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Date : 20190412


Dossier : IMM‑2754‑18

Référence : 2019 CF 455

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 12 avril 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

JULIANNA SOOS

HENRIETT BALOGH

FERENC BALOGH

ROLAND BALOGH

DANIEL BALOGH

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section de la protection des réfugiés a rejeté la demande présentée par les demandeurs, laquelle est fondée sur la crainte de persécution de la demanderesse principale à l’égard de son ancien conjoint et sur la crainte de persécution de ses enfants en raison de leur origine ethnique rom. Étant donné les erreurs déraisonnables commises dans cette décision, l’affaire sera renvoyée pour un nouvel examen.

II.  Contexte

[2]  La demanderesse principale et ses quatre enfants (collectivement, les demandeurs) sont des citoyens de la Hongrie. En 2012, la demanderesse principale, son conjoint de fait et leurs quatre enfants ont quitté la Hongrie et demandé l’asile au Canada en raison de problèmes découlant de l’origine ethnique rom de son conjoint et de ses enfants dans le village où ils vivaient.

[3]  En 2013, la demanderesse principale a quitté son conjoint après des années de violence physique et psychologique au Canada et précédemment en Hongrie. Dans ce pays, elle avait demandé l’aide de la police, qui lui avait dit qu’elle ne pouvait intervenir, car il s’agissait d’une affaire familiale. Elle s’est alors sauvée dans un refuge avec ses enfants, mais son conjoint l’a trouvée et l’a ramenée à la maison.

[4]  La famille a présenté une demande d’asile et, plus tard, la demanderesse principale a quitté son conjoint. Elle a ensuite séparé sa demande d’asile de la sienne et l’a dénoncé à la police. Il a été accusé et reconnu coupable de voies de fait. Il a menacé de prendre sa revanche si elle retournait un jour en Hongrie.

[5]  En mai 2018, la Section de la protection des réfugiés (la Commission) a rejeté la demande d’asile des demandeurs, concluant qu’ils n’avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[6]  La Commission a jugé que la question déterminante était celle de la protection de l’État. Premièrement, en ce qui concerne le traitement de la communauté rom, elle a observé que la preuve documentaire était contradictoire. Cependant, comme la demanderesse principale n’était pas d’origine ethnique rom et que ses enfants étaient seulement « à moitié rom » et pas « visiblement différents des autres Hongrois », la Commission a conclu qu’ils ne seraient sans doute pas victimes de discrimination à leur retour en Hongrie. Elle a mentionné que même si la transition pouvait être difficile, il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les autorités hongroises ne les aideraient pas ou qu’ils seraient forcés de vivre dans une communauté rom.

[7]  En ce qui concerne la violence familiale, la Commission a souligné que la crainte qu’avait la demanderesse principale d’être attaquée par son ancien conjoint en Hongrie était presque entièrement fondée sur son expérience au Canada. Elle a examiné l’expérience passée de la demanderesse principale avec la police hongroise ainsi que la preuve documentaire. La Commission a finalement conclu que sa crainte était « de nature spéculative et n’[était] donc pas bien fondée » parce que l’ancien conjoint est au Canada et demande l’asile et parce qu’il est « fort probable [qu’il] demeurerait au Canada sans statut même si sa demande d’asile était rejetée ». La Commission a par ailleurs mentionné qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour indiquer qu’il retournerait en Hongrie afin de la poursuivre.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[8]  La seule question en litige est de savoir si l’analyse de la protection de l’État par la Commission et ses conclusions concernant le fait que les demandeurs mineurs sont « seulement à moitié rom » sont raisonnables. Les conclusions relatives à la protection de l’État sont examinées selon la norme de la décision raisonnable (Ruszo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 943, au paragraphe 16).

IV.  Observations des parties et analyse

1.  L’analyse de la protection de l’État était‑elle raisonnable?

[9]  Les demandeurs soutiennent que la Commission a commis une erreur en concluant que la crainte des demandeurs était spéculative alors que la décision en soi repose sur la propre spéculation de la Commission selon laquelle le conjoint demeurerait au Canada sans statut même si sa demande était rejetée, malgré le fait qu’elle ait jugé que le témoignage des demandeurs était crédible.

[10]  Les demandeurs font également valoir qu’étant donné que les demandes d’asile sont de nature prospective, en rendant la décision [traduction« sans tenir compte des possibilités futures », la Commission a appliqué la mauvaise norme. En effet, que la demande d’asile de l’ancien conjoint soit accueillie ou non, les demandeurs soutiennent qu’il est plus probable que le contraire que ce dernier retourne en Hongrie et puisse blesser la demanderesse principale.

