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Date : 20190415


Dossier : T-206-19

Référence : 2019 CF 456

Ottawa (Ontario), le 15 avril 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

JAMIE BOULACHANIS

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Mme Boulachanis est détenue à l’Établissement de Donnacona, un établissement carcéral pour hommes. Cette situation surprenante s’explique par le fait que ce n’est que depuis peu que Mme Boulachanis exprime son identité de genre féminine. On utilise maintenant l’expression « personne trans » pour désigner des personnes qui partagent sa réalité. Le Service correctionnel du Canada [le Service] a refusé ses demandes de transfert dans un établissement pour femmes. Le Service considère que Mme Boulachanis présente un danger trop important, notamment quant à son risque d’évasion, pour être hébergée dans un établissement pour femmes. Mme Boulachanis a présenté une demande de contrôle judiciaire de ce refus. Cette demande n’a pas encore été tranchée.

[2]  Mme Boulachanis a débuté des traitements d’hormonothérapie en janvier dernier. Depuis lors, elle exprime plus ouvertement son identité féminine au sein de l’établissement. Il y a quelques jours, le Service a pris connaissance de menaces à la vie ou à la sécurité de Mme Boulachanis. Afin d’assurer sa sécurité, elle a été placée en isolement préventif.  Elle présente aujourd’hui une requête en injonction interlocutoire. Elle demande à la Cour d’ordonner que cesse son isolement préventif et qu’elle soit transférée dans un établissement pour femmes.

[3]  J’accueille cette requête en partie. J’estime que le refus de transférer Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes constitue, à première vue, de la discrimination fondée sur l’identité ou l’expression de genre. Le Procureur général ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer que ce traitement discriminatoire était justifié. Même si le Service devra prendre des mesures particulières pour gérer le risque que présente Mme Boulachanis, la preuve qui m’a été présentée ne me convainc pas qu’il en résulte une contrainte excessive. Par ailleurs, le fait d’être soit exposée à des menaces, soit placée en isolement préventif, constitue un préjudice irréparable pour Mme Boulachanis. Ce préjudice l’emporte sur les inconvénients que pourrait entraîner son transfert dans un établissement pour femmes.

[4]  En lisant les présents motifs, il faut garder à l’esprit qu’une injonction interlocutoire est une mesure provisoire, émise à l’issue d’un examen sommaire des questions en litige et sur le fondement d’une preuve partielle. L’injonction que j’émets aujourd’hui ne constitue pas la solution définitive du différend qui oppose Mme Boulachanis au Service. À plus forte raison, les présents motifs n’ont pas l’ambition de fournir une réponse à toutes les questions que soulève l’adaptation du milieu carcéral à la situation des personnes trans.

I.  Contexte

A.  Les droits des personnes trans, notamment en milieu carcéral

[5]  La société canadienne prend de plus en plus conscience de la situation des personnes trans et de leurs droits. Avant de décrire certaines initiatives législatives pertinentes au présent dossier, il peut être utile de reproduire certaines définitions proposées par la Commission ontarienne des droits de la personne, en adaptant la version française :

Le terme sexe fait référence à une classification anatomique des individus, assignée habituellement à la naissance, selon les  catégories « femmes », « hommes » et « personnes intersexuées ».

La notion d’identité [de genre] fait référence à l’expérience intime et personnelle de son genre, telle que vécue par chacun. Elle a trait au fait de se sentir femme, homme, les deux, aucun ou autrement, selon où l’on se positionne sur le continuum de l’identité [de genre]. L’identité [de genre] d’une personne peut correspondre ou non au sexe qui lui a été assigné à la naissance.

L’expression de l’identité [de genre] fait référence à la manière dont une personne exprime ouvertement ou présente son [genre]. Cela peut inclure ses comportements et son apparence, comme ses choix vestimentaires, sa coiffure, le port de maquillage, son langage corporel et sa voix. De plus, l’expression de l’identité [de genre] inclut couramment le choix d’un nom et d’un pronom pour se définir. Ces attributs déterminent comment l’identité [de genre] sera perçue par autrui.

[…]

Les termes trans ou transgenre sont des génériques regroupant des personnes d’identités [de genre] et d’expressions de l’identité [de genre] diverses qui s’écartent des normes sociétales stéréotypées. Ils incluent sans s’y limiter les personnes qui se qualifient de personnes transgenres, de femmes trans (homme à femme), d’hommes trans (femme à homme), de transsexuelles, de travestis, ou de personnes non conformistes, queer ou hors norme sur le plan du [genre].

(Commission ontarienne des droits de la personne, Politique sur la prévention de la discrimination fondée sur l’identité sexuelle et l’expression de l’identité sexuelle, 2014, page 8 [CODP, Politique])

[6]  Les réponses sociales à la situation des personnes trans peuvent, grosso modo, être rangées dans deux catégories : d’un côté, une approche qui considère la réalité trans comme une anomalie par rapport aux catégories binaires et « naturelles » d’homme et de femme et, de l’autre, une approche qui reconnaît le caractère construit des catégories de genre, qui admet que les expressions de genre font partie d’un continuum et ne peuvent être classées dans des catégories binaires et qui favorise l’autonomie individuelle dans l’expression de genre. Voir, à ce sujet, Danièle Lochak, « Dualité de sexe et dualité de genre dans les normes juridiques » dans Pierre Noreau et Louise Rolland, dir, Mélanges Andrée Lajoie (Montréal, Thémis, 2008), 659; Marie-France Bureau et Jean-Sébastien Sauvé, « Changement de la mention du sexe et état civil au Québec : critique d’une approche législative archaïque », (2011) 41 RDUS 1; Elaine Craig, Troubling Sex : Towards a Legal Theory of Sexual Integrity (Vancouver : UBC Press, 2012), chapitre 1; Kyle Kirkup, « The Origins of Gender Identity and Gender Expression in Anglo-American Legal Discourse », (2018) 68 UTLJ 80.

