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Date : 20190409


Dossier : T-409-18

Référence : 2019 CF 434

Ottawa (Ontario), le 9 avril 2019

En présence de monsieur le juge Simon Noël

ENTRE :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD

Demandeur (intimé)

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

Défendeur (intimé)

et

LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC

Mise en cause

et

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

Requérant

ORDONNANCE ET MOTIFS

(Règles 109 et 369 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106)

[1]  Conformément à la Règle 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (« Règles »), le Conseil canadien de la magistrature (« CCM ») demande par requête l’autorisation d’intervenir dans la demande de contrôle judiciaire modifiée déposée par l’honorable Michel Girouard (le juge Girouard). Dans celle-ci, le juge Girouard demande l’annulation d’un rapport à la Ministre de la Justice en date du 20 février 2018, recommandant sa révocation, et d’autres décisions prises dans le cours de l’enquête du CCM, ainsi que de la décision des Ministres de la Justice du Canada et Québec de porter plainte contre lui. Une demande d’invalidité constitutionnelle accompagne aussi la demande. Le CCM demande en outre que ladite requête soit prise uniquement sur la base des prétentions écrites soumises par les parties selon la Règle 369(1) des Règles.

[2]  Le CCM demande l’autorisation d’intervenir afin de pouvoir présenter « des observations » et « des explications » sur les sujets suivants :

  1. La mission et le fonctionnement du CCM;
  2. La norme de contrôle applicable au CCM;
  3. La procédure suivie en matière d’enquêtes menées en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges, LRC 1985, c J-1 (« Loi sur les juges »);
  4. Les modalités pertinentes à l’exercice du pouvoir de recommandation du CCM en vertu de l’article 65 de la Loi sur les juges;
  5. La nature et la composition des éléments du dossier sur la base duquel le CCM a recommandé la destitution du juge Girouard;
  6. Le processus qui a été suivi par le CCM pour donner lieu à ses recommandations et que celui-ci souhaite expliquer à la Cour.

[3]  Pour ce faire, le CCM projette de déposer un affidavit de son directeur exécutif et avocat principal (« Me Sabourin »), des prétentions écrites se limitant à vingt (20) pages et des soumissions orales pour une durée de soixante (60) minutes. L’affidavit de Me Sabourin (pour lequel on ne soumet aucune limite de pages) contiendrait entre autres « des preuves » sur les sujets suivants :

  1. Le traitement des demandes d’enquête demandées par les procureurs généraux;
  2. La nature et la composition du dossier sur la base duquel le CCM fonde ses recommandations au Ministre de la Justice;
  3. Les pratiques relatives à la traduction des éléments contenus dans ledit dossier;
  4. Le principe de cloisonnement de manière générale et, plus particulièrement, la composition du Comité d’examen, du Comité d’enquête et du CCM dans l’affaire qui concerne le demandeur;
  5. La répartition des rôles entre le Comité d’enquête et le CCM;
  6. Le processus d’examen par le CCM : a) du Rapport du Comité d’enquête et b) des observations écrites du juge sous enquête;
  7. Les moyens mis en place pour assurer la conformité du processus d’enquête et de recommandation à l’indépendance judiciaire, à la fois dans sa dimension personnelle et dans sa dimension institutionnelle;
  8. L’application du Règlement administratif et du Manuel de pratique et de procédure des Comités d’enquête du Conseil Canadien de la Magistrature.

[4]  Le CCM précise qu’il n’entend pas faire de soumissions sur le caractère raisonnable ou correct de ses décisions ou recommandations. Concernant les questions constitutionnelles, le CCM précise qu’il limiterait ses soumissions à l’impact qu’auraient des déclarations d’inconstitutionnalité sur l’indépendance judiciaire et l’administration de la justice.

[5]  Par l’entremise de ses avocats, le juge Girouard s’objecte de façon non équivoque à la requête en intervention et il dépose en réponse un dossier substantif avec jurisprudence à l’appui. Il soumet que la requête telle que présentée ne rencontre pas les critères énoncés par la jurisprudence en semblable matière et qu’il s’agit d’une façon déguisée pour que le CCM puisse présenter de la nouvelle preuve de façon à compenser pour les lacunes des décisions que celui-ci a prises et qui sont le sujet du contrôle judiciaire. Le juge Girouard soumet que la Cour, avec la participation des parties, saura prendre une décision éclairée dans le cadre du contrôle judiciaire. Il précise que l’intervention recherchée, si elle est accordée, remettra sérieusement en question l’impartialité requise, puisque non seulement le Procureur général du Canada sera défendeur, mais aussi de facto le CCM. Il ajoute que si la requête en intervention est accordée, cela prolongera indûment le litige. En conséquence, il en demande le rejet.

[6]  La réponse du CCM réfute les arguments mis de l’avant par le juge Girouard et elle précise que le CCM demande d’intervenir et non d’être partie au litige. Il ajoute qu’il a l’expertise requise pour bien informer la Cour et qu’il n’a pas l’intention de soumettre de nouvelles preuves sur le fond du litige.

[7]  Quant au Procureur général du Canada, par simple lettre, il consent à l’intervention du CCM en autant que les soumissions et affidavit soient déposés d’ici le 12 avril 2019 de façon à ne pas retarder la bonne marche du dossier, ainsi que l’audition prévue à la fin mai 2019. La mise en cause, la Procureur générale du Québec, est de la même opinion.

I.  Le Droit Applicable

Règle 109 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106

Rule 109 of the Federal Courts Rules, SOR/98-106

Interventions

Autorisation d’intervenir

109 (1) La Cour peut, sur requête, autoriser toute personne à intervenir dans une instance.

Avis de requête

(2) L’avis d’une requête présentée pour obtenir l’autorisation d’intervenir :

a) précise les nom et adresse de la personne qui désire intervenir et ceux de son avocat, le cas échéant;

b) explique de quelle manière la personne désire participer à l’instance et en quoi sa participation aidera à la prise d’une décision sur toute question de fait et de droit se rapportant à l’instance.

Directives de la Cour

(3) La Cour assortit l’autorisation d’intervenir de directives concernant :

a) la signification de documents;

b) le rôle de l’intervenant, notamment en ce qui concerne les dépens, les droits d’appel et toute autre question relative à la procédure à suivre.

Intervention

Leave to intervene

109 (1) The Court may, on motion, grant leave to any person to intervene in a proceeding.

Contents of notice of motion

(2) Notice of a motion under subsection (1) shall

(a) set out the full name and address of the proposed intervener and of any solicitor acting for the proposed intervener; and

(b) describe how the proposed intervener wishes to participate in the proceeding and how that participation will assist the determination of a factual or legal issue related to the proceeding.

