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Date : 20190411


Dossier : IMM-3188-18

Référence : 2019 CF 440

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 avril 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

XUAN HIEU BUI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur cherche à faire annuler la décision, en date du 26 juin 2018, par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté sa demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise » au motif qu’il a conclu un engagement avec un incubateur d’entreprises en démarrage principalement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 [la Loi] et non d’exploiter l’entreprise visée par l’engagement.

II.  Contexte

A.  Catégorie du démarrage d’entreprise de l’immigration

[2]  La catégorie du démarrage d’entreprise fait partie de la catégorie de l’immigration économique visée au paragraphe 12(2) de la Loi, qui prévoit qu’un étranger peut acquérir le statut de résident permanent au Canada en étant sélectionné dans la catégorie « immigration économique » en fonction de sa capacité à réussir son établissement économique au Canada. En vertu du paragraphe 14.1(1) de la même Loi, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration [le ministre] peut donner des instructions établissant des catégories de résidents permanents au sein de la catégorie « immigration économique » et peut établir des règles régissant cette catégorie.

[3]  Le ministre a fait exactement cela en donnant les Instructions ministérielles concernant la catégorie « démarrage d’entreprise » (2017), (2017) C Gaz I, p. 3523 [Instructions ministérielles], qui ont depuis été incorporées avec les adaptations nécessaires aux articles 98.01 à 99 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. Les Instructions ministérielles constituent le cadre juridique pertinent pour la catégorie « démarrage d’entreprise » et les agents des visas doivent s’y conformer (paragraphe 14.1(7) de la Loi).

[4]  Le paragraphe 2(1) des Instructions ministérielles établit la catégorie « démarrage d’entreprise » et la définit comme étant composée « d’étrangers qui ont la capacité de réussir leur établissement économique au Canada et satisfont aux exigences prévues au présent article ». Pour être admissible à cette catégorie, le demandeur doit : (i) avoir obtenu un engagement d’un incubateur d’entreprises désigné, d’un groupe d’investisseurs providentiels désigné ou d’un fonds de capital-risque désigné, énumérés aux annexes 1, 2 et 3 des Instructions ministérielles; (ii) avoir atteint un certain niveau de compétence linguistique; (iii) disposer d’un certain montant de fonds transférables et disponibles et (iv) posséder une entreprise admissible (Instructions ministérielles, paragraphe 2(2)). Le non-respect de ces exigences entraîne le rejet de la demande (Instructions ministérielles, paragraphe 9(1)).

[5]  Une autre exigence est particulièrement pertinente en l’espèce : le demandeur qui participe à un accord ou à une entente à l’égard d’un engagement doit principalement le faire dans le but d’exploiter l’entreprise visée par l’engagement et non d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi (Instructions ministérielles, paragraphe 2(5)).

[6]  Pour les incubateurs d’entreprises, comme c’est le cas en l’espèce, un engagement consiste en une entente entre l’incubateur et le demandeur. L’engagement confirme, entre autres choses, que l’entreprise du demandeur participe actuellement à un programme d’incubateur d’entreprises ou qu’elle y a été acceptée, et que l’incubateur d’entreprises a effectué une évaluation du demandeur et de l’entreprise avec toute la diligence voulue (Instructions ministérielles, alinéas 6(4)b) et 6(4)i)).

[7]  Un agent des visas peut demander qu’un engagement soit évalué de façon indépendante par un « comité d’examen par les pairs » – une organisation, ayant conclu un contrat avec le ministre, qui a une expertise à l’égard du type d’entité qui prend l’engagement (Instructions ministérielles, alinéa 3(1)d), paragraphe 11(1)). Une demande d’évaluation indépendante par un comité d’examen par les pairs peut être présentée si l’agent des visas croit qu’elle serait utile au processus de demande; elle peut également être présentée de façon aléatoire (Instructions ministérielles, paragraphe 11(2)).

