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Date : 20190405

Dossier : IMM-4528-18

Référence : 2019 CF 419

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2019

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

NIRUSHI SEARA WICKRAMASINGHE WICKRAMASINGHE ARACHCHIGE DONA

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision rendue le 22 août 2018 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a confirmé, en vertu du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), la décision de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle la demanderesse n’a ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97, respectivement, de la LIPR.

Le contexte

[2]  La demanderesse est une citoyenne du Sri Lanka. Dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA), elle affirme qu’elle travaillait comme journaliste chargée de couvrir les activités du président du Sri Lanka et qu’elle a divulgué à trois autres journalistes des renseignements sur la corruption financière du gouvernement. Ces journalistes ont publié les renseignements en question dans les journaux pour lesquels ils travaillaient. Par conséquent, la demanderesse a commencé à recevoir des appels menaçants (on l’accusait d’être à l’origine de la fuite et on la menaçait de mort); elle était également suivie et son domicile était surveillé. Vers la fin du mois de mars 2017, elle a reçu un appel de la division de la sécurité du président (la DSP) au cours duquel on lui a demandé de se rendre dans les bureaux de l’organisation. Lorsqu’elle s’y est présentée, trois agents de la DSP, y compris l’amoureux de la fille du président, l’ont accusée d’avoir diffusé de l’information qui critiquait le gouvernement et ont menacé de la tuer si elle n’arrêtait pas. La fille du président s’est alors présentée à la réunion et a déclaré qu’elle savait ce que la demanderesse avait fait; elle l’a giflée au visage, l’a poussée et l’a prévenue qu’elle allait devoir payer.

[3]  La demanderesse soutient qu’elle a cessé de se rendre au travail et qu’elle s’est cachée. Vers la fin du mois de mars 2017, elle a reçu un appel téléphonique d’un membre de la DSP, qui l’a prévenue que la DSP prévoyait la faire assassiner en secret deux semaines plus tard. Avec l’aide d’un ami ayant des contacts au service des douanes et de l’immigration, la demanderesse s’est enfuie du Sri Lanka le 9 avril 2017 et est arrivée au Canada le lendemain. Par la suite, sa mère lui a dit que des inconnus s’étaient présentés au domicile de son oncle, à celui de son ami et à celui de sa tante pour leur poser des questions au sujet de la demanderesse. Cette dernière affirme qu’elle craint pour sa vie à cause de la DSP, de la fille du président, de l’amoureux de cette dernière et d’autres membres influents de la gent politique.

La décision de la SPR

[4]  Dans ses observations orales devant la SPR, l’avocate de la demanderesse a présenté une demande en vue d’obtenir plus de temps pour chercher des documents qui pourraient, s’ils étaient trouvés, être produits après l’audience. Plus précisément, elle souhaitait trouver les articles de journaux dans lesquels étaient prétendument rapportés les renseignements divulgués concernant la corruption du gouvernement. Après avoir examiné l’article 43 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012‑256, la SPR a rejeté sa demande, parce que, même si les articles étaient accessibles en format imprimé et électronique avant que la demanderesse ne quitte le Sri Lanka et que leur contenu était par ailleurs accessible en ligne, la demanderesse n’a pas cherché les articles avant l’audience. Elle n’a pas non plus fourni d’explication raisonnable pour justifier pourquoi elle ne les avait pas cherchés.

[5]  La SPR a conclu que la question déterminante était la crédibilité. Il existait des raisons valables de douter de la véracité des faits attestés par la demanderesse, ce qui permettait de réfuter la présomption de véracité de ces faits. Plus précisément, dans son témoignage, la demanderesse a omis certains éléments importants de sa rencontre au bureau de la DSP, éléments qu’elle avait mentionnés dans son formulaire FDA, et, à l’inverse, elle a fourni des renseignements qui ne figuraient pas dans son formulaire FDA. La SPR a conclu qu’aucune explication valable n’avait été donnée pour justifier ces contradictions et que celles-ci touchaient au cœur même de la demande d’asile de la demanderesse. La SPR a également conclu que la demanderesse n’avait pas fait d’efforts raisonnables pour produire les articles de journaux rapportant les renseignements qu’elle avait prétendument divulgués à des tiers. Ces renseignements étaient importants afin de déterminer la raison pour laquelle elle avait été prise pour cible, et le défaut de les produire a miné sa crédibilité en ce qui concerne sa crainte de persécution. En outre, la demanderesse était une [traduction« fugitive très recherchée », que les autorités poursuivraient dans toute la mesure de leurs moyens. Il est déraisonnable, d’un point de vue objectif, qu’elle ait pu, comme elle le prétend, échapper au système de contrôle frontalier à l’aéroport et quitter le Sri Lanka avec son propre passeport, en portant simplement un foulard et en soudoyant un agent d’immigration. La façon dont elle a quitté le pays a considérablement miné la crédibilité de son allégation selon laquelle elle était poursuivie par la DSP.