Directions

(3) In granting a motion under subsection (1), the Court shall give directions regarding

(a) the service of documents; and

(b) the role of the intervener, including costs, rights of appeal and any other matters relating to the procedure to be followed by the intervener.

[8]  La règle 109 qui gère la procédure d’intervention nécessite de la partie qui le demande qu’elle explique la manière dont elle entend participer à l’instance et en quoi sa participation aidera à la prise de décision sur une question de fait ou de droit. Cela se fait par l’entremise d’un affidavit et de soumissions.

[9]  Le CCM valide sa requête en intervention en utilisant différents jugements, mais en particulier l’arrêt Rothmans, Benson et Hedges Inc c Canada (Procureur général), [1990] 1 FC 74, [1990], 1 CF 90, [1989] ACF no. 707 [Rothmans, Benson et Hedges] qui énumère six (6) facteurs à considérer :

  1. La personne qui se propose d’intervenir est-elle directement touchée par l’issue du litige?
  2. Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un véritable intérêt public?
  3. S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?
  4. La position de la personne qui se propose d’intervenir est-elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?
  5. L’intérêt de la justice sera-t-il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?
  6. La Cour peut-elle entendre l’affaire sur le fond sans autoriser l’intervention?

[10]  La Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Sport Maska Inc c Bauer Hockey Corp., 2016 CAF 44 [Sport Maska], a validité les facteurs de Rothmans, Benson et Hedges, en précisant que ceux-ci ne sont pas exhaustifs et qu’ils sont sujets à la discrétion du juge, celui-ci pouvant accorder à chacun le poids qu’il veut bien (voir para 41). En outre, le juge Nadon pour la Cour ajoute ceci :

[42]  Les critères à remplir pour accueillir ou rejeter une requête en intervention doivent demeurer souples, car chaque requête est différente : il y a des faits différents, des questions juridiques différentes et des contextes différents. Autrement dit, la souplesse est de mise lorsqu'il est question de requêtes en intervention. En fin de compte, nous devons décider si, dans une affaire donnée, l'intérêt de la justice nous oblige à accueillir ou à rejeter la requête en intervention. On ne gagne rien à ajouter des facteurs pour répondre à chaque situation nouvelle qu'une requête en intervention amène. À mon avis, les facteurs énoncés dans Rothmans, Benson & Hedges sont bien adaptés à cette tâche. Plus particulièrement, le cinquième facteur, « L'intérêt de la justice sera‑t‑il mieux servi si l'intervention demandée est autorisée? », permet à la Cour de se pencher sur les circonstances et les faits particuliers de l'affaire qui fait l'objet de la demande d'intervention. […]. (Voir Sport Maska Inc au para 42, soulignements ajoutés)

[11]  En tant que gestionnaire de l’instance, je connais bien « […] les circonstances de l’instance et les faits particuliers de l’affaire [...] ».

[12]  Premièrement, il existe une distinction importante entre les faits des dossiers Rothmans, Benson et Hedges et Sport Maska Inc d’une part et ceux du présent dossier d’autre part. Dans les causes citées, les organismes qui demandent respectivement d’intervenir (la Société canadienne du cancer et Reebok-CCM hockey) avaient chacun un intérêt particulier dans le litige qui les préoccupait. Ce n’est pas le cas du CCM, qui est l’auteur-décideur du rapport et d’autres décisions, et qui a recommandé la révocation du juge Girouard ; ces décisions étant le sujet de la demande de contrôle judiciaire. Deuxièmement, la demande de contrôle judiciaire modifiée comprend plusieurs des sujets d’intervention pour lesquels le CCM veut intervenir (voir paras 2-3 ci-haut). Il y a litige à leurs sujets et le CCM demande de soumettre de la preuve à l’égard de plusieurs de ceux-ci et de plaider par écrit et oralement. Ces circonstances et faits particuliers sont propres à la demande de contrôle judiciaire du présent dossier. La Cour commentera plus amplement à ce sujet dans le cadre de l’analyse.

[13]  La Cour doit aussi prendre en considération et appliquer les enseignements de la Cour suprême dans l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie) c Ontario Power Generation Inc., [2015] 3 RCS 147 [Ontario (Commission de l’énergie)]. En fait, la Cour suprême reconnait que le juge de première instance a la discrétion requise pour déterminer de la justesse d’une requête en intervention lorsqu’un décideur en est le demandeur. Dans un tel cas, le juge doit exercer ce pouvoir discrétionnaire « […] de manière raisonnée » tout en établissant « […] un équilibre entre la nécessité d’une décision bien éclairée et l’importance d’assurer l’impartialité du tribunal administratif » (voir para 57).

[14]  Aucune disposition de la Loi sur les juges ne permet au CCM de participer à un recours concernant ses décisions. Donc le CCM en fait la demande par l’entremise d’une requête en intervention selon la Règle 109 des Règles, le tout sujet à une décision discrétionnaire de la Cour. Selon l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie), dans une telle situation, la Cour doit prendre en compte trois (3) considérations :

  1. Est-ce que le recours prévoit une contestation de la demande de contrôle judiciaire?;
  2. Ou encore, est-ce que l’une des parties au litige a les connaissances et les compétences spécialisées nécessaires pour bien avancer une thèse ou la réfuter?;
  3. Le CCM a-t-il la fonction de trancher des différents individuels opposant deux parties ou encore celle d’élaborer des politiques, de réglementer ou enquêter ou de défendre l’intérêt public? (Voir para 59.)

[15]  Ces considérations doivent être évaluées par la Cour tout en se référant aussi aux facteurs mis de l’avant dans l’arrêt Rothman, Benson et Hedges.

[16]  Pour bien évaluer les circonstances de l’instance et les faits particuliers du dossier avec les facteurs à prendre en considération selon la jurisprudence, la Cour doit avoir recours à la requête pour autorisation d’intervenir, à l’affidavit et aux soumissions. Le dossier doit donc révéler non seulement les objectifs visés par l’intervention, mais aussi le contenu à être déposé, en totalité ou à tout le moins en partie, afin que le juge puisse bien comprendre et cerner le contenu de l’intervention, son ampleur et ses limites.