[11]  Le défendeur rétorque que les demandeurs n’ont pas réussi à réfuter la présomption de protection de l’État, car la Commission a raisonnablement conclu que le profil de la demanderesse principale ne correspondait pas à celui d’une Rom victime de violence familiale et que toute crainte d’être attaquée était de nature spéculative étant donné que sa situation était différente de celle de la plupart des femmes roms et hongroises.

[12]  Je suis d’accord avec les demandeurs sur le fait qu’on ne sait pas très bien comment la Commission est arrivée à la conclusion que l’ancien conjoint ne retournerait probablement pas en Hongrie étant donné sa conduite antérieure et la preuve crédible de son comportement violent et de ses antécédents de violence physique, mentale et psychologique. La Cour a conclu qu’il est déraisonnable pour la Commission de spéculer, sans fondement « quant aux motifs, moyens et intentions futures des agents de persécution » (Builes c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 215, au paragraphe 17).

[13]  Par définition, ce que quelqu’un fera dans l’avenir est spéculatif. Il va de soi que la Commission a le droit de tirer des conclusions raisonnées en se fondant sur la preuve dont elle dispose. Dans l’affaire Ifeanyi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 419, le juge Gascon a déclaré ce qui suit :

[32]  […] Il ne faut pas confondre la spéculation avec la conclusion. Il est acceptable pour un décideur de tirer des conclusions logiques fondées sur des preuves évidentes et non spéculatives (Administration de pilotage des Laurentides c Corporation des pilotes du Saint‑Laurent central inc, 2015 CAF 295, au paragraphe 13). Dans le même ordre d’idées, il est bien accepté qu’un décideur peut se fonder sur la logique et sur le bon sens afin de tirer des conclusions à partir de faits connus. La SAR ne peut pas formuler des hypothèses et rendre des conclusions théoriques. Cependant, une conclusion raisonnée n’est pas une hypothèse (Bhatia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1000, au paragraphe 38).

[14]  Les conclusions raisonnées et logiques devraient donc être fondées sur des éléments de preuve clairs et non spéculatifs.

[15]  Dans sa décision, la Commission a conclu que l’ancien conjoint ne retournerait pas en Hongrie en raison de sa demande d’asile en cours. Toutefois, la preuve au dossier indiquait que : a) l’ancien conjoint de la demanderesse principale avait mis à exécution ses menaces et avait fait preuve de violence familiale, et b) ces actes avaient donné lieu à une condamnation au criminel pour voies de fait. La crainte de la demanderesse, du moins au Canada, s’est avérée ne pas être spéculative, car il avait menacé de la poursuivre si elle retournait en Hongrie.

[16]  Je ne suis pas convaincu que la Commission a tiré une conclusion raisonnée. Elle s’est plutôt livrée à une spéculation, car aucune preuve n’appuie la conclusion de la Commission selon laquelle « il est fort probable que l’époux demeurerait au Canada sans statut même si sa demande d’asile était rejetée » et elle n’a pas indiqué pourquoi elle n’était pas convaincue par le témoignage de la demanderesse principale, la preuve objective de la cour criminelle et les rapports psychologiques – lesquels invoquaient tous une possibilité réelle que l’ancien conjoint retourne en Hongrie.

[17]  En fait, en ce qui concerne le risque prospectif, la Commission s’est fondée sur la preuve documentaire relative aux victimes de violence familiale en Hongrie pour conclure que la demanderesse principale ne serait pas en danger parce qu’elle n’est pas d’origine rom. Cependant, la preuve documentaire ne soulignait pas seulement le risque auquel les victimes roms de violence familiale font face, mais aussi le risque pour les femmes non roms (voir le rapport de Human Rights Watch intitulé Unless Blood Flows: Lack of Protection from Domestic Violence in Hungary, novembre 2013, dossier de demande à la page 162).

[18]  En outre, la Commission a tiré une conclusion déraisonnable en jugeant que la demanderesse principale « serait perçue différemment » en Hongrie du fait qu’elle a des « documents juridiques du Canada qui présentent les accusations criminelles portées contre [le conjoint] ». En l’espèce, la Commission a commis deux erreurs. Premièrement, elle a caractérisé à tort la déclaration de culpabilité pour voies de fait de l’ancien conjoint d’« accusations ». Deuxièmement, elle n’a pas cité d’élément de preuve pour appuyer sa conclusion selon laquelle la demanderesse principale bénéficierait d’une protection différente ou améliorée si elle présentait à la police hongroise des « documents juridiques » canadiens, comme elle les a décrits. Il ne s’agit pas de conclusions raisonnables fondées sur des faits établis.

[19]  À mon avis, la demanderesse principale a présenté suffisamment d’éléments de preuve ainsi qu’un fondement non spéculatif pour appuyer sa crainte de subir de la violence familiale : elle craignait d’être victime de violence, elle a effectivement été victime de violence et son ancien conjoint a été déclaré coupable de voies de fait. Alors que sa conclusion était raisonnée, celle de la Commission était spéculative et ne tenait pas compte des antécédents de violence présentés dans la preuve. Par conséquent, il ne s’agissait pas d’une conclusion raisonnable à tirer des faits présentés à la Commission.

