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Dossier : IMM‑4319‑18

Référence : 2019 CF 435

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Edmonton (Alberta), le 9 avril 2019

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

THI THU PHAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada rejetait l’appel de la demanderesse, qui était fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, à l’égard d’une mesure d’exclusion prise contre elle après qu’il eut été conclu qu’elle était interdite de territoire au Canada pour fausses déclarations.

Le contexte

[2]  La demanderesse, Thi Thu Phan, est une citoyenne du Vietnam. À l’âge de 19 ans, elle est venue au Canada au moyen d’une demande de parrainage d’un époux. Elle est devenue une résidente permanente le 2 août 2007. Il est reconnu qu’elle a obtenu son statut par l’entremise de son mariage, lequel n’était pas une relation authentique.

[3]  La demanderesse a divorcé de son répondant en 2009. En 2008, elle a rencontré son époux actuel, un citoyen canadien. Ils ont un fils qui est né en 2009 et une fille née en 2014, tous deux sont citoyens canadiens. 

[4]  Le 21 septembre 2016, il a été conclu que la demanderesse était interdite de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], pour fausses déclarations relativement à la demande de parrainage de l’époux. Elle a reconnu la validité de la mesure d’exclusion, mais a interjeté appel en vertu de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR au motif que, compte tenu de l’intérêt supérieur de ses enfants et d’autres questions, il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant l’octroi de mesures spéciales. Parallèlement, et pour le même motif, elle a demandé un sursis à la mesure de renvoi prise à son endroit en vertu de l’article 68 de la LIPR.

[5]  Par une décision datée du 16 août 2018, la SAI a rejeté son appel et a refusé le sursis. Il s’agit de cette décision qui est visée par la demande de contrôle judiciaire en l’espèce.

La décision faisant l’objet du contrôle

[6]  La SAI a constaté que l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) a ouvert une enquête en 2014 sur l’obtention du droit d’établissement de la demanderesse. À ce moment‑là, l’appelante a faussement affirmé que son mariage avec son répondant était authentique, mais que la relation s’était terminée parce qu’il était violent. Son affaire a été déférée pour enquête, et c’est là qu’elle a finalement avoué que son mariage avec son répondant était frauduleux. Compte tenu de ces antécédents, la SAI a énoncé qu’elle ne pouvait accorder aucun poids au témoignage de la demanderesse qui n’était corroboré par aucun élément de preuve. Néanmoins, compte tenu de la preuve et du témoignage de son époux, la SAI a reconnu que son mariage actuel était authentique.

[7]  La SAI a évalué la nature de la fausse déclaration, et a conclu qu’elle était délibérée et grave, et qu’il s’agissait d’un facteur défavorable dans le cadre de son appel. Comme elle ne pouvait accepter comme étant valide le témoignage de la demanderesse qui n’était corroboré par aucun élément de preuve, la SAI a refusé d’accorder un poids favorable aux remords qu’elle avait exprimés. En ce qui concerne son établissement au Canada, la SAI a déclaré que les facteurs relatifs à l’établissement, « n’existent que parce que l’appelante a menti pour entrer au Canada et s’est prévalue de diverses procédures pour retarder son renvoi quand sa fraude a été découverte. » La SAI a reconnu que l’époux de la demanderesse subirait des difficultés si la demanderesse était renvoyée, mais a déclaré qu’il était possible de payer pour des services de garde pour les enfants, et il n’y avait aucune raison de croire que la fille adulte de l’époux, qui vit avec la famille, ne pourrait pas aider. De plus, les nombreuses lettres d’appui présentées démontraient que la famille avait de nombreux amis sur lesquels son époux pourrait éventuellement compter. Par conséquent, le poids favorable accordé à ce facteur était atténué. La SAI a reconnu que le soutien de la collectivité constituait un facteur favorable, mais étant donné que la présence de la demanderesse au Canada était le résultat d’une fraude, la SAI a déclaré que le fait que la demanderesse a réussi à se faire des amis au Canada n’était pas un facteur particulièrement convaincant. En ce qui concerne les difficultés que subirait la demanderesse, la SAI a mentionné qu’elle était la seule responsable de toute cette situation et donc qu’il fallait lui accorder moins de poids favorable qu’il y aurait lieu de le faire dans d’autres situations. Enfin, pour ce qui est de l’intérêt supérieur des enfants, bien qu’il s’agisse d’un facteur favorable impérieux, il n’était pas suffisant pour justifier la prise de mesures spéciales et il n’était donc pas déterminant. Les enfants auraient toujours leur père et leur demi‑sœur pour s’occuper d’eux, et le rejet de l’appel n’entraînerait pas un déracinement de leur vie actuelle.