[17]  La jurisprudence a traité de ce qui est normalement requis dans une requête pour autorisation d’intervenir de façon à soumettre au juge un dossier complet qui contient les éléments pertinents pour la prise de décision. Un requérant doit démontrer « qu’[il] apporterait quelque chose de plus au débat que ce qui était déjà soumis à la Cour par les parties » (Canada (Procureur général) c Canada (Institut professionnel de la fonction publique), 2010 CAF 217 au para 4). Un affidavit à être déposé ne doit pas compléter « […] les motifs de sa décision, énoncés dans la lettre de décision, qui plus est après le dépôt d’une demande de contrôle judiciaire contestant la décision en question » et le demandeur ne doit pas « [p]ar son affidavit, [tenter] d’étoffer après le fait sa décision ce qui n’est pas permis […] » (Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299 au para 41).

[18]  Le juge Stratas, dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et de l’Immigration) c Ishaq, 2015 CAF 151 [Ishaq] au paragraphe 28, énumérait les facteurs à considérer lors de la préparation d’une requête pour autorisation d’intervenir :

[28]  En somme, le demandeur du statut d’intervenant qui tente d’établir qu’il produira à la Cour d’autres précisions et perspectives utiles qui l’aideront effectivement à la prise d’une décision devrait idéalement :

1. cerner une ou plusieurs idées maîtresses précises qui détermineront l’issue de l’affaire;

2. présenter, avec précision, l’observation ou les observations qu’il formulera au sujet de l’idée ou des idées maîtresses, en expliquant en quoi cela aidera la Cour à apprécier cette idée ou ces idées maîtresses;

3. s’assurer que son observation ou ses observations n’iront pas au-delà du dossier de preuves; une simple affirmation à ce sujet n’est pas suffisante;

4. distinguer son observation ou ses observations de celles d’autres plaideurs qui sont déjà parties à l’instance, par exemple, en faisant valoir que son observation ou ses observations n’ont pas été présentées ou que ses perspectives, son expérience ou ses compétences spécialisées – décrites avec précision – jetteront un éclairage différent sur l’affaire.

(Soulignements ajoutés)

La Cour entend avoir à l’esprit ces énoncés lors de la prise de décision.

[19]  À ce stade-ci, il est utile de donner un aperçu des grands enjeux du contrôle judiciaire. Le rapport de soixante-treize (73) paragraphes du CCM remis à la Ministre, et qui a été souscrit par vingt-trois juges en chef, conclut ainsi :

[73]  Après avoir examiné le rapport du comité et les observations du juge, ainsi que toute l’information que nous avons jugé pertinente par rapport aux questions en cause (y compris l’enregistrement vidéo sur bande sonore du 17 septembre 2010), nous concluons que le juge a manqué à l’honneur et à la dignité. L’intégrité du juge a été irrémédiablement compromise, la confiance du public envers la magistrature a été ébranlée, et le juge est inapte à remplir utilement ses fonctions. Pour ces motifs, nous recommandons la révocation du juge.

[20]  Toutefois, trois (3) juges en chef étaient dissidents et en conclusion au 8e paragraphe déclaraient ceci :

« Nous sommes en désaccord avec le point de vue de la majorité et ne pouvons recommander la révocation du juge Girouard. Nous nous fondons sur le déni de son droit à une audience équitable, un déni fondé sur le défaut du Conseil de s’assurer que tous les participants au processus décisionnel pouvaient comprendre et évaluer l’ensemble du dossier. En l’absence d’une audience équitable, l’opinion majoritaire ne devrait pas être maintenue et les procédures devraient être abandonnées. »

[21]  La majorité à ce sujet mentionnait ceci :

[69]  Les membres dissidents expriment l’avis que le juge « avait droit aux points de vue éclairés de tous les membres du Conseil chargés de délibérer de son avenir. »

[70]  Nous sommes d’accord avec cette affirmation, mais nous tirons une conclusion différente de celle des membres dissidents. Nous sommes d’avis que le juge a effectivement bénéficié des points de vue éclairés, indépendants et réfléchis de tous les membres qui ont délibéré de l’affaire et qui recommandent sa révocation.

[71]  Les membres dissidents expriment aussi l’avis que « tous les membres du Conseil avaient droit à la même information. » À mon humble avis, tous les membres avaient à leur disposition, dans les deux langues officielles, les mêmes aspects pertinents des travaux du comité, que ce soit les résumés détaillés de la preuve contenus dans le rapport et les observations écrites du juge, ou les extraits de la transcription cités dans les observations du juge.

[72]  En tant que membres qui recommandons la révocation du juge, nous sommes convaincus que nous avions accès à tous les documents nécessaires pour nous permettre de délibérer de l’affaire de manière pleinement éclairée, indépendante et réfléchie.

[22]  La demande de contrôle judiciaire modifiée soulève un ensemble de questions de droit et de faits qui vont au cœur des conclusions tant de la majorité que des dissidents, y compris les questions constitutionnelles concernant le processus disciplinaire prévu par législation, ainsi que la juridiction du CCM à ce sujet.

[23]  Tel que précisé ci-haut, le rapport du CCM est en fait le résultat d’une enquête concernant le comportement d’un juge suite à une demande d’enquête des Ministres de la Justice du Canada et du Québec. Le CCM a conclu à un comportement reprochable de la part du juge qui justifie une recommandation de révocation de ce dernier. Il a ainsi pris position à l’encontre des intérêts du juge. En conséquence, le CCM ne doit pas, par l’entremise de la requête en intervention, être perçu comme justifiant sa décision ou encore tentant de la complémenter par l’entremise de nouvelles preuves ou encore de soumissions justificatives. Agir ainsi ne serait pas dans l’intérêt public et entacherait tout le processus disciplinaire mis de l’avant par le législateur dans la Loi sur les juges.

[24]  De plus, il est à noter que la demande de contrôle judiciaire du rapport du CCM implique aussi le Procureur général du Canada comme défendeur, qui a comme mission entre autres de s’assurer que la Cour aura tous les éléments de faits et de droit pour prendre une décision éclairée. Dans le présent dossier, la Procureure générale du Québec est aussi mise en cause.

II.  L’Analyse

[25]  Pour les fins de l’analyse, j’entends aborder les sujets de la façon suivante : en premier lieu, il est important d’avoir un aperçu de la demande de contrôle judiciaire modifiée. Par la suite, étant donné que dans le cadre de l’évaluation d’une requête pour autorisation d’intervenir, le juge doit bien comprendre ce qui lui est soumis pour lui permettre de prendre les décisions appropriées, je vais étudier et analyser l’affidavit de Me Sabourin à l’appui de la requête. Après tout, c’est sur la base de cette preuve que le soussigné doit prendre une décision. Une fois cela fait, j’aborderai les trois (3) critères élaborés par la Cour suprême dans l’arrêt Ontario (Commission de l’énergie) pour déterminer si l’intervention telle que demandée répond à ces critères. Je terminerai l’analyse en faisant la même démarche, mais cette fois en utilisant les critères provenant de l’arrêt Rothmans, Benson et Hedges, pour les fins de la Règle 109 des Règles; l’objectif étant de conclure quant au bien-fondé de la requête pour autorisation d’intervenir de CCM. Mais avant tout, je voudrais commenter au sujet du requérant, le CCM.