[8]  Le comité d’examen par les pairs remet à l’agent des visas une évaluation indépendante de la conformité aux règles de l’industrie en ce qui concernant l’évaluation du demandeur et de son entreprise faire par l’entité qui a pris l’engagement (Instructions ministérielles, paragraphe 11(3)). Un agent des visas qui demande une évaluation indépendante par un comité d’examen par les pairs n’est toutefois pas lié par cette évaluation (Instructions ministérielles, paragraphe 11(4)).

[9]  Le ministre a déposé un affidavit d’un représentant d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada, dont voici un extrait :

[traduction]

Pendant le traitement d’une demande dans la catégorie « démarrage d’entreprise », un agent décisionnel peut demander un examen par les pairs. Le but d’un tel examen n’est pas d’établir si une entreprise proposée sera prospère. Les examens par les pairs sont plutôt des évaluations indépendantes de l’engagement pris par l’entité désignée. Ils servent également à protéger contre la fraude et à faire en sorte que les activités de l’entrepreneur et de l’entité désignée sont conformes aux règles de l’industrie.

Les examens par les pairs visent à déterminer si l’entité désignée a agi avec toute la diligence voulue. Ils tiennent également compte des modalités de l’engagement donné par l’entité désignée à l’entrepreneur étranger, ce qui peut comprendre un investissement fait par l’entité désignée et les services fournis à l’entrepreneur. Les examens par les pairs sont un instrument important pour faire en sorte que les entités désignées mènent leurs activités conformément aux exigences de la catégorie du démarrage d’entreprise.

(Affidavit de David Cashaback, paragraphes 6 et 7).

B.  La demande de visa du demandeur

[10]  Le demandeur est un citoyen du Vietnam. Il a présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise » en août 2017. Son projet d’entreprise consistait à créer à Vancouver une application logicielle mobile qui mettrait en contact des producteurs agricoles régionaux et locaux du Vietnam et des touristes et des clients. Le projet, qui exclurait les grossistes, bénéficierait aux agriculteurs. L’entreprise a par la suite été constituée en société, avec la dénomination sociale Savago Technologies Ltd. [Savago].

[11]  Conformément aux exigences des Instructions ministérielles, il a obtenu un certificat d’engagement [l’engagement] au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise » d’un incubateur d’entreprises désigné, Empowered Startups Ltd. [Empowered].

[12]  En décembre 2017, l’agent a cherché à déterminer si Empowered avait fait preuve de toute la diligence voulue avant d’accepter la proposition d’entreprise du demandeur, et a donc demandé qu’un comité d’examen par les pairs [le comité] évalue l’engagement de façon indépendante.

[13]  Le 14 février 2018, l’examen par les pairs a eu lieu par conférence téléphonique et a duré environ une heure. Quatre autres demandes ont été examinées au cours de cette même conférence. Empowered était représentée par son cofondateur, son président et son avocat général. Deux jours plus tard, le comité a conclu qu’Empowered n’avait pas agi avec le degré de diligence voulu avant d’accepter la proposition d’incubation du demandeur.

[14]  Dans une lettre datée du 22 mars 2018 [la lettre sur l’équité procédurale], l’agent a fait part au demandeur des préoccupations du comité concernant le manque de diligence. Plusieurs autres questions ont été soulevées quant à la question de savoir si le demandeur avait participé à l’engagement avec Empowered principalement pour acquérir la résidence permanente au Canada et non pour exploiter l’entreprise visée par l’engagement :

  • L’absence d’explication quant à la raison pour laquelle le demandeur n’a pas lancé son entreprise au Vietnam, étant donné qu’il connaissait bien ce marché et cette clientèle, puis a lancé son idée au Canada;

  • L’absence des statuts constitutifs dans la réponse du demandeur à une demande de mise à jour, malgré le fait que le demandeur détenait un permis de travail valide au Canada et qu’il avait déclaré qu’il développait les idées de son entreprise depuis plusieurs mois;

  • L’absence de preuve documentaire à l’appui des allégations de succès de Savago : l’élaboration du site Web et de la page Facebook initiaux de Savago ainsi que les réunions avec quatre universités canadiennes et la formation d’une équipe de conseillers pour Savago;

  • À la lumière des documents présentés, l’absence de preuve démontrant des progrès importants au cours des sept derniers mois.