[7]  Ainsi, la situation des personnes trans a initialement été envisagée d’un point de vue médical. Le transsexualisme a été considéré comme un trouble de santé mentale et a été étiqueté comme tel dans le DSM-III. Dans le DSM-V, l’expression « dysphorie sexuelle » a été employée pour décrire la condition d’une personne dont l’identité de genre vécue ne correspond pas au sexe anatomique. La communauté médicale a développé des « traitements » afin de faire disparaître cet écart entre identité de genre et sexe, en particulier l’hormonothérapie et la chirurgie d’inversion de sexe. Or, ce ne sont pas toutes les personnes trans qui souhaitent se soumettre à de tels traitements.

[8]  À partir des années 1970, les différentes provinces et territoires ont modifié leurs lois sur l’état civil afin de reconnaître juridiquement le changement de sexe des personnes qui avaient subi une chirurgie, reflétant ainsi l’approche « médicale ». Au Québec, province de résidence de Mme Boulachanis, l’article 71 du Code civil du Québec, reprenant des dispositions en vigueur depuis 1977, autorisait le changement de la mention du sexe et du prénom de la personne « qui a subi avec succès des traitements médicaux et des interventions chirurgicales impliquant une modification structurale des organes sexuels, et destinés à changer ses caractères sexuels apparents ». Plus récemment, ces lois ont été modifiées afin de reconnaître le changement de sexe sans qu’il soit nécessaire de subir une chirurgie. Par exemple, en 2015, l’Assemblée nationale a modifié l’article 71 du Code civil du Québec, qui précise désormais que la modification de la mention du sexe ne peut « en aucun cas être subordonnée[] à l’exigence que la personne ait subi quelque traitement médical ou intervention chirurgicale que ce soit ». Le législateur québécois se distanciait ainsi d’une approche purement médicale et reconnaissait davantage l’autonomie individuelle dans l’expression du genre.

[9]  Bien que les lois sur les droits de la personne des différentes provinces et territoires aient souvent été interprétées d’une manière qui accorde une certaine protection aux personnes trans (voir, par exemple, Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse c Maison des jeunes A…, [1998] RJQ 2549 (TDP); Sheridan v Sanctuary Investments Ltd, 1999 BCHRT 4 [Sheridan]), il a été jugé souhaitable, au cours des dernières années, d’ajouter explicitement l’identité et l’expression de genre aux motifs de distinction illicite énumérés dans ces lois. La Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la LCDP], qui est directement pertinente au présent litige, a été modifiée en ce sens en 2017.

[10]  La question du traitement réservé aux personnes trans dans les établissements carcéraux a fait l’objet de débats au fil des ans, dont je ne peux donner ici qu’un aperçu. Dans l’affaire Kavanagh c Canada (Procureur général), 2001 CanLII 8496 (TCDP) [Kavanagh], le Tribunal canadien des droits de la personne a conclu que le refus d’héberger des détenues trans qui n’avaient pas subi de chirurgie d’inversion de sexe dans des établissements pour femmes constituait de la discrimination à première vue, mais que cette discrimination était justifiée en raison des particularités du contexte carcéral.

[11]  Le Service correctionnel du Canada [le Service] a ensuite établi une ligne directrice sur la dysphorie sexuelle, qui a été en vigueur jusqu’en décembre 2017. Cette ligne directrice prévoyait que les détenus « atteints de dysphorie sexuelle » pourraient consulter un psychiatre, recevoir l’hormonothérapie et, à certaines conditions, subir une chirurgie d’inversion sexuelle. Elle prévoyait toutefois que :

Les délinquantes transsexuelles (homme à femme) au stade préopératoire atteintes de dysphorie sexuelle seront incarcérées dans des établissements pour hommes, tandis que les délinquants transsexuels (femme à homme) au stade préopératoire atteints de dysphorie sexuelle seront incarcérés dans des établissements pour femmes.

[12]  Ces lignes directrices ne prévoyaient pas explicitement le traitement accordé aux détenues trans qui ont subi une chirurgie.

[13]  En décembre 2017, peu de temps après l’entrée en vigueur des modifications à la LCDP, le Service a émis un bulletin de politique provisoire [la politique provisoire] qui abroge les lignes directrices. Cette politique provisoire énonce notamment ceci :

Le SCC a le devoir de répondre aux besoins fondés sur l’identité ou l’expression de genre, peu importe l’anatomie de la personne (c.-à-d. son sexe) ou le marqueur de genre dans les documents d’identification. Ce devoir comprend le placement des délinquants en fonction de leur identité de genre dans un établissement, un centre correctionnel communautaire ou un établissement résidentiel communautaire pour hommes ou pour femmes, selon leur préférence, à moins qu’il n’y ait des préoccupations primordiales en matière de santé ou de sécurité qui ne peuvent être résolues.

[14]  Cette politique provisoire ne mentionne plus le concept de « dysphorie sexuelle » et tend à s’écarter de la vision médicale du transsexualisme qui imprégnait les lignes directrices antérieures.

B.  L’histoire de Mme Boulachanis

[15]  Mme Boulachanis est née dans un corps d’homme. Dès la vingtaine, elle s’est engagée dans diverses activités criminelles, notamment le trafic de voitures volées et le trafic de stupéfiants. En 1997, elle a assassiné l’un de ses complices qui, croyait-elle, envisageait de la dénoncer à la police et a enterré le corps dans un lieu caché. À cette époque, elle a été arrêtée pour diverses infractions, notamment une affaire de trafic de stupéfiants. En 1998, elle a fui le Canada, se soustrayant ainsi à la justice. En 2001, le corps de sa victime a été découvert et un mandat d’arrêt pour meurtre a été émis contre elle.