[8]  La SAI a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée du fardeau qui lui incombait d’établir que les circonstances justifient l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la SAI au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, et a rejeté l’appel. Elle a également déclaré que, dans les circonstances de l’appel, il n’y avait aucun motif de surseoir à la mesure de renvoi. De plus, comme elle a établi qu’il n’y a pas lieu de prendre des mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, il n’y a pas lieu de le faire non plus au titre du paragraphe 68(1).

Les questions en litige et la norme de contrôle

[9]  La présente demande soulève les questions suivantes :

[10]  Une décision prise par un agent en vertu de l’alinéa 67(1)c) et du paragraphe 68(1) est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 53 [Khosa]; McIntyre c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1351, aux paragraphes 14 et 18; Wang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 705, au paragraphe 16 [Wang]). Les questions d’équité procédurale sont susceptibles de contrôle selon la décision correcte (Khosa, au paragraphe 43).

Les dispositions législatives applicables

[11]  Les articles 67 et 68 de la LIPR sont ainsi libellés :

67 (1) Il est fait droit à l’appel sur preuve qu’au moment où il en est disposé : […]

67 (1) To allow an appeal, the Immigration Appeal Division must be satisfied that, at the time that the appeal is disposed of, …

c) sauf dans le cas de l’appel du ministre, il y a – compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché – des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

(c) other than in the case of an appeal by the Minister, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

68 (1) Il est sursis à la mesure de renvoi sur preuve qu’il y a – compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché – des motifs d’ordre humanitaire justifiant, vu les autres circonstances de l’affaire, la prise de mesures spéciales.

68 (1) To stay a removal order, the Immigration Appeal Division must be satisfied, taking into account the best interests of a child directly affected by the decision, that sufficient humanitarian and compassionate considerations warrant special relief in light of all the circumstances of the case.

Analyse

Question no 1 : La décision de la SAI était‑elle raisonnable?

[12]  La demanderesse soutient que l’analyse faite par la SAI concernant l’intérêt supérieur des enfants et celle concernant établissement au Canada étaient déraisonnables.

L’intérêt supérieur des enfants

[13]  L’analyse faite par la SAI quant à l’intérêt supérieur des enfants se résume en cinq brefs paragraphes. Dans les trois premiers, elle a cité de manière générale les décisions Kolosovs c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 165 [Kolosovs], et Ferrer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 356 [Ferrer], selon lesquelles les facteurs qui ont trait au bien‑être affectif, social, culturel et physique de l’enfant doivent être pris en considération, notamment l’âge de l’enfant, le niveau de dépendance entre l’enfant et le demandeur, le degré d’établissement de l’enfant au Canada, les problèmes de santé ou les besoins spéciaux de l’enfant, et les conséquences sur l’éducation de l’enfant. La SAI a déclaré que même si un poids appréciable doit être accordé à l’intérêt supérieur des enfants, cet intérêt ne sera pas nécessairement le facteur déterminant dans tous les cas (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Legault, 2002 CAF 125).

[14]  La SAI a ensuite conclu que selon le témoignage, si l’appel était rejeté, les enfants demeureraient au Canada. Elle a déclaré que l’intérêt supérieur des enfants est un facteur favorable impérieux dans l’appel, et qu’il serait clairement dans leur intérêt supérieur de permettre à la demanderesse de demeurer au Canada. Cela étant dit, elle a souscrit aux observations du ministre, qui reconnaît que cette situation (le renvoi) n’est « pas idéale », mais qu’elle n’est pas suffisamment impérieuse pour justifier la prise de mesures spéciales. Les enfants auraient toujours leur père et leur demi‑sœur pour s’occuper d’eux, et le rejet de l’appel n’entraînerait pas un déracinement de leur vie actuelle.