[6]  En outre, la SPR a constaté que les documents à l’appui produits par la demanderesse, à savoir des articles de journaux concernant des menaces de mort proférées par des personnes anonymes, un rapport de police et une lettre adressée au président de l’Association des journalistes professionnels (l’Association des journalistes), étaient tous fondés sur les renseignements qu’elle avait communiqués à ces entités. Comme la SPR a conclu que la demanderesse n’était pas crédible et que les documents étaient également vagues et de nature générale, elle leur a accordé peu de poids.

[7]  La SPR a conclu que bien que la demanderesse ait démontré qu’elle travaillait comme journaliste et qu’elle était chargée de couvrir les activités du président, elle n’a pas prouvé qu’elle était persécutée par la DSP ou la fille du président pour avoir divulgué aux médias des renseignements sur la corruption.

La décision faisant l’objet du contrôle

[8]  Devant la SAR, la demanderesse n’a pas cherché à présenter de nouveaux éléments de preuve et n’a pas demandé la tenue d’une audience.

[9]  Une grande partie de la décision de la SAR est une reformulation des conclusions de la SPR. La SAR a pris note de la conclusion de la SPR selon laquelle la demanderesse n’a pas expliqué de façon raisonnable pourquoi elle avait omis de mentionner dans son témoignage que la fille du président lui avait dit qu’elle allait devoir payer, alors que ce fait est rapporté dans son formulaire FDA. À l’inverse, la demanderesse n’a pas non plus expliqué de façon raisonnable pourquoi son formulaire FDA ne mentionnait pas le fait que la fille du président avait demandé aux employés de la DSP présents à la rencontre avec la demanderesse pourquoi ils ne l’avaient pas encore tuée, ou le fait qu’un agent de la DSP (l’amoureux de la fille du président) avait dit à la demanderesse qu’ils la laissaient partir parce qu’ils ne pouvaient pas la tuer au bureau, mais qu’ils s’occuperaient d’elle. La SAR a fait remarquer que la SPR n’a pas non plus accepté l’explication de la demanderesse selon laquelle ses souvenirs lui étaient revenus clairement lorsqu’elle avait raconté l’incident à la SPR, étant donné que l’incident s’est produit en mars 2017 et aurait donc dû être plus frais dans sa mémoire au moment où elle a préparé son formulaire FDA, qui a d’ailleurs été rédigé plus près de la date de l’incident que de la date l’audience devant la SPR.

[10]  À cet égard, la SAR n’a pas accepté les arguments de la demanderesse, qui a soutenu que la SPR, dans ses conclusions, avait fait preuve d’un excès de zèle ou de minutie, que le simple fait qu’elle n’ait pas répété mot pour mot le contenu de son formulaire FDA ne constituait pas une raison valable pour contester ses allégations ou qu’il était raisonnable de sa part d’ajouter des détails lorsqu’elle a été interrogée au sujet de l’incident. La SAR a conclu que les divergences étaient assez importantes pour justifier les conclusions défavorables tirées par la SPR quant à la crédibilité, car elles touchaient au cœur même de la demande d’asile et des raisons pour lesquelles la demanderesse craignait d’être persécutée au Sri Lanka. La SAR était d’accord avec la SPR pour dire que la demanderesse n’a pas fourni d’explication raisonnable pour justifier les omissions dans son formulaire FDA et dans son témoignage, et qu’elle n’a pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle a été convoquée à une réunion au bureau de la DSP au cours de laquelle sa vie a été menacée.