[16]  Entre 1998 et 2011, Mme Boulachanis a vécu sous de fausses identités en Grèce, puis en Ontario et aux États-Unis. Selon ses dires, elle aurait occupé divers emplois, participé à des missions de l’armée américaine à l’étranger et se serait livrée à diverses activités frauduleuses. Nous disposons de peu d’informations fiables sur cette période de sa vie. En 2011, elle a été arrêtée aux États-Unis, puis extradée au Canada.

[17]  À son retour au Canada, Mme Boulachanis a été accusée de meurtre au premier degré et détenue dans des établissements provinciaux. En 2013, lors d’un transport en fourgon cellulaire, elle a réussi à s’évader, mais elle a été reprise peu de temps après. À la suite d’une inspection au détecteur de métal, elle a remis des lames de scie, des clés de menottes et un fragment de tournevis cachés dans ses cavités corporelles. En 2015, une fouille de sa cellule a révélé la présence d’une gamme d’objets et d’instruments pouvant servir à une évasion, dont des cordes tressées, des menottes artisanales et des outils. Elle a également été déclarée coupable d’entrave à la justice pour avoir incité des témoins à mentir lors de son procès pour meurtre.

[18]  Mme Boulachanis a été déclarée coupable de meurtre au premier degré en décembre 2016. Elle a été condamnée à l’emprisonnement à perpétuité, sans possibilité de libération conditionnelle avant 25 ans. Elle a été immédiatement conduite à l’établissement de Donnacona, un établissement à sécurité maximum. On lui a ensuite attribué une cote de sécurité maximum.

[19]  À la suite de son arrivée à Donnacona, Mme Boulachanis a abordé la question de son identité de genre avec la psychologue de l’établissement. Elle a également demandé à rencontrer un psychiatre, afin d’obtenir un diagnostic de « dysphorie sexuelle », qui, si je comprends bien, serait nécessaire à la poursuite des démarches. Mme Boulachanis a indiqué qu’elle souhaitait entreprendre l’hormonothérapie et qu’elle envisageait la chirurgie d’inversion sexuelle. En août 2018, un psychiatre lui a donné un diagnostic de « dysphorie sexuelle ». Le 26 octobre 2018, Mme Boulachanis a obtenu un changement de son prénom et de la mention de son sexe à son acte de naissance, conformément à l’article 71 du Code civil du Québec.

[20]  Mme Boulachanis a présenté deux demandes de transfert vers des établissements pour femmes, la première pour l’Établissement de Joliette et la seconde pour l’Établissement de Grand Valley. Ces demandes ont été refusées, parce que les établissements en question estimaient qu’il leur serait difficile de gérer le risque présenté par Mme Boulachanis.

[21]  L’Établissement de Donnacona a déployé des efforts sincères et importants afin d’accommoder Mme Boulachanis en ce qui a trait à des questions comme l’utilisation des pronoms, les fouilles, les douches et l’habillement. L’affidavit de M. Karl Léveillé, directeur adjoint aux opérations de cet établissement, en fait largement état. Il n’a pas toujours été possible de s’entendre avec Mme Boulachanis au sujet de ces mesures. Ces mesures ne répondent pas à sa demande principale, le transfert vers un établissement pour femmes.

[22]  Mme Boulachanis a débuté l’hormonothérapie en janvier 2019.

[23]  Depuis décembre 2018, Mme Boulachanis a exprimé des préoccupations quant à sa sécurité, en raison de menaces de « représailles » proférées par d’autres détenus. Après enquête, ces préoccupations ont initialement été jugées non fondées. Cependant, le 4 avril dernier, de nouvelles informations ont convaincu la direction de l’établissement que la sécurité de Mme Boulachanis était menacée.

[24]  Bien que la preuve ne révèle pas la nature précise de ces menaces, ni, à plus forte raison, les motivations de leurs auteurs, l’affidavit de M. Léveillé fait allusion à l’évolution récente de la perception que les autres détenus ont de Mme Boulachanis.

II.  Le cadre juridique applicable à la présente demande

[25]  En janvier 2019, Mme Boulachanis a présenté une demande de contrôle judiciaire du refus de sa demande de transfert à l’Établissement de Joliette. Cette demande ne vise pas la décision subséquente de refuser son transfert à l’Établissement de Grand Valley, ni la décision de la placer en isolement préventif.

[26]  Or, la demande d’injonction interlocutoire présentée dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire ne peut porter que sur la décision qui est visée par cette demande : R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 aux paragraphes 24−25, [2018] 1 RCS 196 [Radio-Canada]. Puisque la décision contestée est le refus du transfert à l’Établissement de Joliette, le Procureur général soutient que je ne peux me prononcer, même dans le cadre d’une injonction interlocutoire, quant à la question de l’isolement préventif. La solution que j’apporte à cette difficulté est d’ordre pratique. Comme on le verra plus loin, j’ordonne que Mme Boulachanis soit transférée dans un établissement pour femmes. Cela mettra nécessairement fin à son isolement préventif à l’Établissement de Donnacona. Cette question devient donc théorique et je n’en traiterai pas. J’examinerai tout de même la question de l’isolement préventif lorsque j’aborderai le second volet du critère de l’arrêt Radio-Canada, à savoir, le préjudice irréparable.