[26]  Je reconnais d’emblée que le CCM est un organisme spécial qui a une vocation particulière, qu’il est constitué d’un groupe de juges en chef et de juges en chef associés et qu’il est présidé par le juge en chef du Canada. En soi, cela donne au CCM un statut distinctif et notoire. Le CCM, tant collectivement que par l’entremise de chacun de ses membres, a une expérience exclusive. Lorsqu’il enquête sur la conduite des juges suite au dépôt d’une plainte, il a le gage de confiance de ceux qui sont enquêtés et du public. Il a aussi un savoir et une compréhension hors du commun. Il a certes beaucoup à communiquer, mais il est important que ce faisant, il ne ternisse pas son impartialité, si essentielle pour assumer sa mission législative. Cela dit, pour que le juge accepte sa requête pour autorisation d’intervenir, le CCM doit démontrer 1) ce qu’il aurait de pertinent à communiquer et 2) que la Cour bénéficierait de cette connaissance pour rendre une décision éclairée. De simples affirmations à cet effet ne suffisent pas.

A.  La demande de contrôle judiciaire

[27]  La demande de contrôle judiciaire modifiée est en soi peu ordinaire. Elle remet en question le rapport du CCM, les décisions du Comité d’enquête et la décision des Ministres de la Justice du Canada et Québec du 14 juin 2016 demandant d’enquêter sur la conduite du juge Girouard. De plus, on y retrouve plusieurs questions constitutionnelles concernant le processus d’enquête sur les juges établi en vertu de la Loi sur les juges, l’équité procédurale et les droits linguistiques du demandeur. Enfin, on y remet en question la juridiction fédérale dans ce domaine en tenant compte de la compétence des provinces en vertu du paragraphe 92(14) de la Loi constitutionnelle de 1867.

[28]  Ce dossier a de l’histoire. Il est en marche depuis 2015 et il a été le sujet de plusieurs décisions interlocutoires; il a aussi nécessité des parties une collaboration de tout moment. L’automne 2018 a été consacré à constituer le dossier du CCM et celui-ci y a participé pleinement. Le dossier a éventuellement été finalisé, le tout sujet à un appel déposé par le juge Girouard et qui porte  sur l’une des décisions. Quant à la demande de contrôle judiciaire modifiée, celle-ci a été consentie par le Procureur général du Canada en date du 11 janvier 2019 et a été déposée le 25 janvier 2019. C’est le 12 février 2019, par ordonnance, que l’échéancier a été finalisé de consentement avec toutes les parties. Le juge Girouard a ensuite déposé son dossier de demande le 8 mars 2019.

B.  La requête du CCM

[29]  C’est le 18 mars 2019 que le CCM a demandé d’intervenir, bien que les enjeux de la demande de contrôle judiciaire modifiée étaient connus depuis janvier 2019. Tenant compte des objectifs et de l’ampleur de l’intervention demandée par le CCM et de l’audition prévue pour la fin mai 2019, il aurait été fort utile pour la Cour que la requête pour obtenir l’intervention soit déposée plus tôt. En outre, tenant compte de ce qui est recherché en intervenant, il est à craindre que l’échéancier soit bouleversé. Je m’explique.

[30]  L’affidavit de Me Sabourin à l’appui de la requête en autorisation d’intervenir est indicatif de ce que l’affidavit à être déposé serait si l’autorisation était accordée.

[31]  Me Sabourin mentionne que le CCM doit être en mesure « d’expliquer » à la Cour « le processus qui a été suivi pour donner lieu à ses recommandations » ainsi que « de soumettre des observations et des explications » à la Cour sur les sujets énumérés au paragraphe 2 des présents motifs.

[32]  Tous ces sujets sont reliés à la demande de contrôle judiciaire modifiée et ils font tous partie de l’une ou l’autre des questions soulevées. Tel que précisé au point 5, le CCM entend soumettre des observations et des explications au sujet de la nature et de la composition du dossier du juge Girouard, bien que la constitution de ce dossier ait été la préoccupation des parties à l’automne 2018.

[33]  De plus, le CCM propose « de déposer des preuves » à l’égard de huit (8) sujets tels que les demandes d’enquête provenant de procureurs généraux, le dossier du juge Girouard qui mena à la recommandation de révocation à la Ministre de Justice, les pratiques de traduction du dossier du juge Girouard, le processus d’enquête, le processus d’examen par le CCM, etc. (voir le paragraphe 5 des présents motifs pour la liste complète).

[34]  Si l’autorisation est accordée, Me Sabourin propose que l’affidavit contienne des explications et des observations ainsi que de la nouvelle preuve sur la très grande majorité des sujets découlant de la demande de contrôle judiciaire modifiée. Par ailleurs, l’affidavit à l’appui de la demande d’autorisation d’intervenir ne donne ni exemple, ni précision, ni énoncé de ce que seraient les explications, les observations et la nouvelle preuve concernant tous ces sujets. Cette information était pourtant requise afin de permettre à la Cour de mieux comprendre et ainsi d’évaluer la présente demande d’autorisation. En effet, de tels exemples auraient été utiles, car la Cour n’a aucune indication quant au contenu des explications et des observations à être mises en preuve et aucune connaissance du contenu de la nouvelle preuve à être déposée. Dans la situation actuelle, tout ce que la Cour connait, ce sont les objectifs et les moyens visés par la demande d’intervention. Rien n’a été fourni quant au contenu. Il apparait que les facteurs mis de l’avant par le juge Stratas dans Ishaq au paragraphe 25, en particulier les facteurs 2 et 3, ne sont pas rencontrés. Toutefois, pour trois (3) sujets bien ciblés, l’affidavit explique le pourquoi de l’intervention à l’égard de ceux-ci. La Cour considère ces trois (3) sujets exceptionnels et ils seront traités différemment à la fin des présentes.

[35]  Dans le but d’avoir une meilleure compréhension, j’insère ci-dessous un tableau qui illustre bien la multitude des sujets d’intervention, les modalités pour intervenir et si l’information est dévoilée ou non quant au contenu de l’intervention recherchée.

Tableau 1

AFFIDAVIT

MODALITÉS

SUJETS D’INTERVENTIONS

CONTENU : PRÉCISIONS, EXEMPLES, ETC.