[15]  Le conseil que le demandeur avait à l’époque a demandé au ministre de lui fournir une copie du rapport d’examen par les pairs. Le ministre a répondu, vraisemblablement pour des raisons de protection de la vie privée, que le rapport pouvait être obtenu au moyen d’une demande d’accès à l’information, et le demandeur a présenté une telle demande en plus d’une prorogation du délai pour déposer sa réponse à la lettre sur l’équité procédurale.

[16]  Malgré la demande d’accès à l’information en attente, le conseil que le demandeur avait alors a répondu à la lettre sur l’équité procédurale afin de [TRADUCTION] « ne pas faire traîner l’affaire en raison du retard déjà occasionné ». Il était essentiellement d’avis que le comité avait exprimé des préoccupations au sujet de l’entreprise commerciale du demandeur dans son rapport sans en avoir d’abord parlé avec Empowered ou le demandeur, et qu’il ne leur avait donc pas donné l’occasion de répondre. Comme il n’avait pas reçu de copie du rapport d’examen par les pairs, il a déclaré qu’il était incapable de comprendre comment le comité était arrivé à ses conclusions. Enfin, il a déposé une déclaration sous serment du demandeur qui expliquait en quoi le Canada était un marché commercial avantageux par rapport au régime communiste bureaucratique du Vietnam et comment il avait embauché des conseillers et obtenu une entente avec un ministère vietnamien pour promouvoir Savago.

C.  La décision de l’agent

[17]  Le 26 juin 2018, l’agent a refusé la demande de visa en application du paragraphe 2(5) des Instructions ministérielles au motif que le demandeur n’avait pas prouvé de manière satisfaisante qu’il avait participé à l’entreprise commerciale principalement dans le but d’exploiter l’entreprise visée par l’engagement.

[18]  Les notes versées dans le Système mondial de gestion des cas [SMGC] indiquent que l’agent a reconnu que le demandeur avait déposé sa réponse à la lettre sur l’équité procédurale, malgré le fait qu’on n’avait pas encore donné suite à sa demande d’accès à l’information. L’agent a noté que le demandeur avait fourni les documents de constitution en société appropriés, mais pas de preuve documentaire concernant le milieu des affaires au Vietnam, dans un environnement communiste. L’agent a également fait observer que le site Web de Savago n’était qu’en vietnamien et que le numéro de téléphone indiqué était 123-456-7890. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas de preuve documentaire pour appuyer les dires du demandeur concernant les discussions avec des universités, l’entente avec le ministère vietnamien et les conseillers de Savago.

D.  Les allégations du demandeur contre la décision de l’agent

[19]  Le demandeur conteste le processus d’examen par les pairs et affirme que ce processus a indûment influencé la décision de l’agent. Il reconnaît que le rapport d’examen par les pairs n’était pas contraignant pour l’agent, mais il soutient que les comités d’examen par les pairs ont le devoir d’agir équitablement envers un demandeur. À son avis, cela signifie qu’ils doivent procéder à une évaluation approfondie du dossier et, pendant une séance d’examen, faire connaître les préoccupations et donner l’occasion d’y répondre. Appliquant ces principes aux faits de la présente affaire, le demandeur soutient que si le comité ne croyait pas que son entreprise était constituée en société, il aurait dû soulever cette question à la séance d’examen par les pairs. Enfin, le demandeur soutient que le rapport d’examen par les pairs était déficient, ce qui, à son tour, a nui à l’évaluation faite par l’agent de l’entreprise proposée et à la crédibilité du demandeur, comme le ferait une lettre malveillante, comme dans l’affaire Sapojnikov c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 964 [Sapojnikov].