[27]  Dans l’arrêt Radio-Canada, la Cour suprême a récemment réitéré le critère à trois volets applicable pour déterminer s’il convient d’émettre une injonction interlocutoire. Dans le cas d’une injonction mandatoire – c’est-à-dire une injonction qui force le défendeur à faire quelque chose, par opposition à une injonction qui lui interdit de poser un geste quelconque – la Cour, dans ce même arrêt, a précisé qu’une exigence plus élevée devait être appliquée à la première étape : « une forte apparence de droit » (paragraphe 15). Il en est ainsi parce que ce type d’injonction impose souvent des inconvénients importants au défendeur et qu’elle équivaut souvent à la réparation qui sera demandée au procès. La Cour a donc formulé ainsi le critère applicable en matière d’injonction mandatoire (au paragraphe 18) :

(1) Le demandeur doit établir une forte apparence de droit qu’il obtiendra gain de cause au procès. Cela implique qu’il doit démontrer une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, il réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance; 

(2) Le demandeur doit démontrer qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction n’est pas accueillie;

(3) Le demandeur doit démontrer que la prépondérance des inconvénients favorise la délivrance de l’injonction.

[28]  La demande d’injonction interlocutoire a été présentée le 9 avril et elle a été entendue le 11 avril. Je dois dire que la preuve présentée au nom de Mme Boulachanis était extrêmement fragmentaire. Remplissant son devoir d’officier de la Cour, le Procureur général a fourni, dans un délai très court, une preuve abondante qui m’a permis de saisir les principaux éléments de la trame factuelle. Il demeure néanmoins certain qu’une preuve beaucoup plus volumineuse sera présentée à l’occasion du contrôle judiciaire et que les personnes qui auront souscrit des affidavits pourront être contre-interrogées.

III.  Analyse

[29]  J’analyse donc la demande de Mme Boulachanis en fonction des trois critères de l’arrêt Radio-Canada, soit la forte apparence de droit, le préjudice irréparable et la prépondérance des inconvénients.

A.  Une forte apparence de droit

[30]  Afin de déterminer si Mme Boulachanis a fait la preuve d’une forte apparence de droit, il peut être utile de commencer en exposant les thèses des deux parties. Celle de Mme Boulachanis est simple : son maintien dans un établissement pour hommes est discriminatoire. Il contrevient aussi à la politique provisoire. Puisqu’elle est juridiquement une femme, elle a un droit strict à être hébergée dans un établissement pour femmes.

[31]  Le Procureur général, quant à lui, se fonde plutôt sur l’exception qui figure dans la politique provisoire. Il soutient que le cas de Mme Boulachanis, en raison de son risque élevé d’évasion, soulève des « préoccupations primordiales en matière de santé ou de sécurité qui ne peuvent être résolues ». La décision de maintenir Mme Boulachanis dans un établissement pour hommes serait le résultat de la pondération du droit à l’égalité de celle-ci et des objectifs poursuivis par la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [la LSCMLC], notamment en matière de sécurité du public. Évoquant l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12, [2012] 1 RCS 395 [Doré], le Procureur général affirme que le résultat de cet exercice de pondération était raisonnable.

[32]  Étant donné que Mme Boulachanis invoque la LCDP et non la Charte canadienne des droits et libertés, le cadre d’analyse établi dans l’arrêt Doré n’est pas applicable. Il faut plutôt s’en remettre au cadre d’analyse des revendications fondées sur la LCDP ou les lois provinciales et territoriales sur les droits de la personne (en contexte carcéral, voir Drennan c Canada (Procureur général), 2008 CF 10). Dans l’arrêt Moore c Colombie-Britannique (Éducation), 2012 CSC 61 au paragraphe 33, [2012] 3 RCS 360 [Moore], la juge Rosalie Abella de la Cour suprême du Canada a résumé ainsi ce cadre d’analyse :

[…] pour établir à première vue l’existence de discrimination, les plaignants doivent démontrer qu’ils possèdent une caractéristique protégée par [la LCDP] contre la discrimination, qu’ils ont subi un effet préjudiciable relativement au service concerné et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable.  Une fois la discrimination établie à première vue, l’intimé a alors le fardeau de justifier la conduite ou la pratique suivant le régime d’exemptions prévu par les lois sur les droits de la personne.  Si la conduite ou pratique ne peut être justifiée, le tribunal conclura à l’existence de la discrimination.

[33]  Notre Cour fait habituellement preuve de retenue lorsqu’elle révise des décisions prises par le Service. En particulier, le Service possède une expertise considérable en matière d’évaluation du risque et de choix de l’établissement qui convient à un détenu. Or, la décision en cause ici est d’une nature fondamentalement différente. Réduite à sa plus simple expression, il s’agit de déterminer si Mme Boulachanis doit être traitée comme un homme ou comme une femme. C’est là une question fondamentale, dont la solution découle des dispositions des lois en matière de droits de la personne et des fondements du principe de l’égalité substantielle, des questions au sujet desquelles le Service ne possède pas une expertise supérieure à celle de notre Cour et qui ne commandent pas le même degré de retenue.

(1)  La discrimination à première vue

[34]  Mme Boulachanis doit tout d’abord démontrer qu’elle subit de la discrimination à première vue.

[35]  Dans notre société, il arrive souvent que certaines installations ou certains locaux soient réservés aux hommes ou aux femmes. La réconciliation de ces pratiques bien enracinées avec le droit à l’égalité des personnes trans soulève des défis. Néanmoins, il y a discrimination à première vue lorsqu’une personne trans est forcée à utiliser des installations réservées aux personnes de son sexe anatomique, lorsque celles-ci ne correspondent pas à son identité ou expression de genre : voir, par exemple, les affaires Sheridan et Kavanagh. Une telle approche coïncide d’ailleurs avec une perspective fondée sur l’autonomie individuelle en matière d’identité et d’expression de genre.