Para 17

Soumettre explications sur

1. Le processus d’enquête suivi pour en arriver à la recommandation.*

Aucun

Para 18

Soumettre observations et explications sur les sujets suivants :

2. La mission et le fonctionnement du CCM.**

Explications aux paragraphes 7, 8 et 9

3. La norme de contrôle applicable du CCM.**

Aucun

4. Le processus d’enquête suivi en vertu de l’article 63 de la Loi.**

Explications aux paragraphes 11, 12, 13 et 14

5. Les modalités pertinentes à l’exercice de son pouvoir de recommandation en vertu de l’article 65 de la Loi.**

Aucun

6. La nature et la composition du dossier du juge Girouard.*

(voir aussi 7)

Aucun

Para 19

Entend déposer des preuves sur :

7. La nature et la composition du dossier du juge Girouard.*

(voir aussi 6)

Aucun

8. Les pratiques relatives à la traduction du dossier du juge Girouard.*

(voir aussi 6)

Aucun

9. Le principe de cloisonnement, de manière générale et particulièrement la composition des Comités d’examen, d’enquête et de Conseil dans le dossier du juge Girouard.*

(voir aussi 4)

Aucun

10. La répartition des rôles entre le Comité d’enquête et le Conseil.**

(voir aussi 4)

Aucun

11. Le processus d’examen par le Conseil du rapport du Comité d’enquête et des observations du juge.*

(voir aussi 4 et 6)

Aucun

12. Les moyens mis en place pour assurer la conformité du processus d’enquête et de recommandation à l’indépendance judiciaire, à la fois en général et dans le dossier du juge Girouard.* (voir aussi 6)

Aucun

13. Le traitement des demandes d’enquête demandées par les procureurs généraux.**

Aucun

14. L’application du Règlement administratif et du Manuel de pratique et de procédure des Comités d’enquête du Conseil Canadien de la Magistrature.**

Explications aux paragraphes 11, 12, 13 et 14

*  7 Sujets d’intervention dans le dossier de demande de contrôle judiciaire du juge Girouard personnellement.

** 7 Sujets d’intervention dans le dossier de demande de contrôle judiciaire du juge Girouard, mais qui sont d’ordre général.

[36]  À la toute fin, l’affidavit informe que le CCM collaborera avec le Procureur général du Canada pour voir à ce qu’il n’y ait aucun dédoublement dans leurs soumissions respectives. Bien que cet engagement paraisse légitime, il me préoccupe. Que vont-ils partager et pourquoi? Y a-t-il un danger de dédoublement, c’est-à-dire que le CCM pourrait assumer un rôle qui normalement reviendrait au Procureur général du Canada? Pourquoi la Cour n’est-elle pas impliquée dans une telle démarche? Dans l’état actuel des choses, le soussigné n’a aucune idée de ce qu’on veut bien partager ni des sujets de dédoublement. Comme le juge Stratas le dit en décrivant le troisième facteur « […] une simple affirmation à ce sujet n’est pas suffisante » (Ishaq au para 28, points 3 et 4).

[37]  Avant de clore ce sujet, je me dois d’indiquer que Me Sabourin pour le CCM précise qu’il n’entend pas faire de soumissions sur le caractère raisonnable ou correct des décisions ou recommandations. Quant aux questions constitutionnelles, il informe que le CCM limiterait ses soumissions à l’impact qu’auraient des déclarations d’inconstitutionnalité sur l’indépendance judiciaire et l’administration de la justice. Cette affirmation est importante pour les fins de la demande de contrôle judiciaire, mais elle doit aussi être mise dans le contexte de l’ensemble de l’affidavit tel que rédigé. Je note ainsi que cet engagement se limite aux soumissions et que rien n’est dit sur la preuve à être déposée ni sur l’impact qu’elle pourrait avoir sur le litige comme tel. Encore là, une simple affirmation n’aide pas la Cour. Il faut étoffer son dossier de façon à permettre à la Cour d’avoir une bonne idée du contenu de l’intervention.

[38]  Tenant compte de la requête pour autorisation d’intervenir, d’autres commentaires s’imposent :

  1. L’impression qui se dégage de la lecture du dossier de requête est que le CCM entend intervenir pour expliquer, présenter des observations et/ou présenter des preuves à l’égard de la très grande majorité des questions en litige dans la demande de contrôle judiciaire. Bien que l’on affirme que le CCM ne commentera ni ne défendra sa décision, l’ampleur de son implication en intervention telle que décrite indique qu’il y a de fortes possibilités que les explications, les observations et le dépôt de la preuve auront une incidence directe ou indirecte sur les décisions sous étude dans la demande de contrôle judiciaire;
  2. Le dossier de requête tel que présenté se contente d’informer des motifs et des sujets d’intervention visés pour intervenir, sans informer de ce que seront de façon précise et informative ces explications, observations et nouvelle preuve. Cela ne permet pas au soussigné de se satisfaire que la requête en intervention est justifiée, sauf pour trois (3) sujets qui seront discutés ultérieurement. J’ajoute que le CCM aurait pu au moins donner des exemples types de ces explications, observations et preuve, ce qu’il n’a pas fait. Un juge placé dans de telles circonstances peut difficilement accorder une requête en intervention sans au moins savoir dans ses grandes lignes en quoi constituera le contenu de l’intervention. Bref, il ne peut agir à l’aveuglette;
  3. Si la Cour accordait l’intervention telle que présentée, il serait possible qu’une personne objective voyant un tel résultat pense que le CCM défend forcément son rapport et ses décisions et qu’en conséquence l’impartialité requise en telles circonstances serait ébranlée;
  4. Dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il est de coutume et de tradition de faire les déterminations appropriées en tenant compte de la décision telle qu’écrite et du dossier du décideur. Par sa requête pour autorisation d’intervenir, telle que formulée, le CCM pourrait se retrouver dans une position privilégiée où son rôle serait plutôt celui de partie que d’intervenant, ce qui dans notre système judiciaire est inacceptable;
  5. De plus, tous ces nouveaux éléments pourraient créer préjudice à la demande de contrôle judiciaire et aux droits du juge Girouard, puisque le CCM dévoilerait des faits, des explications et des observations inconnus jusque-là du juge Girouard et que celui-ci ne serait pas totalement en position de contester ces nouveaux éléments, sauf par l’entremise d’un réplique, mais ainsi il ne pourrait pas se défendre pleinement. Une réplique, comme on le sait, a ses limites;
  6. Enfin, si la Cour accordait l’intervention telle que formulée, les explications, les observations et la preuve présentées pourraient mettre en péril l’échéancier établi dans l’ordonnance du 12 février 2019, ainsi que l’audition devant se tenir à la fin mai 2019.