[20]  Ce premier motif est fatal et suffisant pour renvoyer l’affaire sans plus d’explication. Toutefois, le deuxième motif soulevé par les demandeurs est également problématique et mérite d’être examiné.

2.  Les conclusions relatives au fait que les enfants sont « à moitié rom » sont‑elles raisonnables?

[21]  Les demandeurs soutiennent qu’en rejetant la demande des enfants au motif qu’ils sont seulement « à moitié rom », la Commission, au mieux, s’est fondée sur un facteur non pertinent et, au pire, n’a pas compris la nature de la persécution ethnique. Ils font valoir qu’au fil de l’histoire, des gens ont été persécutés en raison de leur origine raciale ou ethnique, même si elles ne sont qu’en partie de cette origine. Les demandeurs affirment que cette conclusion était encore plus inacceptable parce que la Commission n’a pas abordé la question en litige à l’audience ni présenté de documentation donnant à penser que les gens « à moitié rom » sont à l’abri de la violence.

[22]  Le défendeur rétorque que la jurisprudence appuie la conclusion de la Commission selon laquelle les enfants n’ont pas établi le bien‑fondé de leur demande en fonction de leur ethnicité, compte tenu de leur origine (Glassl c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 176; Zdraviak c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 305). Il incombe aux demandeurs d’établir que leur apparence les identifierait comme des Roms (Somyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1338). Le défendeur soutient que la Commission a raisonnablement conclu que les demandeurs n’étaient pas exposés à une possibilité sérieuse de persécution en Hongrie en raison de leur ethnicité.

[23]  Encore une fois, je suis en accord avec les demandeurs. De plus, les trois affaires sur lesquelles le défendeur se fonde peuvent être distinguées, car les demandeurs n’ont pas dans ces cas réussi à prouver leur ethnicité rom (Glass, aux paragraphes 9 et 20; Zdraviak, aux paragraphes 15 à 19; Somyk, aux paragraphes 5, 32 et 33). En revanche, la Commission a reconnu en l’espèce que les trois enfants sont à moitié roms en raison de l’ethnicité de leur père.

[24]  La Commission n’a pas renvoyé à des éléments de preuve démontrant que les enfants ne risquent pas d’être victimes de persécution en raison du fait qu’ils sont seulement « à moitié rom » et n’a pas étayé sa conclusion selon laquelle ils ne sont pas « visiblement différents des autres Hongrois ». Elle n’a pas contesté le témoignage des enfants ni mis en doute leur crédibilité. Ils ont affirmé être clairement identifiés comme étant des Roms en Hongrie et en souffrir. Ils ont également mentionné qu’ils s’identifiaient et que les autres les identifiaient comme étant des Roms en raison de leurs habits, d’indicateurs culturels et de leur apparence.

[25]  Enfin, je note qu’avec la conclusion de la Commission vient une attente que les enfants cachent leur identité ethnique. Il est établi que la Commission ne peut pas s’attendre à ce que les demandeurs d’asile déboutés retournent dans leur pays respectif et se cachent ou nient ou refoulent des aspects innés de leur identité pour éviter d’être persécutés (Akpojiyovwi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 745, au paragraphe 9).

V.  Conclusion

[26]  Étant donné (i) la conclusion déraisonnable de la Commission concernant le risque de subir un préjudice de la part de l’agent de persécution et (ii) les conclusions déraisonnables concernant l’ethnicité des enfants, la demande sera renvoyée à la Commission pour être examinée par un autre commissaire.

VI.  Dépens

[27]  Les demandeurs soutiennent que parce qu’ils ont attendu cinq ans et demi pour que leur demande soit instruite et que la décision est entachée de mauvaise foi, il existe des raisons spéciales justifiant l’adjudication de dépens conformément à l’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22.

[28]  Je suis en accord avec le défendeur sur le fait que les circonstances de l’espèce ne satisfont pas au seuil requis pour justifier l’adjudication de dépens, car elles ne satisfont pas par ailleurs aux exigences qui sous‑tendent l’article 22. Aucune partie n’a inutilement prolongé l’instance d’une manière pouvant être qualifiée d’inéquitable ou de mauvaise foi (Johnson c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1262, au paragraphe 26).


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2754‑18

LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Aucune question n’a été soumise aux fins de certification et l’affaire n’en soulève aucune.

  4. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 6e jour de mai 2019

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2754‑18

 

INTITULÉ :

JULIANNA SOOS ET AL C LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

lE 12 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Preevanda K. Sapru

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicole Rahaman

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Preevanda K. Sapru

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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