[36]  Ainsi, Mme Boulachanis a été victime de discrimination à première vue en raison de son identité ou expression de genre, étant donné qu’on lui a refusé un transfert dans un établissement pour femmes, malgré le fait que cela corresponde à son identité et à son expression de genre actuelles et à la mention de son sexe qui figure maintenant à son acte de naissance. C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle le Tribunal canadien des droits de la personne était parvenu dans l’affaire Kavanagh, au paragraphe 141. La politique provisoire adoptée par le Service en décembre 2017 est d’ailleurs fondée sur l’idée que le respect du droit à l’égalité des personnes trans exige que l’on respecte leur choix entre les établissements pour hommes et pour femmes.

[37]  Mme Boulachanis est victime de discrimination à première vue sous un autre angle. Bien que tous les détenus fassent l’objet d’une évaluation de risque afin de déterminer leur cote de sécurité, seules les détenues trans peuvent voir le Service utiliser cette évaluation afin de leur nier la possibilité d’être hébergées dans un établissement pour femmes. Une femme cisgenre qui présenterait un risque aussi important que Mme Boulachanis serait automatiquement envoyée dans un établissement pour femmes. Il s’agit là d’un motif additionnel pour conclure à la discrimination à première vue.

(2)  La justification de la discrimination

[38]  L’alinéa 15(1)g) de la LCDP indique qu’une distinction ne constitue pas un acte discriminatoire lorsqu’elle est appuyée par un « motif justifiable ». Le paragraphe 15(2) précise qu’un tel motif existe lorsque le fait de remédier à la discrimination imposerait une « contrainte excessive ». Comme la Cour suprême l’a rappelé dans l’extrait de l’arrêt Moore que j’ai cité plus haut, le fardeau de la preuve relativement à cette question appartient au Procureur général, qui cherche à démontrer que la discrimination est justifiée.

[39]  Par ailleurs, les lois sur les droits de la personne contiennent parfois des exceptions en faveur de certaines catégories d’organismes. Voir, par exemple, Vancouver Rape Relief Society v Nixon, 2005 BCCA 601. Aucune exception de ce genre n’a été invoquée en l’espèce.

[40]  En l’espèce, le Procureur général ne prétend pas que la simple présence de femmes trans dans des établissements pour femmes causerait une contrainte excessive. Il semble que l’adoption de la politique provisoire, qui envisage clairement cette présence, ait implicitement mis de côté les arguments qui, il y a plus de quinze ans, avaient emporté l’adhésion du Tribunal canadien des droits de la personne dans l’affaire Kavanagh, aux paragraphes 155-160.

[41]  Ce que le Procureur général soutient, c’est que l’hébergement de détenues trans dans un établissement pour femmes doit être assujetti à une évaluation du degré de risque en matière de santé et de sécurité. Pour justifier cette condition qui ne serait appliquée qu’aux détenues trans, le Procureur général insiste lourdement sur le fait que les établissements pour hommes et pour femmes ne répondent pas aux mêmes exigences de sécurité. En particulier, la preuve démontre clairement que les normes de construction sont différentes et que l’usage des armes à feu afin d’assurer la sécurité est interdit dans tous les établissements pour femmes, alors qu’il est permis dans les établissements pour hommes, selon leur niveau de sécurité. Ces différences dans la conception et le fonctionnement des deux catégories d’établissements refléteraient le fait que les hommes sont, dans l’ensemble, plus dangereux que les femmes, que la criminalité des hommes et des femmes est différente et que les femmes peuvent bénéficier d’une approche correctionnelle différente, axée sur leurs besoins propres. À cet égard, la politique adoptée par le Service s’inspire largement du rapport de la juge Louise Arbour concernant l’émeute survenue à la prison pour femmes de Kingston en 1994 (Commission d’enquête sur certains événements survenus à la Prison des femmes de Kingston, Ministre des Approvisionnements et Services Canada, 1996).

[42]  J’accepte sans difficulté le fait qu’il convient de séparer les hommes des femmes en milieu carcéral et que la mise en place de mesures de sécurité moindres est une réponse adéquate à la situation différente des femmes. Mais là n’est pas la question. La véritable question est de savoir si, dans un contexte où il est justifié de maintenir des établissements séparés pour les hommes et pour les femmes, Mme Boulachanis doit être traitée comme un homme ou comme une femme.

[43]  À ce sujet, les arguments présentés par le Procureur général relèvent d’un déterminisme biologique pour le moins douteux.

[44]  Ainsi, à l’audience, le Procureur général a soutenu que la capacité physique supérieure d’une détenue trans comme Mme Boulachanis augmenterait le risque d’évasion. Il s’agirait là d’un facteur pertinent pour évaluer la « propension à la violence », un facteur dont il faut tenir compte pour évaluer la cote de sécurité d’un détenu, selon l’article 17 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620.  Dans des représentations écrites faites à ma demande après l’audience, le Procureur général affirme ce qui suit :

Considérant l’infrastructure des établissements pour femmes, le risque d’évasion d’une personne ayant l’anatomie d’un homme, bien qu’elle s’identifie comme une femme et est en transition pour devenir une femme, peut être différent tout simplement en raison de sa capacité corporelle, musculaire liée à ses chromosomes masculins. 

[45]  J’ai du mal à croire que la capacité physique occupe une place si importante dans l’évaluation du risque que présente un détenu qu’il faudrait, pour cette seule raison, traiter les détenues trans comme des hommes. Je note d’ailleurs que l’évaluation de Mme Boulachanis en vue de déterminer sa cote de sécurité ne fait aucunement mention de sa capacité physique.

