un témoin crédible.

[13]  La SPR n’a pas cherché à savoir s’il pouvait y avoir des raisons impérieuses au sens du paragraphe 108(4) de la LIPR de ne pas renvoyer Mme Jeanty aux Bahamas, compte tenu du traumatisme qu’elle y avait subi. La SAR a procédé à sa propre analyse et a conclu que la disposition ne s’appliquait pas. Elle a fait remarquer que Mme Jeanty était volontairement retournée s’établir aux Bahamas en 2009 après avoir quitté les États‑Unis.

[14]  Madame Jeanty a contesté la conclusion de la SPR selon laquelle Volvick avait été expulsé à Haïti en 2015 parce qu’elle avait contacté les autorités de l’immigration. Elle a allégué que les policiers bahamiens étaient responsables d’assurer la protection de l’État et qu’ils avaient démontré une réticence ou une incapacité à s’acquitter de cette obligation. La SAR a estimé que la protection de l’État n’était pas l’apanage des policiers. Il importait peu que Volvick ait été expulsé parce que Mme Jeanty avait contacté les autorités de l’immigration. Ce qui importait, c’était qu’il avait été reconnu coupable d’avoir enfreint la loi bahamienne et qu’il avait été expulsé.

[15]  La SAR a reconnu qu’il y existait un grave problème de violence familiale et d’impunité des policiers aux Bahamas. Elle a néanmoins conclu que les demandeurs n’étaient pas parvenus à démontrer que la protection de l’État était inadéquate. La SAR a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que Volvick se trouvait aux Bahamas. Elle était également convaincue que les policiers bahamiens prenaient les voies de fait et les agressions sexuelles au sérieux, et que Mme Jeanty ne risquait pas d’être victime de violence familiale, étant donné qu’elle n’était plus mariée à Volvick. La SAR a aussi fait remarquer que les Bahamas avaient adopté un plan stratégique de lutte contre la violence sexiste en 2015.

IV.  Question en litige

[16]  La seule question en litige que soulève la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

V.  Analyse

[17]  L’évaluation faite par la SAR des demandes d’asile des demandeurs est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le caractère raisonnable est une norme déférente qui tient principalement à la justification de la décision ainsi qu’à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel. La Cour n’interviendra que si la décision n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[18]  Les demandeurs contestent le caractère raisonnable de la décision de la SAR pour de nombreux motifs. Un seul de ces motifs est déterminant : le caractère adéquat de la protection de l’État.

[19]  La SAR a reconnu qu’il « exist[ait] un grave problème de violence familiale et d’impunité policière aux Bahamas » et que « l’État n’[était] pas en mesure d’offrir une protection adéquate contre la violence familiale aux femmes qui en [avaient] besoin ». Cependant, elle a conclu que Mme Jeanty ne risquait pas d’être victime de violence familiale, étant donné qu’elle n’était plus mariée avec Volvick. La SAR a également exprimé des doutes quant à la question de savoir si Volvick était ou non retourné aux Bahamas, et ce, même si deux des enfants de Mme Jeanty avaient affirmé qu’ils pensaient l’avoir aperçu peu de temps avant leur départ pour le Canada, en 2017.

[20]  La SAR a abordé la question de la protection de l’État du point de vue de la violence sexiste en général. Elle a conclu que les policiers bahamiens prenaient les voies de fait et les agressions sexuelles au sérieux, et elle a constaté que Volvick avait été expulsé des Bahamas à deux reprises à la suite d’incidents de violence familiale.

[21]  J’ai beaucoup de mal à croire que les policiers bahamiens ne considéreraient pas une altercation entre Volvick et Mme Jeanty comme un conflit familial qui ne mérite pas leur attention. Après tout, ils ont refusé d’enquêter sur l’agression commise en juin 2009, même après que Mme Jeanty leur eut montré les papiers du divorce. En outre, la définition de la violence familiale qui figure dans le cartable national de documentation pour les Bahamas comprend la violence entre des partenaires qui ont déjà vécu ensemble dans le cadre d’une relation conjugale.

[22]  Par conséquent, je conclus que l’évaluation faite par la SAR du caractère adéquat de la protection de l’État était déraisonnable. La SAR a reconnu qu’il existait un grave problème de violence familiale et d’impunité des policiers aux Bahamas. Toutefois, sa conclusion selon laquelle Mme Jeanty ne risquait pas d’être victime de violence familiale parce qu’elle n’était plus mariée à Volvick est contredite par l’expérience de celle‑ci et par les rapports sur la situation dans le pays. En outre, la conclusion de la SAR selon laquelle Volvick ne se trouve plus aux Bahamas n’est pas cohérente avec les témoignages non contredits des deux fils de Mme Jeanty, qui affirment l’avoir aperçu aussi récemment qu’en 2017. Volvick a incontestablement démontré qu’il pouvait assez facilement retourner aux Bahamas, et ce, en dépit de son expulsion à Haïti, son pays natal.

VI.  Conclusion

[23]  Les demandes de contrôle judiciaire de Charmaine Firstina Jeanty et de Vince Jrome Similien sont accueillies, et les affaires sont renvoyées à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvel examen.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que les demandes de contrôle judiciaire de Charmaine Firstina Jeanty et de Vince Jrome Similien sont accueillies et que les affaires sont renvoyées à un tribunal de la Section d’appel des réfugiés différemment constitué pour nouvel examen.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour d’avril 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4562‑18

INTITULÉ :

CHARMAINE FIRSTINA JEANTY,

VINCE JROME SIMILIEN,

SENYAH KEYRAH C D JEANTY,

VICTOR SHANNON RAYNALDO SIMILIEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 AVRIL 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE FOTHERGILL

DATE DES MOTIFS :

LE 12 AVRIL 2019

COMPARUTIONS :

Cemone Morlese

POUR LES DEMANDEURS

Judy Michaely

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice & Associates

Avocats

North York (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

Sous‑procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.