[11]  En outre, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant que le défaut de la demanderesse de fournir les articles de journaux rapportant prétendument les renseignements divulgués avait miné sa crédibilité en ce qui concerne sa crainte de persécution. Elle a également jugé déraisonnable l’explication de cette dernière selon laquelle elle n’avait pas tenté d’obtenir les articles de journaux, même s’ils lui étaient raisonnablement accessibles, parce qu’elle n’avait pas l’intention d’en tirer un gain personnel. La SAR a indiqué que la demanderesse était consciente de la nécessité de présenter des documents corroborants, comme en témoignent ceux qu’elle a produits, et qu’elle était représentée par une avocate chevronnée. Il était raisonnable de s’attendre à ce qu’elle obtienne les documents qui étaient accessibles, selon ses dires, sur Internet et qui touchaient au cœur même de sa demande d’asile, mais elle n’a fait aucun effort en ce sens. Elle n’a pas non plus présenté de documents à l’appui pour étayer ses allégations, par exemple une lettre, un affidavit ou un courriel de membres de sa famille, d’amis ou des journalistes à qui elle prétend avoir divulgué les renseignements. Eu égard aux circonstances particulières de la demande d’asile, la SAR a conclu que le défaut de produire les articles constituait une omission grave et délibérée, compte tenu du profil de la demanderesse en tant que journaliste instruite et expérimentée. La SAR a convenu avec la SPR que cette omission avait miné sérieusement la crédibilité de la demanderesse et a conclu, en outre, que les articles de journaux en question n’existaient pas.

[12]  En ce qui concerne la façon dont la demanderesse a quitté le Sri Lanka, la SAR a convenu avec la demanderesse qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer la conclusion de la SPR. Toutefois, l’erreur n’était pas fatale à la décision de la SPR, compte tenu des autres conclusions tirées par cette dernière quant à la crédibilité, qui touchaient au cœur même de la demande d’asile.

[13]  En outre, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans son évaluation des documents à l’appui. Un article de journal et un rapport de police n’étaient d’aucune utilité pour établir un lien entre les menaces proférées à l’endroit de la demanderesse et les raisons alléguées par cette dernière pour justifier le préjudice redouté. La SPR a conclu que peu de poids devait être accordé à ces documents relativement à l’allégation de la demanderesse selon laquelle elle avait été menacée par la DSP pour avoir divulgué des renseignements. La lettre de plainte adressée par la demanderesse à l’Association des journalistes ne corroborait pas ses principales allégations selon lesquelles elle aurait divulgué des renseignements, et on ne peut non plus établir clairement pourquoi elle n’aurait pas inclus ces renseignements dans sa lettre. La SAR a conclu que les principaux aspects de la demande d’asile de la demanderesse n’étaient pas crédibles et que ses documents à l’appui n’indiquaient pas les raisons pour lesquelles elle était menacée ni qui cherchait à lui nuire. La SAR a convenu avec la SPR que peu de poids devait être accordé aux documents produits pour établir que la demanderesse avait divulgué des renseignements sur la corruption du gouvernement et qu’elle avait, de ce fait, été victime de menaces.

[14]  La SAR a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle avait divulgué des renseignements sur la corruption au sein du gouvernement à trois collègues journalistes, qui ont ensuite rédigé des articles pour révéler ces renseignements dans leurs journaux respectifs, ou qu’elle avait reçu des menaces de préjudice de la part de la DSP et de la fille du président. Elle a estimé qu’il n’y avait aucune possibilité sérieuse que la demanderesse subisse un préjudice quel qu’il soit aux mains des agents de persécution prétendus, si elle devait retourner au Sri Lanka.

Les questions en litige et la norme de contrôle

[15]  La demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en n’accordant pas suffisamment de poids aux documents à l’appui qu’elle a produits. Par conséquent, à mon avis, la question à trancher consiste à déterminer si la décision de la SAR était raisonnable, et la norme de contrôle applicable est celle du caractère raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 (Dunsmuir); Canada (Citoyenneté et Immigration) c Abdul Salam, 2018 CF 676, au paragraphe 10, citant Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93). La norme de la décision raisonnable est une norme déférente. Les questions soumises aux décideurs administratifs n’appellent pas une seule solution précise, mais peuvent plutôt donner lieu à un certain nombre de conclusions raisonnables. Lors du contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir, au paragraphe 47).

Analyse

Analyse contextuelle

[16]  Tout d’abord, la demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en concluant qu’elle pouvait accorder peu de poids aux documents à l’appui produits par la demanderesse, étant donné que ceux-ci ne permettaient pas d’établir un lien entre les menaces proférées à son endroit et les raisons qu’elle a alléguées pour justifier le préjudice redouté. Comme je l’ai déjà indiqué, les documents à l’appui de la demanderesse comprennent des articles de journaux, un rapport de police et une lettre de plainte adressée par la demanderesse à l’Association des journalistes.