[46]  En dernière analyse, l’argument du Procureur général est fondé sur l’idée qu’un homme sera toujours un homme, malgré son changement d’identité ou d’expression de genre et en dépit de la philosophie qui anime les modifications apportées en 2017 à la LCDP. Autrement dit, si l’on suit le Procureur général, on ne devrait pas considérer les détenues trans comme des femmes, puisque le risque qu’elles présentent est en réalité celui qui est associé à leur sexe d’origine. D’ailleurs, dans sa réponse écrite à ma question, le Procureur général a affirmé que même une personne qui, avant d’être détenue, aurait complété le processus d’inversion de sexe, incluant la chirurgie, devrait être évaluée avant d’être hébergée dans un établissement pour femmes. Bref, pour le Service, les chromosomes priment l’identité ou l’expression de genre.

[47]  Dans le cadre de la présente requête en injonction interlocutoire, on ne m’a présenté aucun élément de preuve qui permette d’étayer de telles généralisations. Il est vrai que, dans certaines circonstances, des décisions peuvent être fondées sur des études statistiques qui différencient les hommes des femmes, par exemple en matière d’assurance. Comme je l’ai mentionné plus haut, le maintien d’établissements carcéraux séparés pour les hommes et les femmes est justifié par de telles différences. Or, dans l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30, [2018] 2 RCS 165, la Cour suprême a mis en garde contre l’utilisation d’outils d’évaluation statistique qui n’ont pas été conçus en ayant à l’esprit la situation particulière d’un groupe minoritaire. C’est le cas en l’espèce : des statistiques compilées en fonction des catégories binaires « homme » et « femme » ne nous apprennent pas grand-chose sur la dangerosité ou la prédisposition au crime des personnes trans, précisément parce que celles-ci ne peuvent être automatiquement assimilées à l’un ou l’autre genre.

[48]  En l’absence de fondement scientifique fiable, nous en sommes réduits à la spéculation, qui constitue un terreau fertile à la manifestation de préjugés discriminatoires. À l’audience, le Procureur général a fait valoir certaines hypothèses quant aux effets physiques et psychiques des différentes phases du processus de changement de sexe sur le risque et la dangerosité. Je m’interroge fortement sur la validité de telles hypothèses. Par ailleurs, on devrait aussi s’interroger sur les effets sociaux de ce processus, notamment sur la capacité de maintenir des relations avec d’éventuels complices ou des milieux criminels.

[49]  Je me contenterai de dire qu’en l’absence d’informations plus précises, le Procureur général n’a pas réussi à démontrer que les hypothèses concernant le risque présenté par les détenues trans permettent de justifier la discrimination à première vue dont Mme Boulachanis est victime, de manière à faire obstacle à une « forte apparence de droit ».

[50]  De façon plus précise, le Procureur général m’invite à considérer le cas particulier de Mme Boulachanis. À l’audience, il a affirmé que celle-ci avait une « criminalité d’homme » et que, parmi les quelque 700 femmes détenues dans des établissements fédéraux au pays, aucune n’était aussi dangereuse. Dans son affidavit, la sous-commissaire adjointe, opérations correctionnelles pour la région du Québec, Mme Cynthia Racicot, précise :

Actuellement, seul un nombre limité de détenues incarcérées dans les unités de garde en milieu fermé présentent un risque élevé aux trois critères : risque d’évasion, risque pour la sécurité du public, et risque lié à l’adaptation à l’établissement. Toutefois, aucune d’entre elles ne nécessite un degré de surveillance en établissement aussi élevé ainsi qu’une escorte à haut risque lors de déplacements extérieurs, comme ce qui est requis dans le cas de la demanderesse.

[51]  Je ne remets pas en doute le fait que Mme Boulachanis présente un risque important, notamment en ce qui a trait à la possibilité d’évasion. Néanmoins, son avocate a fait remarquer que Mme Boulachanis n’avait ni été placée en unité spéciale de détention, ni déclarée délinquante dangereuse, ce qui tendrait à relativiser les affirmations quant au caractère extrême de son risque.

[52]  La question est de savoir si la gestion de ce risque imposera une contrainte excessive. Il est indéniable qu’en cas de transfert de Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes, le Service devra prendre des mesures particulières afin de gérer le risque qu’elle présente. La preuve qui m’a été présentée ne me convainc cependant pas que ces mesures causeraient des difficultés excessives ou imposeraient des coûts exorbitants. J’ai bien noté que les établissements de Joliette et de Grand Valley ne souhaitent pas accueillir Mme Boulachanis en raison de préoccupations en matière de sécurité. Or, il semble que la principale préoccupation pratique soit liée à l’envergure des mesures d’escorte qui sont nécessaires lorsque Mme Boulachanis doit être transportée hors de l’institution, par exemple pour des raisons médicales. On ne m’a toutefois pas prouvé la fréquence des sorties de Mme Boulachanis. On ne m’a pas non plus expliqué pourquoi il serait impossible, lorsqu’une sortie est nécessaire, de mobiliser les forces policières locales ou le personnel du Service travaillant dans un autre établissement afin d’assurer un degré de sécurité suffisant.

[53]  Ainsi, le Procureur général, qui supportait le fardeau de la preuve sur cette question, ne m’a pas convaincu que le transfert de Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes entraînerait une contrainte excessive. Je conclus donc que Mme Boulachanis a démontré une « forte apparence de droit ».

(3)  Obstacles procéduraux

[54]  Le Procureur général fait aussi valoir des arguments d’ordre procédural pour faire échec à la démonstration d’une « forte apparence de droit » de la part de Mme Boulachanis.

[55]  Premièrement, le Procureur général soutient que Mme Boulachanis n’a pas épuisé ses recours internes, c’est-à-dire le processus de plaintes et de griefs prévu aux articles 90 à 91.2 de la LSCMLC. En effet, Mme Boulachanis a déposé un grief à l’encontre du refus de son transfert à l’Établissement de Joliette et aucune décision finale n’a été prise à ce sujet.