[20]  Le demandeur présente également un certain nombre d’arguments sur le bien-fondé de la décision de l’agent. Il affirme d’abord que l’agent a appliqué le mauvais fardeau de preuve et qu’il a utilisé un libellé ambigu dans la lettre sur l’équité procédurale, ce qui fait qu’il était impossible de dissiper les préoccupations de l’agent. En ce qui concerne la conclusion de l’agent dans la décision de refus selon laquelle le site Web de Savago n’était qu’en vietnamien et qu’il n’y avait pas de numéro de téléphone de travail, il est raisonnable, dit le demandeur, de ne pas avoir de site Web achevé puisqu’il n’était pas encore résident permanent du Canada et que le site Web n’aurait qu’à être modifié pour qu’il soit pleinement opérationnel pour l’entreprise. Il en va de même, selon le demandeur, pour la conclusion de l’agent concernant les discussions avec les représentants des universités, car on peut présumer qu’aucune université n’irait de l’avant avec un projet sans confirmation du statut d’immigration d’un ressortissant étranger. Enfin, le demandeur souligne le fait que les Instructions ministérielles ne l’obligent pas à établir une entreprise à l’extérieur du Canada puis à chercher à reproduire cette entreprise au Canada, contrairement à ce que laisse entendre la décision de l’agent.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[21]  La présente affaire soulève les questions de savoir si le comité ou l’agent a agi de manière inéquitable sur le plan de la procédure et si la décision de l’agent était raisonnable.

[22]  Il est bien établi que les questions d’équité procédurale doivent être contrôlées selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, paragraphe 79; Sapojnikov, paragraphe 18), alors que le bien-fondé de la décision d’un agent des visas est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kwan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 92, paragraphe 10; Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 130, paragraphe 14 [Yang]).

[23]  Il est de jurisprudence constante que, lors du contrôle judiciaire, les agents des visas ont droit à une déférence considérable, compte tenu de leur expertise particulière quant à la prise de décisions discrétionnaires fondées sur des conclusions de fait (Appiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1043, paragraphe 19; Kavugho-Mission c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 597, paragraphe 13). Le principe du caractère raisonnable, qui est également bien établi, tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, paragraphe 47).

IV.  Analyse

A.  La question relative à l’équité procédurale

[24]  Le demandeur conteste l’équité du processus décisionnel, car, à son avis, le processus d’examen par les pairs a violé ses droits de participation, ne lui a pas accordé un droit de répondre et a fini par entacher la décision de l’agent.

[25]  Le ministre soutient que les répercussions du processus d’examen par les pairs étaient limitées et que, en fin de compte, le demandeur aurait dû d’emblée faire part de ses préoccupations à l’agent, mais il a choisi de ne pas le faire en renonçant à son droit d’obtenir une copie du rapport du comité.

[26]  Dans le contexte d’une demande de visa, il ressort de la jurisprudence que le degré d’équité procédurale dû par les agents des visas aux demandeurs de visa se situe à l’extrémité inférieure du spectre (Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297 (CAF), paragraphe 41; Sapojnikov, paragraphe 26; Yang, paragraphe 22).

[27]  L’équité procédurale exige néanmoins que les agents des visas veillent à ce que les demandeurs aient la possibilité de participer utilement au processus de demande (Mohammed c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 326, paragraphe 25), ce qui comprend le droit d’être informé des incohérences importantes perçues, des préoccupations quant à la crédibilité, des préoccupations quant à l’exactitude ou à l’authenticité, ou du fait qu’un agent des visas s’appuie sur une preuve extrinsèque, et de se voir donner la possibilité d’y répondre (Chawla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 434, paragraphe 14 [Chawla]; Madadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 716, paragraphes 6 et 7).