[15]  La demanderesse soutient que la SAI n’a pas suffisamment tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants et qu’elle a appliqué la mauvaise norme. Plutôt que d’analyser ce qui est dans l’intérêt supérieur des enfants (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]), la SAI a simplement analysé si leurs besoins fondamentaux, soit un foyer et la présence d’au moins un parent, seraient satisfaits. La SAI n’a procédé à aucune autre évaluation de l’intérêt des enfants, comme le fait qu’ils ont actuellement deux parents présents et actifs dans leur vie ou les bouleversements que le renvoi d’un parent occasionnerait pour eux. La SAI n’a pas reconnu ni évalué dans quelle mesure la présence quotidienne et physique de la demanderesse dans la vie de ses enfants avait une incidence sur leur intérêt supérieur. La SAI a plutôt estimé que les besoins fondamentaux des enfants continueront d’être satisfaits par leur père et a présumé, sans fondement probatoire, que la demi‑sœur adulte de l’enfant sera disposée et capable de s’occuper d’eux en tant que mère de substitution, et elle s’est appuyée sur cette présomption pour minimiser l’incidence du renvoi de leur mère.

[16]  La demanderesse soutient qu’une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant qui met fortement l’accent sur le maintien de l’accès des enfants à l’un des parents fournisseurs de soins au Canada, tout en faisant abstraction du soutien émotionnel et pratique fourni par l’autre parent, est déraisonnable (Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185, au paragraphe 17 [Sivalingam]). En outre, dans ses arguments, le défendeur perpétue l’analyse erronée de la SAI, en tenant pour acquis que le père peut se permettre de recourir à des services de garde supplémentaires et que la demi‑sœur et les amis du père peuvent fournir de l’aide, au lieu de tenir compte des répercussions sur les enfants si la demanderesse ne pouvait demeurer au Canada (Daugdaug c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 772, aux paragraphes 4 et 11 [Daugdaug]). La SAI n’a pas fait preuve d’empathie dans son analayse relative à l’intérêt supérieur des enfants (Cerezo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1224) et a exigé à tort que la demanderesse établisse que son renvoi causerait des difficultés à ses enfants à un degré particulier afin de satisfaire au critère de l’intérêt supérieur, plutôt que de déterminer l’intérêt supérieur des enfants et la façon dont cet intérêt pour être satisfait (Patousia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 876).

[17]  Le défendeur soutient que la SAI n’a pas appliqué une norme relative aux besoins fondamentaux ou aux difficultés lorsqu’elle a apprécié la question de l’intérêt supérieur des enfants, ni ignoré le rôle que joue la demanderesse dans la vie de ses enfants. La SAI a plutôt accordé un poids favorable important à ce facteur, mais a jugé qu’il n’était pas suffisamment impérieux pour l’emporter sur la fraude grave, prolongée et délibérée que la demanderesse avait commise. Il était raisonnable que la SAI tienne compte des facteurs susceptibles d’atténuer les répercussions du renvoi de la demanderesse sur les enfants. Par ailleurs, la SAI ne s’est pas appuyée sur la capacité de la demi‑sœur des enfants à agir comme mère de substitution. La SAI faisait simplement remarquer que la présence de la famille au Canada peut atténuer les répercussions du renvoi sur les enfants.

[18]  Après avoir examiné les motifs de la SAI, je ne suis pas convaincue que la SAI a appliqué une norme relative aux besoins fondamentaux ou aux difficultés lorsqu’elle a apprécié la question de l’intérêt supérieur des enfants. Cela dit, l’analyse de l’intérêt supérieur très limitée de la SAI ne démontre pas qu’elle a été réceptive, attentive ou sensible à l’intérêt supérieur des enfants.

[19]  Pour établir si une analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant au titre de l’article 67 de la LIPR est raisonnable, la jurisprudence qui analyse ce facteur dans le contexte du paragraphe 25(1) de la LIPR est pertinente (voir, par exemple, Ferrer). À cet égard, la Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Kanthasamy, a réexaminé l’analyse qui doit être faite lorsqu’on examine l’intérêt supérieur d’un enfant dans le contexte d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. En analysant l’article 25 de la LIPR en général, la Cour suprême du Canada a déclaré que l’obligation de quitter le Canada comportait inévitablement son lot de difficultés, mais que cette seule réalité ne saurait généralement justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (Kanthasamy, au paragraphe 23). Ce qui justifiera une dispense dépend évidemment des faits et du contexte du dossier, mais l’agent appelé à se prononcer sur l’existence de considérations d’ordre humanitaire doit véritablement examiner et pondérer tous les faits et les facteurs pertinents portés à sa connaissance (Kanthasamy, au paragraphe 25).

