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Date : 20190322


Dossier : IMM‑1784‑18

Référence : 2019 CF 362

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

MAKAHITO HOKU

(ALIAS MARYBETH MURAWSKI)

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, qui est interdite de territoire au Canada au titre de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), souhaite récupérer ses effets personnels au Canada, effets auxquels personne d’autre qu’elle ne peut toucher, selon ses croyances spirituelles. En conséquence, elle a demandé une autorisation de retour au Canada (une ARC) au titre du paragraphe 52(1) de la LIPR ainsi qu’un permis de séjour temporaire (un PST) au titre du paragraphe 24(1) de la LIPR.

[2]  Le 15 mars 2018, le chef des opérations du point d’entrée de la région de St. Stephen (le décideur) a rejeté la demande d’ARC de la demanderesse. Celle‑ci sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[3]  La demanderesse, Makahito Hoku (alias Marybeth Murawski), est âgée de 57 ans et est une citoyenne des États‑Unis d’Amérique. Elle se décrit comme une guérisseuse spirituelle. Son travail de guérisseuse consiste à aider les autres au moyen d’un ensemble d’objets sacrés provenant de partout dans le monde : de l’eau de création, des plumes sacrées, une pipe sacrée, des cristaux et des pierres de guérison. Elle croit que si quelqu’un d’autre touche à ces objets sacrés, ils perdront leurs pouvoirs.

[4]  En 2000, la demanderesse a acheté une résidence de vacances à l’Île‑du‑Prince‑Édouard et en 2005, elle est devenue une résidente permanente du Canada. En juillet 2010, elle a déménagé en Arizona. Par la suite, elle a plaidé coupable à une accusation d’assaut avec instrument dangereux après avoir menacé un homme qu’elle connaissait avec une arme empruntée qui n’était pas chargée.

[5]  En février 2017, la demanderesse et deux investisseurs ont acheté une maison à l’Île‑du‑Prince‑Édouard dans l’intention de la convertir en centre de guérison. Toutefois, la demanderesse ne savait pas qu’une condamnation criminelle avait des répercussions sur le statut de résident permanent. Lorsqu’elle est revenue au Canada en mars 2017, elle a apporté ses objets sacrés. En raison de la déclaration de culpabilité prononcée à son endroit, elle a fait l’objet d’un rapport rédigé en application du paragraphe 44(1).

[6]  La demanderesse indique qu’à la suite d’une enquête à l’issue de laquelle elle a été déclarée interdite de territoire au Canada au titre de l’alinéa 36(1)b) de la LIPR, est est retournée au Massachusetts afin de se conformer à l’ordonnance de probation prononcée à son égard aux États‑Unis. Plus tard, soit le 4 octobre 2017, la demanderesse a présenté une requête visant à faire annuler l’ordonnance de probation, laquelle requête a été accueillie. Toutefois, la requête visant à faire annuler la déclaration de culpabilité qu’elle a présentée par la suite a été rejetée le 20 février 2018.

[7]  En juillet 2017, la demanderesse a été frappée d’une mesure d’expulsion lorsqu’elle a tenté de revenir au Canada. Puisqu’il lui était nécessaire de récupérer ses objets sacrés pour son travail, elle a présenté une demande d’ARC et de PST auprès du consulat du Canada à New York. Toutefois, comme le délai de traitement de ces demandes est d’environ un an, la demanderesse a cherché une méthode plus rapide. Le 9 mars 2018, elle a de nouveau présenté une demande d’ARC et de PST, cette fois au poste frontalier de St. Stephen. Dans sa demande, elle a aussi demandé l’autorisation de rester au Canada durant un mois pour rendre visite à des amis.

[8]  La deuxième demande de la demanderesse a été rejetée et les motifs de cette décision se dégagent des notes du Système mondial de gestion des cas (le SMGC). Ces notes portent d’abord sur la raison pour laquelle la demanderesse est interdite de territoire au Canada, précisant que celle‑ci a été reconnue coupable, en Arizona, d’une infraction équivalente à une infraction au titre de l’alinéa 267a) du Code criminel du Canada. Comme ce type d’infraction est punissable, au Canada, d’un emprisonnement maximal de dix ans, la demanderesse est donc interdite de territoire pour grande criminalité conformément à l’alinéa 36(1)b) de la LIPR.

[9]  Les notes du SMGC portent ensuite sur les motifs de la demande d’ARC de la demanderesse, soit pour récupérer ses objets sacrés. Cependant, les notes du SMGC indiquent que la demanderesse aurait déjà eu l’occasion, plus tôt, de récupérer ses objets sacrés elle‑même. En effet, les notes du SMGC mentionnent que [traduction« Mme HOKU a passé près de dix semaines au Canada entre le moment où la mesure d’expulsion a été prise et le moment où son départ a été confirmé. Ce temps aurait pu être utilisé par Mme HOKU pour déménager ses effets personnels du Canada vers les États‑Unis où elle retournait s’établir » (majuscules dans l’original). Les notes du SMGC soulignent également que la demande de PST de la demanderesse pourrait ne pas être accueillie.