[56]  À cet égard, il est bien connu que le contrôle judiciaire possède un caractère discrétionnaire. Cela signifie que, même lorsqu’un demandeur réussit à démontrer le fondement juridique de son recours, le tribunal peut refuser d’ordonner une réparation. L’un des motifs communément acceptés pour refuser d’ordonner une réparation est l’existence d’un recours alternatif approprié : Harelkin c Université de Regina, [1979] 2 RCS 561; Strickland c Canada (Procureur général), 2015 CSC 37, [2015] 2 RCS 713 [Strickland]. Pour décider de quelle manière il convient d’exercer ce pouvoir discrétionnaire, il faut évaluer les avantages et les inconvénients du contrôle judiciaire et du recours alternatif, en tenant compte d’une vaste gamme de facteurs, incluant « la commodité de l’autre recours, la nature de l’erreur alléguée, la nature de l’autre tribunal qui pourrait statuer sur la question et sa faculté d’accorder une réparation, l’existence d’un recours adéquat et efficace devant le tribunal déjà saisi du litige, la célérité, l’expertise relative de l’autre décideur, l’utilisation économique des ressources judiciaires et les coûts » (Strickland, au paragraphe 42).

[57]  Notre Cour peut, dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, refuser d’entendre une demande de contrôle judiciaire visant une décision en matière carcérale lorsque le processus de grief n’a pas abouti à une décision finale : Mackinnon c Directeur de l’Établissement Bowden, 2016 CAF 14. Or, la présente affaire est urgente et il est loin d’être certain que le processus de grief puisse aboutir rapidement. Notre Cour est en mesure d’émettre rapidement une réparation au stade interlocutoire, alors que le processus de grief ne semble pas offrir cette possibilité. De plus, l’affaire ne soulève pas seulement des questions quant à l’application de la LSCMLC, mais aussi et surtout des questions relatives aux droits de la personne, qui ne relèvent pas directement de l’expertise du Service. Eu égard à l’ensemble de ces facteurs, dans l’exercice de ma discrétion, je suis d’avis d’entendre l’affaire.

[58]  Deuxièmement, le Procureur général soutient que le refus de la demande de transfert de Mme Boulachanis était conforme à la politique provisoire, qui prévoit explicitement qu’un transfert peut être refusé en raison des risques trop élevés. Puisque Mme Boulachanis ne conteste pas la validité de cette politique, son recours devrait échouer. Or, la politique n’est pas une loi ou un règlement adopté en vertu d’une loi. Mme Boulachanis n’avait pas à en contester explicitement la validité, ni à déposer un avis de question constitutionnelle, si c’est ce que le Procureur général a à l’esprit. Un défendeur ne peut faire échec à une allégation de discrimination en affirmant que la discrimination résulte d’une politique qu’il a lui-même adoptée.

B.  Le préjudice irréparable

[59]  Mme Boulachanis doit également démontrer qu’elle subirait un préjudice irréparable si je n’accorde pas l’injonction qu’elle réclame. Le préjudice qu’elle invoque a trait à la sécurité de sa personne. Ce préjudice découle de deux sources : les menaces dont elle ferait l’objet de la part d’autres détenus et l’isolement préventif qui lui a été imposé.

[60]  La première source de préjudice est simple à comprendre et ne nécessite pas d’explications détaillées. Il suffit de dire que la décision de placer Mme Boulachanis en isolement préventif pour assurer sa propre sécurité témoigne du sérieux de la menace.

[61]  Le Procureur général soutient néanmoins que cette menace est particulière à l’Établissement de Donnacona. Un transfert à l’Établissement de Port-Cartier, un autre établissement pour hommes, serait actuellement envisagé afin de dénouer l’impasse. Il n’en reste pas moins que la menace qui pèse sur Mme Boulachanis, selon ce que l’on peut raisonnablement inférer, découle des préjugés à l’égard des personnes trans qui seraient largement répandus au sein de la population carcérale masculine (CODP, Politique, page 55). On peut présumer qu’une menace semblable apparaîtrait rapidement dans un autre établissement pour hommes, étant donné le processus dans lequel Mme Boulachanis s’est engagée. La preuve ne révèle pas précisément de quelle manière les détenues trans sont perçues dans les établissements pour femmes, mais le Procureur général a affirmé qu’un certain nombre de détenues trans y sont actuellement hébergées, sans mentionner que la situation causait des difficultés importantes.

[62]  La deuxième source de préjudice invoquée est l’isolement préventif lui-même. Dans l’arrêt Winters c Legal Services Society, [1999] 3 RCS 160, le juge Cory de la Cour suprême du Canada décrivait ainsi l’isolement préventif (alors appelé isolement cellulaire) (au paragraphe 67) :

 Il est clair que l’isolement cellulaire n’est pas simplement une forme d’incarcération différente qui est cependant analogue à celle dont font l’objet les détenus en général.  Ses effets peuvent être graves, débilitants et éventuellement permanents.  Ils permettent de souligner et d’étayer la conclusion que l’isolement cellulaire constitue une restriction supplémentaire et grave de la liberté d’un détenu.

[63]  La validité constitutionnelle des dispositions de la LSCMLC concernant l’isolement préventif a récemment été contestée. De plus, un projet de loi qui réforme ces dispositions est actuellement à l’étude au Parlement. Le 28 mars dernier, la Cour d’appel de l’Ontario a rendu sa décision dans l’affaire Canadian Civil Liberties Association c Canada, 2019 ONCA 243. La Cour conclut, entre autres choses, que l’isolement préventif constitue une peine cruelle et inusitée si sa durée excède 15 jours. Pour parvenir à cette conclusion, la Cour se fonde notamment sur les conclusions factuelles du juge de première instance concernant les effets de l’isolement préventif. La Cour résume ainsi ces effets, au paragraphe 73 :

The application judge made findings that administrative segregation:

  amounts to a significant deprivation of liberty – it places the inmate in a prison located within the prison;

  imposes a psychological stress capable of producing serious permanent observable negative mental health effects;

  is harmful;

  causes sensory deprivation and has harmful effects as early as 48 hours after admission;

  can alter brain activity and result in symptoms within seven days; and

  poses a serious risk of negative psychological effects when prolonged and is offside responsible medical opinion.