[17]  Plus précisément, la demanderesse soutient que la SAR a omis de procéder à une analyse contextuelle du fait que ses documents à l’appui n’indiquaient pas la cause de sa persécution. Ses agents de persécution étaient la DSP et la fille du président. Compte tenu du niveau élevé d’impunité et de corruption au Sri Lanka, si elle avait informé la police ou publié la source des menaces proférées contre elle et les raisons pour lesquelles elle avait été menacée, cela aurait réduit la probabilité qu’elle obtienne une protection et aurait pu lui causer d’autres préjudices. La demanderesse soutient que ses problèmes découlent de la corruption dont elle a été témoin et des efforts déployés par le président pour la faire taire. Cependant, la SAR n’a pas évalué le contexte précis montrant que les journalistes sont particulièrement à risque au Sri Lanka et que ce risque est accru en raison du pouvoir détenu par la famille présidentielle, une affirmation qui est selon elle étayée par le rapport de 2017 du Département d’État intitulé « Country Reports on Human Rights Practices for 2017 » (le rapport de 2017 du Département d’État des États‑Unis). De plus, étant donné que la demanderesse n’a pas rendu publique la cause des menaces, il est compréhensible qu’elle n’ait pas non plus divulgué les renseignements dans sa lettre à l’intention de l’Association des journalistes.

[18]  À mon avis, cet argument ne saurait être retenu.

[19]  Dans ses observations écrites, la demanderesse indique que le rapport de 2017 du Département d’État des États‑Unis est un exemple d’un document qui démontre que les journalistes sont particulièrement à risque au Sri Lanka (il s’agit, en fait, du seul document cité). Dans une note en bas de page, elle précise que la SAR disposait de ce document puisqu’il figure dans le cartable national de documentation (le CND). Le défendeur fait remarquer que ce rapport n’est pas dans le dossier certifié du tribunal (le DCT). La version du CND dont disposait la SPR, dont l’index figure dans le DCT, est celle du 31 mars 2017. Il est présumé qu’il s’agit du rapport de 2016 du Département d’État des États‑Unis, puisque le rapport de 2017 aurait été publié au printemps 2018. Même s’il est probable que le rapport de 2017 du Département d’État des États‑Unis existait au moment où la SAR a rendu sa décision à l’automne 2018, il ne figurait pas dans le DCT qui se trouvait devant la SPR. La demanderesse n’a pas non plus cherché à le présenter comme un nouvel élément de preuve potentiel, suivant le paragraphe 110(4) de la LIPR, qui autorise la présentation de nouveaux éléments de preuve qui sont survenus depuis le rejet de la demande d’asile de la personne en cause ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, que la personne en cause n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet. En réponse, la demanderesse cite la décision Saalim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 841, au paragraphe 26 (Saalim), où le juge Southcott a conclu que la SAR avait l’obligation d’étudier l’information qui se trouvait dans son propre CND.

[20]  Je remarque que dans la décision Saalim, la demanderesse a fait valoir devant la SPR que les femmes des clans minoritaires courent un risque objectif de persécution en Somalie et, devant la Cour, elle a soutenu que même lorsqu’un demandeur n’a pas produit une preuve crédible, la SAR doit quand même examiner comme il se doit toute preuve documentaire de violence fondée sur le sexe.

[21]  Toutefois, en l’espèce, même si le rapport de 2017 du Département d’État des États‑Unis se trouvait théoriquement devant la SAR, et même si la SAR a l’obligation d’étudier l’information qui se trouve dans son propre CND, cela ne peut pas aider la demanderesse. Comme cette dernière l’a admis et comme il ressort du dossier d’appel qu’elle a déposé devant la SAR, elle n’a pas fait valoir que le défaut de la SPR de tenir compte des risques pour les journalistes constituait une erreur et donc un motif d’appel. Elle n’a pas non plus laissé entendre que la SAR était tenue, de ce fait, de procéder à une analyse contextuelle de ses documents à l’appui dans le contexte de la preuve documentaire. En fait, elle n’a aucunement fait référence à ce risque ni à aucune preuve documentaire concernant le pays dans le cadre de son appel devant la SAR.