[28]  Toutefois, lorsque la préoccupation d’un agent des visas découle directement des exigences de la Loi ou du Règlement, l’agent n’est normalement pas tenu d’informer le demandeur ou de lui donner l’occasion d’y répondre (Al Aridi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 381, paragraphe 20; Saatchi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1037, paragraphe 40; Hamza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 264, paragraphe 24).

[29]  Un agent peut faire part de ses préoccupations à un demandeur au moyen d’une lettre sur l’équité procédurale. Cette lettre doit contenir suffisamment de détails pour permettre au demandeur de savoir ce qu’il doit prouver, ce qui signifie que le demandeur doit pouvoir avoir une compréhension raisonnable des raisons pour lesquelles l’agent est enclin à rejeter la demande (Bayramov c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 256, paragraphe 15; Ezemenari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 619, paragraphe 11). En d’autres termes, un demandeur ne devrait pas être « laissé dans l’ignorance » au sujet des renseignements sur lesquels un agent peut fonder une décision (Chawla, paragraphe 19).

[30]  En l’espèce, l’agent a fait part, au moyen de la lettre sur l’équité procédurale, de ses préoccupations au demandeur au sujet du niveau insuffisant de diligence dont Empowered a fait preuve, selon la conclusion du comité, et, par le fait même, au sujet de la raison pour laquelle le demandeur a conclu l’engagement avec Empowered. La question est de savoir si cet avis était suffisant pour informer correctement le demandeur de ce qu’il devait prouver.

[31]  En ce qui concerne le processus d’examen par les pairs, je souligne que l’objectif d’un examen par les pairs est en partie de se prémunir contre la fraude (affidavit de David Cashaback, paragraphe 6). L’objectif d’un tel examen est de déterminer si l’entité désignée a fait preuve de toute la diligence voulue avant d’accepter la proposition d’entreprise du demandeur (affidavit de David Cashaback, paragraphe 7; voir aussi : Instructions ministérielles, alinéa 11(3)a)). Cet examen ne porte donc pas sur la conduite du demandeur.

[32]  En l’espèce, Empowered a eu l’occasion de participer, dans une certaine mesure, à l’examen par les pairs. Empowered a reçu un avis de l’examen par les pairs et a déposé auprès du comité son dossier démontrant qu’il avait agi avec toute la diligence voulue. Je remarque également que deux représentants d’Empowered ont participé à la séance d’examen par les pairs.

[33]  Même si le processus d’examen par les pairs était vicié, la décision d’accorder ou non la demande de visa revenait ultimement à l’agent. Par conséquent, l’agent était tenu, selon les circonstances, d’informer le demandeur de ses préoccupations. Comme les préoccupations de l’agent découlaient d’une exigence des Instructions ministérielles, à savoir qu’un demandeur ne doit pas conclure d’engagement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi (paragraphe 2(5) des Instructions ministérielles), on pourrait soutenir que l’agent n’était pas obligé de transmettre ses préoccupations au demandeur. Or, en l’espèce, l’agent a soulevé cette préoccupation auprès du demandeur.

[34]  La façon dont cette préoccupation a été exprimée dans la lettre sur l’équité procédurale répondait au seuil applicable dans la mesure où elle permettait au demandeur de savoir ce qu’il devait prouver et de comprendre pourquoi l’agent était enclin à rejeter sa demande de visa.

[35]  Le demandeur aurait peut-être pu, en attendant d’obtenir le rapport du comité à la suite de la demande d’accès à l’information, déposer des observations plus complètes à l’agent sur le bien-fondé du rapport du comité. Je remarque que, dans les observations qu’il a données en réponse à la lettre sur l’équité procédurale, le demandeur a principalement mis l’accent sur le processus, et non sur le fond de l’examen par les pairs. Il a dénoncé qu’il n’avait pas été invité à participer à l’examen par les pairs et que la séance n’a duré que 12 minutes. Il n’a toutefois pas déposé de preuves concernant ses préoccupations quant à la procédure, même s’il l’a fait pour appuyer sa demande de contrôle judiciaire. Peu de questions de fond ont été soulevées.