[64]  Le Procureur général a présenté une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême et a obtenu une suspension « intérimaire intérimaire » de l’arrêt de la Cour d’appel (voir aussi British Columbia Civil Liberties Association v Canada (Attorney General), 2019 BCCA 5, au sujet de procédures semblables en Colombie-Britannique). Je peux néanmoins me fonder sur les conclusions factuelles citées plus haut, étant donné la retenue dont la Cour suprême fait habituellement preuve à l’égard de ce type de conclusion, notamment lorsqu’elles ont été confirmées par une cour d’appel.

[65]  Le Procureur général affirme également que l’isolement qui a été imposé à Mme Boulachanis depuis le 4 avril respecte les dispositions actuelles de la LSCMLC et que sa durée n’excède pas encore 15 jours. Bien que je ne doute pas de l’empressement du Service à trouver une solution, ce qui est actuellement envisagé est un transfert vers un autre établissement pour hommes. Comme je l’ai mentionné plus haut, tout indique que la situation risque fort de se répéter ou de se prolonger.

[66]  En somme, il est indéniable que l’isolement préventif a des effets psychologiques négatifs importants et rapides. Je suis d’avis que le maintien de Mme Boulachanis en isolement préventif constitue une forme de préjudice irréparable qui peut étayer une demande d’injonction interlocutoire, pourvu, évidemment, que les autres critères soient satisfaits.

[67]  Bref, qu’elle soit placée en isolement préventif ou qu’elle demeure au sein de la population carcérale générale d’un établissement pour hommes, Mme Boulachanis est exposée à un préjudice irréparable.

C.  La pondération des inconvénients

[68]  Le troisième volet du critère de l’arrêt Radio-Canada exige que l’on compare les inconvénients subis par Mme Boulachanis dans le cas où l’injonction est refusée (ce qui correspond au volet du préjudice irréparable) aux inconvénients subis par le Service dans le cas où l’injonction est accordée.

[69]  À cet égard, le Procureur général réitère ses arguments relatifs à la nécessité d’assurer la sécurité du public, de l’établissement et des détenus. Il invoque également des passages de l’arrêt RJR Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 [RJR], où la Cour affirme que la prépondérance des inconvénients penche habituellement en faveur de l’État.

[70]  À ce propos, je souligne que les commentaires de la Cour suprême visaient une situation où l’on demandait en pratique la suspension d’un règlement, à l’égard de tous, dans l’attente d’une décision finale au sujet de sa validité constitutionnelle. Le règlement en question aurait donc été entièrement privé d’effet pendant la durée de la suspension. En l’espèce, seule la situation de Mme Boulachanis est en jeu. Cette situation s’apparente aux demandes de sursis du renvoi d’une personne du Canada que notre Cour entend fréquemment : l’intérêt général que possède l’État à appliquer la loi doit souvent céder le pas lorsque, dans un cas individuel, le demandeur a fait la preuve d’une apparence de droit et d’un préjudice irréparable (voir, par exemple, Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au paragraphe 48).

[71]  Je suis évidemment sensible aux préoccupations en matière de sécurité, qui sont au cœur de la LSCMLC (voir l’article 3.1 de cette loi). Cependant, comme je l’ai mentionné plus haut, les mesures que le Service devra prendre pour gérer le risque présenté par Mme Boulachanis ne constituent pas une contrainte excessive.

[72]  Enfin, le transfert vers un établissement pour femmes n’aura pas pour effet de suspendre la peine d’emprisonnement à perpétuité qui a été imposée à Mme Boulachanis et n’a pas pour effet de la mettre en liberté.

[73]  Bref, même si le transfert de Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes entraînera des inconvénients pour le Service, je suis d’avis que ces inconvénients ne sont pas suffisamment importants pour contrebalancer le préjudice que subit Mme Boulachanis en raison de la situation actuelle.

IV.  Conclusion

[74]  Puisque les trois volets du critère de l’arrêt Radio-Canada sont satisfaits, la requête en injonction interlocutoire est accordée.

[75]  Comme je l’ai mentionné plus haut, cette requête ne peut validement viser que le refus de transférer Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes. Je n’ordonnerai donc aucune réparation en ce qui a trait à l’isolement préventif. La requête est donc accueillie en partie seulement.

[76]  En accueillant la requête, je n’entends pas limiter la discrétion du Service dans la détermination de l’établissement pour femmes le plus approprié pour recevoir Mme Boulachanis. Comme je l’ai dit plus haut, notre Cour reconnaît au Service une importante latitude en cette matière. Il est possible que le Service n’ait d’autre choix que d’imposer des contraintes importantes à Mme Boulachanis, afin de gérer le risque que celle-ci présente. Les conditions de détention de Mme Boulachanis, après son transfert dans un établissement pour femmes, dépassent cependant le cadre de la présente requête.

 


ORDONNANCE DANS T-206-19

LA COUR ORDONNE que

1.  Le Service correctionnel du Canada transfère Mme Boulachanis dans un établissement pour femmes;

2.  Avec dépens en faveur de la demanderesse.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-206-19

INTITULÉ :

JAMIE BOULACHANIS c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 avril 2019

 

ordonnance et MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Alexandra Paquette

 

Pour la demanderesse

 

Dominique Guimond

Véronique Forest

Guillaume Bigaouette

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Surprenant et Magloé avocats

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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