[20]  En ce qui concerne l’exigence, prévue au paragraphe 25(1), de prendre en considération l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, la Cour suprême du Canada a déclaré que l’application du principe de l’intérêt supérieur de l’enfant dépendait fortement du contexte, en raison de la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant. Il faut donc tenir compte de l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité. Le décideur doit considérer l’intérêt supérieur des enfants comme un facteur important, lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt (Kanthasamy, au paragraphe 38, renvoyant à l’arrêt Baker c Canada (Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 74 et 75 [Baker]).

[21]  La décision rendue sous le régime du paragraphe 25(1) sera jugée déraisonnable lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant qu’elle touche n’est pas suffisamment pris en compte. Le décideur ne peut donc pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte. L’intérêt supérieur de l’enfant doit être bien identifié et défini, puis examiné avec beaucoup d’attention eu égard à l’ensemble de la preuve. En outre, lorsque la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse (Kanthasamy, aux paragraphes 23 à 25, 35, 38 et 41).

[22]  Par conséquent, la SAI devait être réceptive, attentive et sensible à l’intérêt supérieur des enfants, accorder un poids considérable à cet intérêt, l’examiner avec soin et attention à la lumière de l’ensemble de la preuve, et tenir compte de la situation particulière des enfants. À mon avis, elle ne l’a pas fait. 

[23]  Bien que la SAI ait reconnu la jurisprudence antérieure à l’arrêt Kanthasamy selon laquelle des facteurs comme l’âge et la dépendance des enfants en cause doivent être pris en considération, elle n’a tout simplement pas procédé à une analyse. La SAI n’a fait référence à aucun élément de preuve, ou à l’absence d’éléments de preuve, dans ses motifs relatifs à l’intérêt supérieur des enfants. Elle n’a pas mentionné l’âge des enfants ni fait référence au témoignage de la demanderesse et de son époux concernant les enfants.

[24]  D’après ce témoignage, les enfants sont maintenant âgés de huit et trois ans. La demanderesse et son époux ont acheté un salon de manucure en 2011. Ils ont pu le faire grâce à l’épargne de son époux et aux prêts des amis et de la famille de ce dernier. À cette époque, ils travaillaient de très longues journées, de 9 h du matin à 22 h ou 23 h, pour établir l’entreprise. Ils vivent maintenant au‑dessus du salon et travaillent tous les deux environ 10 à 12 heures par jour; le salon est ouvert 7 jours par semaine (mais seulement de 11 h à 18 h le dimanche), et ils comptent 6 employés. La demanderesse réveille son fils chaque matin, prépare son petit déjeuner et l’emmène à l’école. Pendant ce temps, son époux nettoie le salon et s’occupe des tâches administratives de l’entreprise. La demanderesse s’occupe également de sa fille, l’emmène au salon pendant qu’elle y travaille et, s’il y a du temps libre, l’emmène dehors. Elle va ensuite chercher son fils à la fin de la journée d’école. Elle s’occupe également de la plupart des tâches ménagères.

[25]  Lorsqu’elle a été interrogée à savoir si son époux serait en mesure de continuer à travailler 10‑11 heures par jour et de s’occuper également des deux enfants, la demanderesse a répondu qu’elle pensait que ce serait impossible. Lorsqu’on a demandé à l’époux comment il se débrouillerait si son épouse retournait au Vietnam, il a répondu qu’il n’en avait aucune idée. Lorsqu’on lui a demandé s’il ne pouvait pas simplement embaucher des nourrices ou des gardiennes à temps plein, il a répondu que la relation entre une nourrisse et un enfant ne peut être comparée à celle d’une mère et son enfant. Quant à sa fille de 23 ans issue d’un mariage antérieur, il a déclaré qu’elle est relativement nouvelle venue au Canada et qu’il veut l’aider à s’adapter au Canada pour qu’elle puisse ensuite travailler et vivre seule.