[36]  À mon avis, le comité n’était pas tenu d’inviter le demandeur à l’examen par les pairs. Je le répète, ce processus vise à déterminer si Empowered avait fait preuve de toute la diligence voulue avant d’accepter la proposition d’entreprise du demandeur, et ne porte pas sur la conduite du demandeur. Les notes versées dans le SMGC démontrent que l’agent partageait les mêmes préoccupations de fond que le comité et qu’il a donné au demandeur une possibilité adéquate de dissiper ces préoccupations. Comme le demandeur n’a pas déposé auprès de l’agent de preuves concernant ses préoccupations quant à la procédure, l’agent a conclu à juste titre que ces allégations étaient insuffisantes et, de toute façon, qu’il était le décideur ultime. La réponse du demandeur était également insuffisante pour dissiper les préoccupations de fond de l’agent. En choisissant de ne pas attendre la réponse à sa demande d’accès à l’information, le demandeur, qui, de son propre aveu, n’était pas en mesure de répondre aux préoccupations de l’agent liées à l’examen par les pairs sans d’abord avoir vu le rapport du comité, a sciemment limité sa capacité de répondre à ces préoccupations. L’agent, qui était disposé à prolonger le délai pour que le demandeur réponde à la lettre sur l’équité procédurale, ne peut pas être blâmé pour cela. Je souligne que l’agent n’était pas lié par le rapport du comité et qu’il aurait pu parvenir à une autre décision à la lumière des observations fournies par le demandeur en réponse à la lettre sur l’équité procédurale (paragraphe 11(4) des Instructions ministérielles).

[37]  Compte tenu de tout ce qui précède, le demandeur ne m’a pas convaincu qu’il y a eu manquement à l’équité procédurale.

[38]  Enfin, il est possible de faire une distinction entre les faits de l’espèce et ceux de l’affaire Sapojnikov invoquée par le demandeur. Selon ce dernier, la lettre malveillante dans cette affaire équivaut au rapport d’examen par les pairs, qu’il qualifie de déficient. Dans l'affaire Sapojnikov, une tierce partie avait envoyé, à l’insu du demandeur de visa, une lettre malveillante aux autorités canadiennes de l’immigration. La lettre contenait des accusations non prouvées de fraude en matière d’immigration concernant le demandeur de visa. La Cour a annulé la décision de l’agent des visas dans Sapojnikov parce que les autorités de l’immigration n’ont jamais communiqué la lettre malveillante au demandeur. La trame factuelle de l’affaire qui nous occupe est très différente : le demandeur connaissait l’existence du rapport d’examen par les pairs, en a demandé une copie et a par la suite renoncé à son droit de recevoir cette copie conformément à la législation applicable en matière d’accès à l’information.

B.  La décision est raisonnable

[39]  Le demandeur soutient que l’agent a appliqué le mauvais fardeau de la preuve et qu’il a utilisé un libellé ambigu dans la lettre sur l’équité procédurale. Il souligne que c’est parce qu’il n’avait pas encore obtenu de résidence permanente au Canada que le site Web de Savago n’avait pas été achevé et qu’il n’y avait pas de preuve documentaire concernant les discussions avec les universités. Enfin, il estime que les Instructions ministérielles ne l’obligent pas à démarrer une entreprise au Vietnam et à la reproduire ensuite au Canada.

[40]  Le ministre attire l’attention de la Cour sur l’absence de preuve documentaire à l’appui des allégations du demandeur concernant les avantages de faire des affaires au Canada par opposition au Vietnam, les discussions avec les universités, l’entente avec le ministère vietnamien et les ententes pertinentes avec les conseillers de Savago. Il ajoute que, une fois munis d’un permis de travail valide, les demandeurs doivent commencer l’exploitation de l’entreprise, ce qui suppose avoir un site Web fonctionnel. Cela étant, le ministre estime que la décision de l’agent était raisonnable.