C.  Les trois (3) critères de l’arrêt Ontario (Commission de l’Énergie)

[39]  À cette étape-ci, j’appliquerai les critères mis de l’avant dans Ontario (Commission de l’Énergie) en tenant compte des particularités du CCM et de sa requête pour autorisation d’intervenir.

(1)  Est-ce que le recours prévoit une contestation de la demande de contrôle judiciaire?

[40]  Une simple réponse est oui. Tel qu’il est reconnu lors de demandes de contrôle judiciaire, le Procureur général du Canada intervient comme défendeur. Ce dossier ne fait pas exception et le Procureur général du Canada y agit comme défendeur depuis 2015. Il a participé à toutes les étapes. Quant au CCM, la Cour lui a reconnu un statut de partie uniquement lorsqu’elle a eu à trancher la question de juridiction des Cours fédérales soulevée par le CCM et du contenu du dossier de celui-ci. Ce dernier n’a pas de disposition législative dans la Loi sur les juges pour participer au litige. C’est la raison pour laquelle il dépose sa requête pour autorisation d’intervenir selon la Règle 109 des Règles.

(2)  Est-ce que l’une des parties au litige a les connaissances et les compétences spécialisées nécessaires pour bien avancer une thèse?

[41]  Le Procureur général du Canada a les connaissances et les compétences, ainsi que des atouts pour répondre à la demande de contrôle judiciaire modifiée. En effet, il a consenti à la demande modifiée et en aucun temps a-t-il informé la Cour qu’il ne possédait pas la compétence ou le savoir pour assumer ses responsabilités. Il a consenti à la requête pour autorisation d’intervenir par simple lettre, en autant que l’échéancier soit respecté. J’ai déjà reconnu que le CCM est une institution spéciale et qu’elle a son propre savoir. Toutefois, les enjeux de la demande de contrôle judiciaire exigent qu’ils soient déterminés en fonction des lois applicables ainsi que des règlements et du manuel du CCM. Les parties et la Cour peuvent traiter de ces enjeux en pleine connaissance de cause. Telle que formulée, la requête pour autorisation d’intervenir ne change pas ce constat.

(3)  Le CCM a-t-il la fonction de trancher des différents individuels opposant deux parties ou encore celle d’élaborer des politiques, de réglementer ou enquêter ou de défendre l’intérêt public?

[42]  Le rôle du CCM peut se résumer comme suit pour les fins de la présente cause : par l’entremise du Comité d’enquête formé de certains membres du CCM, il enquête suite à la réception d’une plainte sur la conduite d’un juge. Il est enquêteur et par la suite le CCM dans son ensemble étudie le rapport d’enquête et la preuve pour ensuite décider collectivement s’il y a lieu de recommander ou non la révocation du titre de juge. Il assume une tâche juridictionnelle lors du processus d’enquête. C’est son rapport et ses décisions qui sont le sujet du contrôle judiciaire. Sa participation à un contrôle judiciaire doit être circonscrite de façon à ne pas brimer son impartialité. Telle que formulée, la requête pour permission d’intervenir, si elle était accordée, pourrait même donner l’impression que le CCM agit comme partie au litige, ce qui n’est pas dans l’intérêt de la justice.

[43]  Dans la décision Ontario (Commission de l’énergie), la Cour suprême voulait que le juge se satisfasse de deux (2) aspects. Il doit s’assurer en premier lieu que la Cour qui a à décider du litige soit le mieux informé pour prendre une décision éclairée et en deuxième lieu que le tribunal-décideur soit totalement impartial. Je n’ai aucune information ou indication à l’effet que le Procureur général du Canada n’a pas le savoir et la compétence pour traiter de toutes les questions en litige soulevées par la demande du contrôle judiciaire. Au contraire, jusqu’à présent le Procureur général du Canada a pleinement assumé son rôle de défendeur. Quant à l’impartialité du CCM, son rôle d’enquêteur et décideur du rapport et des décisions prises exige que son impartialité soit préservée. Par l’intervention recherchée, il y a probabilité sérieuse que le rôle à assumer entacherait cette valeureuse impartialité.

D.  Les six (6) facteurs de l’arrêt Rothman, Benson et Hedges

[44]  Je vais maintenant revoir les facteurs d’évaluation élaborés dans Rothman, Benson et Hedges pour déterminer la requête en autorisation d’intervenir telle que formulée et déposée selon la Règle 109 des Règles en tenant compte des circonstances et faits du présent dossier. Certaines de ces réponses seront en partie répétitives des réponses aux critères données ci-haut et même en tenant des réponses aux facteurs donnés ci-après.

(1)  La personne qui se propose d’intervenir est-elle directement touchée par l’issue du litige?

[45]  Étant donné que la demande de contrôle judiciaire concerne le rapport du CCM et ses décisions, il va de soi qu’il se pourrait que le CCM soit directement touché par l’issue du litige, car le demandeur soulève plusieurs questions qui, si elles sont validées, auront des conséquences sur le CCM.

(2)  Y a-t-il une question qui est de la compétence des tribunaux ainsi qu’un véritable intérêt public?

[46]  Les questions sont toutes de la compétence de la Cour. Celle-ci a pleine juridiction pour décider de la constitutionnalité et de l’équité du processus d’enquête, des procédures et pratiques mises en place en vertu de la Loi sur les juges et de sa règlementation. La Cour a également les outils nécessaires pour traiter de ces sujets et en plus, elle bénéficiera des soumissions du défendeur, le Procureur général du Canada, et de la mise en cause. J’ajoute que la vocation particulière du CCM d’enquêter sur la conduite des juges n’en fait pas un organisme d’exception au point tel que sur ce seul aspect la requête en intervention devrait être accordée selon les paramètres recherchés. Il y a plusieurs organismes qui ont une vocation spécialisée et qui sont sujets au droit de regard de la Cour et leurs interventions ne sont pas accordées de droit. La question de la traduction de la preuve (sujet de la dissidence) n’est pas un sujet inconnu de la Cour. Les principes et les lois en semblable matière sont de connaissance judiciaire. D’ailleurs, autant la majorité que la dissidence abordent ce sujet dans le rapport du CCM. Quant aux questions constitutionnelles, la Cour est familière avec de telles questions et elle est appelé à faire les déterminations appropriées dans plusieurs dossiers. Il y a un intérêt public à préserver : celui d’assurer que le litige sera déterminé de façon judiciaire avec une pleine objectivité. Conséquemment, il serait inapproprié qu’un décideur puisse jouer un rôle aussi important que celui qui est recherché par la requête pour permission d’intervenir.