[10]  Le 15 mars 2018, le décideur a rejeté la demande de PST de la demanderesse. Le 18 avril 2018, la demanderesse a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision.

III.  Question en litige et norme de contrôle applicable

[11]  La norme de contrôle que la Cour applique dans le cas des décisions liées à l’ARC, qui sont des décisions hautement discrétionnaires, est celle de la raisonnabilité (Parra Andujo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 731, aux paragraphes 22 et 23 (Andujo)). En l’espèce, il suffit que je me penche sur la question de savoir si la décision est déraisonnable au motif que les éléments de preuve ont été ignorés.

IV.  Analyse

A.  Le décideur a‑t‑il fait abstraction des éléments de preuve?

[12]  Les notes du SMGC indiquent que la demanderesse aurait pu récupérer ses objets au cours des dix semaines qu’elle a passées au Canada après la prise de la mesure d’expulsion à son endroit. Toutefois, la demanderesse soutient que cette supposition est erronée puisqu’elle ne se trouvait pas au Canada durant cette période. Elle affirme avoir quitté le Canada après l’audience afin de pouvoir se conformer à l’ordonnance de probation prononcée à son égard aux États‑Unis, ordonnance qui était toujours en vigueur à ce moment. Par conséquent, elle fait valoir que la décision est déraisonnable puisqu’elle est fondée sur une conclusion de fait erronée selon laquelle elle se trouvait au Canada alors qu’en réalité, elle était retournée aux États‑Unis.

[13]  La demanderesse soutient également que ses observations détaillées et ses documents justificatifs n’ont pas été pris en compte. Elle explique que ces éléments de preuve comprenaient son dossier d’immigration, ses antécédents personnels, des renseignements sur l’authenticité de la guérison spirituelle, des renseignements sur sa déclaration de culpabilité et des indices de sa réadaptation. La demanderesse souligne que le Manuel des politiques du ministère prévoit que tous ces facteurs doivent être pris en compte, et elle fait valoir que les observations du défendeur viennent étoffer la décision en cause et les motifs qui se dégagent des notes du SMGC.

[14]  Le défendeur affirme que la demanderesse n’a tout simplement pas réussi à démontrer que sa situation justifie la délivrance d’une ARC, laquelle ne doit pas être utilisée comme un moyen courant de contourner une mesure d’expulsion (Andujo, au paragraphe 26). De plus, le défendeur soutient qu’il n’est pas établi clairement que la demanderesse a expliqué au décideur qu’elle avait quitté le Canada afin de se conformer à l’ordonnance de probation prononcée à son égard, et il s’oppose à l’admission de tout renseignement dont le décideur ne disposait pas.

[15]  Premièrement, je souscris à l’avis de la demanderesse quant au fait que les observations du défendeur viennent étoffer le raisonnement qu’a effectivement tenu le décideur. Par exemple, rien n’étaye la déclaration faite au paragraphe 16 du mémoire du défendeur voulant que le décideur ait jugé que les motifs pour lesquels la demanderesse a demandé une ARC n’étaient pas impérieux.

[16]  D’après le dossier joint à la décision succincte dont je suis saisi, le rejet de la demande d’ARC est fondé sur l’hypothèse selon laquelle la demanderesse aurait pu récupérer ses objets elle‑même plus tôt. Nulle part dans les notes du SMGC il n’est mentionné ni laissé entendre que la nécessité, pour la demanderesse, de récupérer ses objets sacrés n’a pas été considérée comme un motif impérieux. En fait, les notes du SMGC indiquent que la demanderesse a affirmé qu’elle demandait une ARC dans le but de récupérer ses objets sacrés parce qu’ils sont importants au regard de sa foi et de son travail de guérisseuse spirituelle, et qu’elle croit être la seule personne à pouvoir les manipuler.

[17]  La demanderesse a raison d’affirmer que le décideur disposait d’éléments de preuve réfutant l’hypothèse selon laquelle elle se trouvait au Canada durant les dix semaines qui ont suivi la prise de la mesure d’expulsion à son endroit. Par exemple, les renseignements suivants ont été fournis dans un affidavit :

[traduction]

Après l’audience, je suis retournée au Massachusetts puisque je devais m’assurer de m’acquitter de mes responsabilités relativement à ma probation. Comme je ne savais pas que je devais le faire, je ne me suis pas enregistrée à la frontière canadienne lorsque je suis retournée aux États‑Unis.