[26]  Comme l’a fait remarquer la demanderesse, la SAI n’a procédé à aucune analyse de la façon dont la présence quotidienne et physique de la demanderesse dans la vie des enfants influe sur leur intérêt supérieur (voir Daugdaug, au paragraphe 11). La SAI semble plutôt ne pas avoir tenu compte du rôle de la demanderesse en tant que mère et principale pourvoyeuse de soins des enfants. Elle s’est plutôt concentrée sur la capacité du père et de la demi‑sœur des enfants de s’occuper des enfants en l’absence de leur mère (voir Sivalingam, au paragraphe 17), en s’appuyant au moins en partie sur la disponibilité potentielle de pourvoyeurs de soins de remplacement, de la belle‑fille et d’amis. Toutefois, la SAI ne disposait d’aucune preuve selon laquelle la belle‑fille serait disposée à les aider et capable de le faire, ou selon laquelle les amis ayant écrit des lettres à l’appui de la demanderesse pour les besoins de son appel à la SAI seraient effectivement disposés à offrir des services de garde réguliers et à long terme.

[27]  Je ne souscris pas à l’argument du défendeur selon lequel la SAI n’était pas tenue d’énoncer l’une ou l’autre des analyses qu’elle a effectuées et qu’il suffisait que la SAI déclare simplement qu’il s’agissait d’un facteur favorable impérieux, mais pas suffisamment impérieux pour justifier la prise de mesures spéciales. Ceci est contraire aux exigences énoncées dans l’arrêt Kanthasamy. De plus, bien qu’il convienne de faire preuve de retenue à l’égard de la SAI et que l’intérêt supérieur de l’enfant ne soit pas nécessairement déterminant, la Cour n’est pas en mesure d’évaluer le caractère raisonnable de la conclusion de la SAI, ce qui rend sa décision inintelligible.

[28]  En somme, les motifs de la SAI ne démontrent pas qu’elle a été réceptive, attentive ou sensible à l’intérêt supérieur des enfants et ne permettent pas non plus à la Cour d’évaluer la façon dont la SAI a soupesé ce facteur. Il s’agit là d’une erreur susceptible de contrôle.

L’établissement

[29]  Pour évaluer l’établissement, la SAI a énuméré les facteurs énoncés dans Archibald c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (1995), 29 Imm LR (2e) 259, [1995] ACF n314 (QL) (CF 1re inst.). Tout en reconnaissant l’argument de la demanderesse selon lequel elle est bien établie au Canada, que sa famille nucléaire est ici, que son époux et elle exploitent une entreprise prospère, qu’elle a maintenant passé presque toute sa vie adulte ici et qu’elle a de nombreux amis ici, la SAI a fait remarquer que ces facteurs relatifs à l’établissement existaient uniquement parce que la demanderesse avait menti pour entrer au Canada et qu’elle s’était prévalue de diverses procédures (que la SAI n’a pas précisées) pour retarder son renvoi quand sa fraude a été découverte. Ainsi, la SAI a considéré l’établissement comme un facteur neutre.

[30]  La demanderesse soutient que les décisions Ribic c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1985] DSAI no 636 [Ribic], et Wang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1059, dégagent six facteurs à prendre en compte, notamment l’établissement, pour établir si les motifs d’ordre justifient de faire droit à l’appel. Toutefois, l’établissement ne se limite pas à une caractérisation défavorable ou neutre dans un appel interjeté à l’égard d’mesure de renvoi lorsqu’une fausse déclaration a été établie. Le fait de conclure que le facteur d’établissement ne peut être considéré que comme neutre ou défavorable pour les besoins du critère dégagé dans Ribic revient à dire que tous les demandeurs qui se sont livrés à de fausses déclarations doivent être traités de la même façon, sans égard à leur conduite après leur arrivée au Canada. La demanderesse soutient qu’il était déraisonnable d’ignorer la vie très positive et productive qu’elle a vécue depuis son arrivée au Canada. S’il est vrai que la jurisprudence a reconnu que « le fait de frauder l’immigration » ne peut être placé « sur un pied d’égalité avec la personne qui a respecté la loi » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Liu, 2016 CF 460, au paragraphe 29 [Liu]), il faut tout de même procéder à une évaluation individuelle de l’établissement, et la Cour a statué que les décideurs doivent accorder un certain poids à l’établissement d’un demandeur, malgré de fausses déclarations (Semana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1082 [Semana]).