(3)  S’agit-il d’un cas où il semble n’y avoir aucun autre moyen raisonnable ou efficace de soumettre la question à la Cour?

[47]  Le CCM, comme décideur assujetti à une demande de contrôle judiciaire, a écrit un rapport concluant à la majorité à la révocation du juge Girouard. Il a expliqué dans sa décision les motifs à la base de sa conclusion. Les décisions du Comité d’enquête sont aussi motivées et sujettes à la demande de contrôle judiciaire. Par sa requête pour être autorisé à intervenir telle que formulée, le CCM soumet qu’il entend expliquer et présenter des observations et de la preuve, en plus dudit rapport et des décisions déjà rendus, ainsi que sa position à l’égard de la dissidence. En principe, dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, il n’est pas permis d’ajouter à la décision sous étude, sauf sur permission de la Cour en certaines circonstances. De plus, le Procureur général du Canada agira comme défendeur et il fera les représentations appropriées. Le litige peut donc être valablement soumis.

(4)  La position de la personne qui se propose d’intervenir est-elle défendue adéquatement par l’une des parties au litige?

[48]  Tel que déjà mentionné, le Procureur général du Canada a consenti à la requête pour être autorisé à intervenir par l’entremise d’une simple lettre dans laquelle il consent en autant que le CCM dépose son dossier d’intervention le 12 avril 2019 et que cela ne remette pas en question l’échéancier prévu par ordonnance du 12 février 2019. Je n’ai aucune indication de la part du Procureur général du Canada qu’il n’est pas en position d’assumer son rôle de défendeur dans le présent dossier. J’ajoute qu’en tant que gestionnaire de l’instance, je connais le dossier de la Cour, les questions soulevées, le dossier du CCM et les lois et règlements applicables en semblable matière et il me semble que les outils sont là pour que chacune des parties puisse assumer pleinement son rôle, afin que la Cour puisse rendre une décision éclairée.

(5)  L’intérêt de la Justice serait-il mieux servi si l’intervention demandée est autorisée?

[49]  La Cour ne pouvait accorder l’intervention telle que formulée, sauf pour les trois (3) sujets discutés ci-après, car sans avoir aucune indication quant au contenu recherché, il se pourrait qu’une telle intervention crée un préjudice aux droits du juge Girouard en ce qu’on ajouterait de nouveaux éléments inconnus de sa part, ce qui créerait probablement un litige dans un litige et mettrait en péril l’échéancier. Selon l’état actuel du dossier, il n’est pas dans l’intérêt de la justice que l’autorisation d’intervenir soit accordée, sauf pour les trois (3) sujets discutés ultérieurement.

(6)  La Cour peut-elle entendre l’affaire et statuer sur le fond sans autoriser l’intervention?

[50]  J’ai déjà informé que je croyais que la Cour avec les parties pourra rendre une décision éclairée. Ils ont les outils pour contribuer au processus judiciaire, et ce, dans l’intérêt de la justice. De la façon que la demande de contrôle judiciaire modifiée chemine, et suite à l’ordonnance du 12 février 2019 (sujet aux motifs ci-après) prévoyant l’échéancier avec l’accord des parties, je n’ai aucune raison de croire que l’affaire ne pourra être entendue et déterminée. Les parties n’ont d’ailleurs fourni aucune crainte à ce sujet.

[51]  Si le dossier de requête pour autorisation à intervenir ne s’était pas limité à informer seulement des motifs, modalités et sujets d’intervention et qu’il avait contenu pour chaque sujet d’intervention de l’information quant au contenu de l’intervention pour chacun d’entre eux, la Cour aurait été en bien meilleure position pour évaluer le pourquoi de l’intervention, sa pertinence et l’impact qu’elle aurait sur le dossier du contrôle judiciaire. Tout ce que la Cour a présentement, c’est un énoncé du CCM comme quoi il n’entend pas faire de soumissions sur le caractère raisonnable ou correct des décisions et de la décision de recommandation. Par ailleurs, l’affidavit informe que le CCM entend présenter des observations et des explications sur cinq (5) sujets de la demande de contrôle judiciaire, en plus de souhaiter déposer de la nouvelle preuve sur huit (8) autres sujets dont plusieurs traitent du dossier du juge Girouard. Aucun contenu n’est offert à la Cour pour permettre d’assumer son rôle judiciaire et d’exercer sa discrétion. La Cour ne peut évidemment pas déléguer son rôle au CCM. En de telles circonstances, le soussigné ne peut pas accorder la demande d’intervention telle que formulée.

[52]  Y a-t-il possibilité d’accorder en partie la requête telle que formulée? Pour onze (11) des sujets d’intervention, je n’ai absolument aucune indication quant au contenu qu’on entend soumettre. Pour trois (3) de ces sujets d’intervention, ils seront discutés ci-dessous.

[53]  Faisant exception aux énoncés et conclusions ci-haut, il y a trois (3) sujets qui seront traités différemment : la mission et le fonctionnement du CCM, la procédure suivie en matière d’enquête menées en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges et l’application du Règlement administratif et du Manuel de pratique et de procédure des Comités d’enquête du Conseil Canadien de la Magistrature. Je m’explique : l’affidavit de Me Sabourin informe aux paragraphes 11, 12,13 et 14 que le CCM « […] régit de façon autonome la procédure relative aux enquêtes visées à l’article 63 de la Loi sur les juges et que ledit Règlement ne fut pas approuvé par le Gouverneur en conseil » et il en explique le rôle recherché ainsi que les sujets couverts par la Règlementation (voir les paragraphes 11 et 13). Il ajoute au paragraphe 12 que : « le Conseil établit indépendamment ses règles et procédures ». Il en est de même pour le premier sujet : la mission et le fonctionnement du CCM (voir les paragraphes 7, 8 et 9).

[54]  Le juge Nadon dans l’arrêt Sport Maska (voir para 42) invite le juge en charge de la requête pour permission d’intervenir à être « souple » lorsqu’on a à évaluer l’intérêt de la justice en jeu. Par ailleurs, le juge Stratas dans l’arrêt Ishaq, tout en nous demandant de bien analyser la requête pour y voir et comprendre le pourquoi de l’octroi de ladite requête, suggère aussi de le faire avec une vue d’ensemble du dossier. À cet effet, les explications données aux paragraphes 7, 8, 9, 11, 12,13 et 14 me permettent de comprendre la pertinence d’aborder les sujets par l’entremise de l’intervention de façon à me rassurer que celle-ci sera utile pour la prise de décision du dossier. Je me permets d’utiliser ma discrétion et d’être souple à ce sujet sachant fort bien que pour tous les autres sujets, la preuve dévoilée ne le permettait pas. Je suis conscient que pour ces trois (3) sujets il n’y a pas de dévoilement de ce qui sera déposé, mais il y a au moins une explication factuelle donnée qui me permet de mieux comprendre ce qui sera discutée. De plus, les conditions ci-après verront à bien en cerner le contenu.