[22]  La demanderesse présente plutôt cet argument pour la première fois, pour expliquer la conclusion de la SPR et de la SAR selon laquelle les documents à l’appui qu’elle a produits n’expliquent pas pourquoi elle a fait l’objet de menaces ni qui la menaçait. Toutefois, comme l’a déclaré la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c R. K., 2016 CAF 272, au paragraphe 6, « [...] on ne peut normalement contester le caractère raisonnable d’une décision de la Section d’appel en se fondant sur une question qui n’a pas été portée devant elle, en particulier lorsque, comme en l’espèce, la question soulevée pour la première fois à l’étape du contrôle judiciaire relève des fonctions ou de l’expertise spéciales de ladite Section; voir l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 R.C.S. 654, aux paragraphes 23 à 25 ». (Voir aussi Abdulmaula c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 14, au paragraphe 15.)

[23]  Ce point est abordé plus en détail par le défendeur, qui soutient que dans l’arrêt Alberta (Information and Privacy Commissioner) c Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61 [Alberta Teachers]), la Cour suprême du Canada a conclu qu’une cour de justice peut, à son gré, ne pas se saisir d’une question soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire lorsqu’il lui paraît inopportun de le faire. En règle générale, dans une instance en contrôle judiciaire, ce pouvoir discrétionnaire n’est pas exercé au bénéfice du demandeur lorsque la question en litige aurait pu être soulevée devant le tribunal administratif mais qu’elle ne l’a pas été. La cour de justice doit donc respecter le choix du législateur de désigner le tribunal administratif comme décideur de première instance et laisser à ce tribunal administratif la possibilité de se pencher le premier sur la question et de faire connaître son avis. Le principe vaut particulièrement lorsque la question soulevée pour la première fois lors du contrôle judiciaire a trait au domaine d’expertise du tribunal administratif et à ses attributions spécialisées. Qui plus est, soumettre une question pour la première fois lors du contrôle judiciaire peut porter indûment préjudice à la partie adverse et priver la cour de justice des éléments de preuve nécessaires pour trancher (Alberta Teachers, précité, aux paragraphes 22 à 26).

[24]  Dans sa décision, la SPR a conclu que les documents à l’appui ne prouvent pas, selon la prépondérance des probabilités, l’allégation portant que la demanderesse a reçu des appels téléphoniques et que des personnes rôdaient autour de sa maison parce qu’elle avait divulgué des renseignements confidentiels sur la corruption au sein de l’administration gouvernementale actuelle. La SPR a ensuite énoncé quatre motifs pour lesquels elle accordait peu de poids aux documents à l’appui, dont le fait que [traduction« les rapports de police, les articles de journaux et la lettre au président sont vagues et généraux, puisqu’ils indiquent que la menace est inconnue, qu’on ne connaît pas l’identité des auteurs de la menace et que le motif de la menace est obscur ». Compte tenu des motifs invoqués par la SPR, la demanderesse savait que la SPR avait accordé peu de poids aux documents à l’appui parce qu’ils n’indiquaient pas la cause de sa persécution. Pourtant, lorsque la demanderesse a interjeté appel devant la SAR, elle n’a pas avancé l’argument qu’elle présente maintenant selon lequel il aurait été peu judicieux de communiquer des détails sur sa situation à la police et à ses collègues, soit en alléguant qu’il s’agissait d’une erreur dans les motifs de la SPR, soit en portant à l’attention de la SAR toute nouvelle preuve documentaire à l’appui concernant les conditions dans le pays.

[25]  D’après ce que j’ai compris de l’argument qu’a avancé la demanderesse lors de sa comparution devant moi, elle affirme qu’elle n’était pas tenue de soulever l’argument du contexte devant la SAR, étant donné que cette dernière a poussé son analyse au-delà de cet argument et de l’analyse faite par la SPR et qu’elle a conclu que l’article de journal et le rapport de police ne permettaient pas d’établir un lien entre les menaces proférées à l’endroit de la demanderesse et les raisons alléguées par cette dernière pour justifier le préjudice redouté. Compte tenu de cette conclusion quant à l’absence de lien, une analyse contextuelle s’imposait. À mon avis, cet argument n’est pas fondé. La SPR a conclu que les documents à l’appui ne démontraient pas que les menaces résultaient de la fuite de renseignements et qu’ils n’indiquaient pas la raison pour laquelle des menaces avaient été proférées. Autrement dit, il y avait absence de lien. La SAR a accepté les conclusions de la SPR à cet égard et les a simplement réitérées. La SAR n’a pas soulevé de nouveau motif d’appel.