[31]  Le défendeur soutient que l’argument de la demanderesse ne peut être retenu, parce qu’une fausse déclaration ne permet pas automatiquement de qualifier de neutre l’établissement qui s’en est suivi. Étant donné la nature de la fausse déclaration de la demanderesse, il était raisonnable pour la SAI de qualifier de neutre son établissement, du fait qu’il découlait entièrement de la fraude qu’elle avait commise. En outre, la SAI a tenu compte de l’établissement de la demanderesse au Canada ailleurs dans son analyse, comme en ce qui concerne les difficultés que son époux subirait si elle était renvoyée, et elle a accordé une grande importance à l’intérêt supérieur des enfants. Par conséquent, elle n’a pas fait fi de ces facteurs, comme le laisse entendre la demanderesse. 

[32]  Dans ses motifs, la SAI a cité les affaires Dan Shallow c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 749, aux paragraphes 7–8 [Shallow], et Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au paragraphe 21, dans lesquelles la Cour a conclu qu’il est possible d’écarter l’établissement d’un demandeur lorsque cet établissement a été acquis en raison du choix du demandeur de vivre illégalement au Canada.

[33]  Dans Shallow, une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la juge Snider a déclaré ce qui suit : 

[7]  Comme l’a fait observer le juge de Montigny dans Serda c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 356, au paragraphe 21, [2006] ACF no 425 (QL) :

Il serait clairement à l’encontre de l’objet de la Loi de prétendre que plus un demandeur reste longtemps au Canada en situation illégale, meilleures sont ses chances d’être autorisé à s’établir de manière permanente et ce, même si ce demandeur ne satisfait pas aux critères lui permettant d’obtenir le statut de réfugié ou de résident permanent.

[8]  Je souscris à l’idée que l’établissement au Canada est un facteur pertinent. Cependant, le simple fait d’éviter l’expulsion pendant une longue période en se prévalant des diverses procédures et diverses protections offertes par le processus d’immigration ne devrait pas renforcer le « droit » d’un demandeur de rester au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. En l’espèce, les demandeurs ont choisi de rester au Canada. Ils auraient pu retourner à Saint‑Vincent en tout temps et ils ont choisi de rester.

[9]  Pour que ce facteur penche en faveur d’un demandeur, celui‑ci doit apporter en preuve bien plus que le simple fait d’avoir résidé au Canada. Il faut toujours garder en tête aussi que l’accent doit être mis sur les difficultés qu’entraînerait pour les demandeurs le fait d’avoir à présenter leur demande de résidence permanente à partir de leur pays d’origine comme l’exige l’article 11 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. L’établissement au Canada, sauf s’il est inhabituel et ne procède pas d’un choix, ne représenterait normalement pas un facteur militant en faveur des demandeurs. Dans le meilleur des cas, ce facteur sera habituellement neutre. Sur cet aspect, l’agent n’a pas commis d’erreur.

[34]  Lors de l’audience devant la SAI, cette dernière a exprimé son point de vue quant au traitement du facteur de l’établissement dans les cas de fausses déclarations, à savoir que [traduction« [...] en ce qui concerne l’établissement, j’ai tendance à suivre la jurisprudence de la Cour fédérale depuis la décision Shalo (ph) selon laquelle tout ce qui se produit après la fraude doit être vraiment spectaculaire avant de donner un quelconque poids à l’établissement; au mieux l’établissement dans des cas de cette nature sera un facteur neutre. »