En juillet 2017, lorsque j’ai tenté de retourner à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, j’ai été frappée d’une mesure d’expulsion. J’ai alors été avisée que je devais présenter une demande d’ARC pour pouvoir revenir.

[18]  Le défendeur avance que le passage sur lequel s’appuie la demanderesse est trop vague. Selon le défendeur, il ne suffisait pas que la demanderesse dise seulement qu’elle était retournée aux États‑Unis après l’audience sans dire exactement à quel moment elle avait quitté le Canada. Cependant, étant donné cet élément de preuve ainsi que d’autres éléments, je conviens, à l’instar de la demanderesse, que le délai indiqué dans les notes ([traduction« près de dix semaines ») démontre que le décideur a fait abstraction des éléments de preuve. La raison est simple : avant de pouvoir revenir au Canada, une personne doit d’abord en sortir. Ainsi, la mesure d’interdiction de séjour ayant été prise le 18 mai 2017 et le départ ayant été confirmé le 27 juillet 2017, l’élément de preuve démontrant que la demanderesse se trouvait aux États‑Unis n’a manifestement pas été pris en compte par le décideur.

[19]  En outre, le décideur disposait d’autres éléments de preuve à l’appui de l’argument de la demanderesse. Par exemple, le dossier certifié du tribunal (le DCT) contient la requête visant l’annulation anticipée de l’ordonnance de probation présentée par la demanderesse devant la Cour supérieure de l’État de l’Arizona, comté de Yavapai. Dans ce document, l’avocat de la demanderesse aux États‑Unis a déclaré que [traduction« [la demanderesse] a été condamnée, le 19 octobre 2015, à une période de probation de quatre ans. Depuis le prononcé de sa sentence, [la demanderesse] a satisfait à toutes les exigences de sa probation, elle s’est acquittée de toutes les amendes et de tous les frais liés à sa probation, et elle s’est conformée à l’ensemble des conditions de sa probation » (caractères gras ajoutés).

[20]  De plus, le DCT révèle que le décideur disposait d’une lettre de l’avocat actuel de la demanderesse datée du 5 mars 2018 et faisant état des observations de cette dernière à l’appui de sa demande d’ARC. Selon ces observations, la demanderesse se trouvait aux États‑Unis à un certain moment durant la période de dix semaines écoulée entre [traduction« le moment où la mesure d’expulsion a été prise et le moment où son départ a été confirmé » :

[traduction]

La demanderesse est une guérisseuse spirituelle qui est venue en aide à un nombre incalculable de personnes partout dans le monde. Elle souhaite entrer au Canada afin de pouvoir récupérer ses objets spirituels, soit les outils de guérison et l’ensemble d’objets sacrés qu’elle a laissés au centre de guérison Happy Foundation, à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, avant de perdre son statut et d’apprendre qu’elle ne serait peut‑être pas autorisée à [revenir] dans ce pays.

[Caractères gras ajoutés.]

[21]  Comme le décideur a fait abstraction des éléments de preuve, je conclus que l’évaluation du dossier de la demanderesse n’a été qu’illusoire. Dans la décision Andujo, le juge Shore a expliqué que le ministre a l’obligation d’examiner équitablement les motifs proposés :

25  En outre, la décision d’autoriser l’admission de la demanderesse au Canada après avoir fait l’objet d’une mesure d’expulsion doit revenir au ministre « sans qu’il ait à donner quelque motif que ce soit […] [mais ayant l’obligation d’] examiner équitablement les motifs proposés, reconnaître qu’il en a pris connaissance, et arrêter sa décision » (Singh c. Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1986), 6 FTR 15, 1 ACWS (3d) 28).

[22]  Selon les hypothèses formulées dans les notes du SMGC jointes à la décision, le décideur n’a pas examiné équitablement les motifs invoqués. En réalité, la décision est arbitraire et n’est pas fondée sur les éléments de preuve. Autrement dit, la décision est déraisonnable et je vais l’annuler.

V.  Questions à certifier

[23]  La Cour a demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Chacun d’eux a répondu qu’il n’y avait aucune question à certifier, et je suis du même avis.

VI.  Conclusion

[24]  Le décideur a fait abstraction des éléments de preuve fournis par la demanderesse indiquant qu’elle avait quitté le Canada après l’enquête menée à son égard. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑1784‑18

LA COUR STATUE que :

  1. L’intitulé est modifié de sorte que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration soit désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour de mai 2019.

Geneviève Bernier, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1784‑18

 

INTITULÉ :

MAKAHITO HOKU (ALIAS MARYBETH MURAWSKI) c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 22 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Ian Sonshine

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Alex C. Kam

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sonshine Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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