[26]  Dans les circonstances, la Cour remettrait en cause le choix du législateur de désigner la SAR comme décideur de première instance si elle examinait maintenant l’argument fondé sur la preuve documentaire relative au risque pour les journalistes, qui n’a été soulevé ni devant la SPR ni devant la SAR et que la demanderesse a avancé pour la première fois lors du contrôle judiciaire afin d’expliquer pourquoi ses documents à l’appui n’indiquent pas qui la menaçait ni pourquoi. Cela se veut d’autant plus vrai que l’argument relève carrément de l’expertise de la SAR et que la demanderesse ne donne aucune raison pour justifier le fait qu’elle ne l’a pas soulevé devant la SPR ou la SAR, même si cette préoccupation avait été portée à son attention dans les motifs de la SPR. Par conséquent, je choisis d’exercer mon pouvoir discrétionnaire et de ne pas tenir compte de cet argument. Je suis également d’accord avec le défendeur pour dire qu’en l’absence d’un tel argument, la SAR a raisonnablement évalué les documents à l’appui et leur a accordé peu de poids pour les raisons qu’elle a exposées. De plus, à mon avis, la SAR n’est pas tenue d’anticiper les motifs d’appel qui ne sont pas invoqués et d’examiner ensuite le CND à la recherche de preuves documentaires qui pourraient étayer ces motifs (voir Dhillon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 321, aux paragraphes 20 à 24).

La source des renseignements

[27]  La demanderesse soutient également que la SAR a commis une erreur en accordant peu de poids aux documents à l’appui au motif que la demanderesse, qui a été jugée non crédible, était la source des renseignements qu’ils contiennent.

[28]  À l’appui de cet argument, la demanderesse soutient qu’il est abusif de la part de la SAR de conclure que peu de poids doit être accordé aux documents au motif que la demanderesse était la source des renseignements qu’ils contiennent, alors qu’elle n’aurait pas présenté les renseignements que la SAR jugeait cruciaux, c’est-à-dire ceux qui auraient établi qu’elle avait divulgué des renseignements confidentiels. À mon avis, même si la demanderesse n’a pas informé la police, les autres journalistes ou l’Association des journalistes qu’elle était victime de menaces pour avoir divulgué des renseignements préjudiciables, le fait qu’elle est la source des renseignements n’en demeure pas moins pertinent. Elle a présenté ces documents à l’appui de sa demande d’asile, vraisemblablement parce qu’elle estime que leur contenu est pertinent et important en ce qui concerne l’élément central de sa demande, à savoir le fait qu’elle a divulgué des renseignements sur la corruption au sein du gouvernement et qu’elle risque maintenant de subir un préjudice aux mains de la DSP et de la fille du président. Par conséquent, dans la mesure où la demanderesse se fonde sur ces documents pour appuyer sa demande d’asile, la SAR a le droit d’évaluer le poids et la valeur probante qui devraient leur être accordés.

[29]  Il convient de souligner, comme l’a fait le défendeur, que la SAR avait déjà formulé un certain nombre de conclusions défavorables quant à la crédibilité au moment où elle a évalué les documents à l’appui, conclusions qui n’ont pas été contestées par la demanderesse dans sa demande de contrôle judiciaire (Quintero Cienfuegos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1262, aux paragraphes 23 à 26; Borubae c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 125, au paragraphe 16). Par exemple, en se fondant sur les contradictions et les omissions relevées dans le formulaire FDA et dans le témoignage de la demanderesse, la SAR a convenu avec la SPR que la demanderesse n’a pas réussi à démontrer qu’elle a été convoquée à une réunion au bureau de la DSP, au cours de laquelle sa vie a été menacée. Quant au fait qu’elle n’a pas fourni les articles de journaux qui, selon elle, rapportaient les renseignements qu’elle a divulgués – l’élément central de sa demande d’asile –, la SAR a conclu qu’il s’agissait là d’une omission grave et délibérée, qui minait sérieusement sa crédibilité, et que les articles de journaux n’existaient pas. Compte tenu de ces conclusions, la SAR était en droit de conclure que la crédibilité de la demanderesse influait sur le poids à accorder aux documents à l’appui qu’elle avait produits (Giron c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1377, au paragraphe 11 (Giron); Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 692, au paragraphe 13 (point ix) [Tariq] et Sun c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 425, au paragraphe 17 [Sun]). De plus, la SAR a estimé que peu de poids devait être accordé aux documents à l’appui pour établir qu’elle avait divulgué les renseignements sur la corruption au sein du gouvernement et qu’elle était, de ce fait, victime de menaces. Autrement dit, peu importe la source, les documents à l’appui ne contenaient pas de renseignements corroborants.