[35]  À mon avis, si la SAI avait effectivement évalué la preuve d’établissement de la demanderesse, elle aurait eu le droit d’apprécier l’établissement de la demanderesse par rapport à sa fausse déclaration. Elle aurait alors pu raisonnablement conclure qu’il ne devait lui être accordé qu’une considération neutre, étant donné que son établissement était entièrement le résultat d’une fraude qui ne devait pas être récompensée (Semana, aux paragraphes 46‑52). Toutefois, comme dans la façon dont elle a tenu compte de l’intérêt supérieur des enfants, la SAI n’a procédé à aucune évaluation de la preuve et a appliqué cette jurisprudence à son analyse. Comme il a été énoncé dans Liu, « [q]ue l’effet de la fraude vise à réduire l’établissement à zéro ou à quelque chose de plus est une question laissée à la discrétion du décideur sur la foi des faits particuliers qui lui sont présentés. Mais elle doit être prise en compte » (Liu, au paragraphe 29). En l’espèce, toutefois, la SAI a accordé une considération neutre en se fondant uniquement sur l’existence de la fausse déclaration, plutôt que sur les faits dont elle était saisie, notamment que la demanderesse et son époux avaient fondé une entreprise qui emploie six autres personnes. La SAI aurait pu conclure que cela ne suffisait pas à justifier une considération plus que neutre, mais elle devait au moins se pencher sur les faits avant d’arriver à cette conclusion.

[36]  La SAI a jugé que la fausse déclaration de l’appelante était délibérée et grave et, par conséquent, a conclu qu’il s’agissait d’un facteur défavorable eu égard aux facteurs énoncés dans Ribic. La Cour a conclu que le facteur d’établissement peut être écarté en raison de la fausse déclaration. Toutefois, il y a débat quant aux circonstances dans lesquelles la SAI commettra une erreur susceptible de révision si elle « inscrit en double » la gravité de la fausse déclaration pour réduire le poids d’autres facteurs (voir Jiang c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CF 413; Wang, aux paragraphes 23–25; Dhaliwal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 157, aux paragraphes 105–108; Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 620, aux paragraphes 24–29). En l’espèce, la SAI a écarté non seulement le facteur d’établissement, mais aussi les remords exprimés par la demanderesse, le soutien communautaire dont elle jouit et les difficultés qu’elle subirait, le tout en raison des fausses déclarations. Comme j’ai conclu que la décision était déraisonnable pour les motifs énoncés ci­dessus, je n’ai pas à déterminer si la SAI a inscrit en double la gravité des fausses déclarations dans cette affaire. Toutefois, je ferais remarquer que, lorsque l’on considère la décision dans son ensemble, la SAI semble mettre l’accent sur le fait d’écarter ou de rejeter les considérations d’ordre humanitaire principalement en raison des fausses déclarations, au lieu d’évaluer correctement chacun de ces facteurs pour ensuite les apprécier afin de déterminer s’ils ont servi à établir l’existence de motifs d’ordre humanitaire suffisants pour justifier, eu égard aux autres circonstances de l’espèce, la prise de mesures spéciales.  

Question no 2 : La décision de la SAI était‑elle inéquitable sur le plan de la procédure?

[37]  La demanderesse soutient que la SAI a manqué à son obligation de faire preuve d’équité procédurale en omettant de fournir les motifs pour lesquels elle a refusé sa demande de résolution de compromis, par laquelle il serait sursis à son renvoi pour une période au cours de laquelle elle purgerait une peine de travaux communautaires, le sursis étant accordé en vertu du paragraphe 68(1) de la LIPR.

[38]  À mon avis, la SAI a fourni des motifs suffisants lorsqu’elle a déclaré que « [d]ans les circonstances du présent appel, je ne vois aucun motif de rendre une telle ordonnance. De plus, comme j’ai établi qu’il n’y a pas lieu de prendre des mesures spéciales au titre de l’alinéa 67(1)c) de la LIPR, il n’y a pas lieu de le faire non plus au titre du paragraphe 68(1). » La SAI a ainsi indiqué que son analyse était censée s’appliquer de façon globale aux analyses relatives à l’alinéa 67(1)c) et à celles relatives au paragraphe 68(1) de la LIPR (Rajagopal c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 523, au paragraphe 34). Par conséquent, il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

[39]  Toutefois, étant donné que les mêmes considérations s’appliquent à l’égard de l’alinéa 67(1)c) et du paragraphe 68(1), et que j’ai conclu que la décision de la SAI rendue relativement à l’alinéa 67(1)c) était déraisonnable, les considérations minent le refus par la SAI de faire droit à la demande de sursis, et le rendent déraisonnable.




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