[41]  En ce qui concerne le bien-fondé de l’affaire, je suis convaincu que la décision de l’agent est raisonnable.

[42]  Le paragraphe 8(1) des Instructions ministérielles prévoit que « [p]our établir qu’il appartient à la catégorie “démarrage d’entreprise”, le demandeur fournit notamment les documents suivants [...] ». Cela impose au demandeur le fardeau de prouver qu’il satisfait aux exigences légales de ces mêmes Instructions ministérielles, notamment, comme je l’ai déjà mentionné, qu’il prouve que sa participation à un accord ou à une entente à l’égard d’un engagement était principalement dans le but de commencer l’exploitation de l’entreprise visée par l’engagement et non l’acquisition d’un statut ou d’un privilège au titre de la Loi (Instructions ministérielles, paragraphe 2(5)).

[43]  Il est bien établi en droit qu’en l’absence de libellé contraire dans la loi, il n’existe qu’une seule norme de preuve en matière civile, celle de la prépondérance des probabilités (F.H. c McDougall, 2008 CSC 53, paragraphe 40). Je remarque que rien dans le libellé utilisé par l’agent dans la lettre sur l’équité procédurale, dans la lettre de refus ou dans les notes du SMGC n’indique que la conclusion tirée de bonne foi concernant l’engagement nécessitait d’autres éléments de preuve eu égard à ce fardeau de preuve. Je ne suis pas convaincu que l’agent ait commis une erreur susceptible de contrôle à cet égard.

[44]  Il ressort plutôt clairement du dossier que le demandeur n’a pas suffisamment dissipé les préoccupations de l’agent énoncées dans la lettre sur l’équité procédurale au sujet du but dans lequel l’engagement avec Empowered avait été pris.

[45]  Comme l’a déclaré l’avocat du ministre à l’audience, le demandeur était en possession d’un permis de travail valide et il aurait donc pu engager des discussions sérieuses avec les universités pour promouvoir son projet. Il pouvait également embaucher des conseillers pour Savago et créer un site Web fonctionnel. Le demandeur n’a toutefois fourni aucune preuve documentaire à l’agent pour corroborer ses allégations dans les observations qu’il a déposées en réponse à la lettre sur l’équité procédurale. Cette absence de preuve a raisonnablement soulevé des préoccupations chez l’agent quant à la motivation du demandeur à conclure un engagement avec Empowered.

[46]  Le demandeur a raison de dire que les Instructions ministérielles n’exigent pas qu’une entreprise soit d’abord mise à l’essai dans un pays étranger avant de la démarrer au Canada. Toutefois, les faits de la présente affaire montrent que l’agent était préoccupé par le manque de diligence de la part d’Empowered avant d’accepter de participer à l’incubation de l’entreprise du demandeur; l’agent a donc conclu que le demandeur avait conclu l’engagement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi. Étant donné le manque de preuve documentaire à l’appui des allégations que le demandeur a présentées à l’agent, il s’agissait d’une conclusion raisonnable.

[47]  Je remarque qu’il y a une ligne de démarcation ténue entre l’immigration motivée en partie par des motifs économiques et la participation à un programme d’immigration principalement dans le but d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi. Toutefois, compte tenu des faits de l’espèce et du degré important de déférence accordé aux agents des visas en raison de leur expertise en matière de recherche des faits, le demandeur n’a pas prouvé que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en concluant qu’il avait conclu l’engagement avec Empowered dans le but principal d’acquérir un statut ou un privilège au titre de la Loi.

[48]  La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Les parties conviennent que les faits de la présente affaire ne soulèvent aucune question de portée générale aux fins de certification.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3188-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de mai 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3188-18

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

XUAN HIEU BUI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 FÉVRIER 2019

 

 JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Stephen J. Fogarty

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Étude légale Fogarty

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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