Le caractère déraisonnable des conclusions quant à la crédibilité

[30]  La conclusion ci-dessus est liée aux deux observations suivantes de la demanderesse. Tout d’abord, elle soutient que la SAR a tiré une conclusion déraisonnable quant à la crédibilité en se fondant sur ce que les renseignements que les documents à l’appui ne contiennent pas, plutôt que sur ceux qu’ils contiennent (Arslan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 252, au paragraphe 88 [Arslan]). Toutefois, comme le souligne le défendeur, en l’espèce, contrairement à l’affaire Arslan, la SAR n’a pas tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité à partir des renseignements que les documents ne contiennent pas. Elle a plutôt accordé peu de poids à ces derniers, en se fondant sur la conclusion défavorable importante tirée antérieurement quant à la crédibilité de la demanderesse, ainsi que sur le fait que les documents à l’appui n’indiquent pas la cause de la persécution de cette dernière. Par conséquent, les documents étaient insuffisants pour prouver les allégations de la demanderesse ou pour l’emporter sur les conclusions défavorables tirées quant à la crédibilité.

[31]  Enfin, la demanderesse soutient que la SAR a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité avant d’avoir évalué l’ensemble de la preuve. Plus précisément, la SAR a rejeté l’allégation selon laquelle la demanderesse aurait divulgué les renseignements avant même d’avoir évalué les documents à l’appui. La demanderesse soutient que bien que ces documents n’indiquent pas qu’elle a divulgué les renseignements, la SAR était tenue d’examiner tous les éléments de preuve, et que ce n’est qu’une fois cela fait qu’elle pouvait tirer une conclusion. Cet argument est, lui aussi, sans fondement. Le décideur a le droit d’accorder aux documents qui reflètent les déclarations du demandeur une faible valeur probante lorsqu’il tire une conclusion générale défavorable quant à la crédibilité de ce dernier (Giron, au paragraphe 11; Tariq, au paragraphe 13 (point ix) et Sun, au paragraphe 17). Pour qu’il en soit ainsi, le décideur doit forcément avoir le droit d’évaluer la crédibilité du demandeur avant de déterminer le poids à accorder à la preuve documentaire.

[32]  En résumé, bien que la demanderesse reconnaisse que la SAR a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le poids à accorder aux documents à l’appui, elle soutient que cette décision doit reposer sur les principes de droit appropriés et que, si ses arguments quant à l’évaluation des documents à l’appui devaient prévaloir, alors les autres conclusions de la SAR quant à la crédibilité ne pourraient être maintenues.

[33]  À mon avis, la demanderesse n’a pas démontré que l’évaluation par la SAR des éléments de preuve à l’appui reposait sur des principes de droit inappropriés. En outre, l’appréciation de ces éléments de preuve par la SAR était raisonnable, et il n’appartient pas à la Cour de soupeser à nouveau les éléments de preuve (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, au paragraphe 61). Qui plus est, la SAR a clairement formulé des conclusions défavorables quant à la crédibilité, qui n’ont pas été contestées. Ces éléments à eux seuls suffiraient à établir le caractère raisonnable de sa décision, même si la SAR avait commis une erreur dans son évaluation des documents à l’appui de la demanderesse, ce qui n’est pas le cas.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4528‑18

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.  Aucuns dépens ne sont adjugés;

3.  Aucune question de portée générale n’a été proposée aux fins de certification, et aucune n’est soulevée.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 20e jour de juin 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM‑4528‑18

INTITULÉ :

NIRUSHI S. W. W. ARACHCHIGE DONA c MCI

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 MARS 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

DATE DES MOTIFS :

LE 5 AVRIL 2019

COMPARUTIONS :

Maureen Silcoff

POUR LA DEMANDERESSE

Matthew Siddall

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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