[55]  J’ajoute en plus qu’en tenant compte de ces conditions que j’associerai à ces trois (3) sujets, les droits du juge Girouard et des procureurs généraux ne devraient pas être atteints.

[56]  Donc, je vais permettre l’intervention sur ces trois (3) sujets : la mission et le fonctionnement du CCM, la procédure suivie en matière d’enquête menée en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges, ainsi que l’application du Règlement administratif et du Manuel de pratique et de procédure des Comités d’enquête du Conseil Canadien de la Magistrature avec les conditions suivantes :

  1. L’affidavit à être soumis se limitera à dix (10) pages au maximum et traitera des sujets en général et en aucun temps du dossier du juge Girouard;
  2. Les soumissions à être soumises n’auront que quinze (15) pages au maximum et traiteront des sujets en général et en aucun temps du dossier du juge Girouard;
  3. L’intervention est permise pour permettre au CCM de communiquer son savoir en droit sur les trois (3) sujets seulement dans le but d’expliquer pour les parties et la Cour l’encadrement législatif et règlementaire tel que mis en vigueur par le CCM. Si celui-ci entend traiter des pratiques du CCM sur ces sujets, il ne peut le faire qu’avec circonspection, réserve et sagesse, sachant fort bien qu’il ne doit pas de près ou de loin aborder le dossier du juge Girouard;
  4. Les soumissions orales du CCM seront de 40 minutes au maximum;
  5. Pour les fins de cette intervention, il n’est pas nécessaire que le CCM consulte le Procureur général du Canada;
  6. Les procureurs généraux pourront prendre connaissance de cette intervention et commenter au besoin. L’échéancier sera amendé à cet effet;
  7. Quant au juge Girouard, il pourra aborder le contenu de l’intervention dans sa réplique et, tel que mentionné ci-haut, l’échéancier sera amendé en conséquence.

[57]  Je crois que les conditions de l’intervention respectent les droits de toutes les parties. Elle est autorisée en tenant compte de la preuve soumise, bien que limitée, puisque selon moi, cette intervention est dans l’intérêt de la justice.

[58]  En terminant, tenant compte du dossier tel que soumis et utilisant ma discrétion, ainsi que la souplesse que la jurisprudence suggère en de telles situations, je rejette en grande partie la requête pour permission d’intervenir du CCM et ne l’accorde que pour les trois (3) sujets mentionnés et assortis des conditions précisées ci-haut. Je suis confiant qu’en agissant ainsi, la Cour et les parties auront toute l’information requise pour assumer pleinement leur rôle et qu’il y aura ultérieurement une décision éclairée. En outre, tenant compte de l’intervention permise avec conditions, l’impartialité du CCM est assurée et ce, dans l’intérêt de la justice.


ORDONNANCE

  POUR TOUTES CES RAISONS, LA COUR ORDONNE CE QUI SUIT :

  1. La requête du Conseil canadien de la magistrature pour autorisation d’intervenir dans la demande de contrôle judiciaire déposée par l’honorable juge Michel Girouard est accordée en partie.

  2. Le CCM pourra intervenir seulement sur les sujets suivants :

  • a) La mission et le fonctionnement du CCM, la procédure en matière d’enquête menée en vertu de l’article 63 de la Loi sur les juges y compris l’application du Règlement administratif et du Manuel de pratique et de procédures des Comités d’enquête du Conseil Canadien de la Magistrature;

  • b) L’affidavit n’aura pas plus de dix (10) pages et traitera des sujets en général et en aucun temps du dossier du juge Girouard;

  • c) Les soumissions écrites n’auront que quinze (15) pages au maximum et traiteront des sujets en général et en aucun temps du dossier du juge Girouard;

  • d) Les soumissions orales seront au maximum de quarante (40) minutes.

  1. L'échéancier est modifié comme suit :

  • a) Le dossier d’intervention du CCM sera signifié et déposé au plus tard le 16 avril 2019;

  • b) Le dossier du procureur général du Canada sera signifié et déposé au plus tard le 30 avril 2019;

  • c) Le dossier de la procureure général du Québec sera signifié et déposé au plus tard le 8 mai 2019;

  • d) Le dossier de réplique du demandeur, le cas échéant, sera signifié et déposé au plus tard le 15 mai 2019;

  • e) L’audition aura lieu les 22, 23 et 24 mai 2019 à 9:30 a.m., à la Cour fédérale, au 30 rue McGill, dans la ville de Montréal, dans la province de Québec.

  1. Le tout sans frais.

« Simon Noël »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-409-18

INTITULÉ :

L’HONORABLE MICHEL GIROUARD c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AL

REQUÊTE ÉCRITE CONSIDÉRÉE À OTTAWA (ONTARIO) SUITE À LA RÈGLE 369 DES RÈGLES DES COURS FÉDÉRALES, DORS/98-106

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE SIMON NOËL

DATE DES MOTIFS :

LE 9 AVRIL 2019

PRÉTENTIONS ÉCRITES PAR :

Me Gérald R. Tremblay

Me Louis Masson

Me Bénédicte Dupuis

POUR LE DEMANDEUR (INTIMÉ)

Me Claude Joyal

Me Pascale Guay

POUR LE DÉFENDEUR (INTIMÉ)

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

Me Jean-Yves Bernard

Bernard, Roy (Justice – Québec)

MISE EN CAUSE

(LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC)

Me Ronald Caza

Me Gabriel Poliquin

Me Alyssa Tomkins

POUR LE REQUÉRANT

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Gérald R. Tremblay

McCarthy Tétrault

Montréal (Québec)

Me Louis Masson

Me Bénédicte Dupuis

Joli-Cœur Lacasse, Avocats

Québec (Québec)

POUR LE DEMANDEUR (INTIMÉ)

Nathalie G. Drouin

Sous-procureure générale du Canada

POUR LE DÉFENDEUR (INTIMÉ)

(LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA)

Me Jean-Yves Bernard

Bernard, Roy (Justice – Québec)

MISE EN CAUSE

(LA PROCUREURE GÉNÉRALE DU QUÉBEC)

Caza Saikaley

Ottawa (Ontario)

POUR LE REQUÉRANT

LE CONSEIL CANADIEN DE LA MAGISTRATURE

 

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