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Date : 20190405


Dossier : IMM-1832-18

Référence : 2019 CF 408

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 5 avril 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

KARUNARAJU KITTU RASIAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur est un citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Il est né en 1957 dans la ville de Kandy, au centre du pays. Il a une formation de soudeur, et il a travaillé dans le domaine de la soudure et dans d’autres domaines au Sri Lanka et à l’étranger pendant de nombreuses années.

[2]  Le demandeur a quitté le Sri Lanka le 2 septembre 2011 pour se rendre aux États‑Unis. Il s’est présenté à la frontière canado‑américaine peu après et a présenté une demande d’asile. L’un de ses frères a obtenu le statut de réfugié au Canada en août 2011, et l’un de ses fils habite également au Canada.

[3]  Le demandeur affirme être exposé à des risques parce qu’il est considéré comme un partisan des Tigres de libération de l’Eelam tamoul (les TLET). Il soutient qu’il a été détenu et interrogé à de nombreuses reprises par les autorités, qui cherchaient à savoir s’il était un partisan des TLET ou s’il était membre du groupe. Il prétend également avoir été agressé physiquement pendant ces interrogatoires. Mais c’est un événement survenu dans la soirée du 3 janvier 2011 qui l’a finalement poussé à fuir le Sri Lanka. Le demandeur affirme que cet événement s’est déroulé de la façon suivante : il a été attaqué chez lui par des membres des forces de police, qui ont voulu lui extorquer de l’argent, et il a été poignardé. Sa belle‑fille a été blessée quand elle a tenté d’intervenir, et elle a succombé à ses blessures plusieurs mois plus tard. Les agresseurs se sont enfuis lorsque d’autres membres de la famille sont sortis à l’extérieur, mais ils ont continué par la suite à réclamer de l’argent au demandeur par téléphone. Le demandeur et sa famille se sont cachés à Colombo jusqu’en juin 2011, puis ils sont retournés chez eux. On a continué à leur réclamer de l’argent. Le demandeur a donc décidé de quitter le pays et de demander l’asile au Canada. Il s’est envolé pour les États‑Unis muni de son propre passeport, ainsi que d’un visa valide de visiteur aux États‑Unis, qu’il avait obtenu au préalable. Il a présenté une demande d’asile le 14 septembre 2011, à son arrivée au Canada, à Fort Erie, en Ontario. Le demandeur affirme qu’on continue à lui réclamer de l’argent depuis son départ du Sri Lanka.

[4]  Le demandeur dit craindre, advenant qu’il doive retourner au Sri Lanka, d’être arrêté par l’armée ou la police, qui lui réclameraient de l’argent, l’accuseraient d’avoir aidé les TLET pendant son séjour au Canada et le tortureraient.

[5]  L’audience du demandeur devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a eu lieu le 22 novembre 2017, et la SPR a rejeté sa demande d’asile dans une décision datée du 28 mars 2018.

[6]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR selon le paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch 27 (la LIPR).

[7]  Le demandeur conteste la décision de la SPR pour un certain nombre de motifs. J’ai cependant conclu que je devais me pencher sur seulement deux d’entre eux. Le premier motif s’appuie sur l’argument selon lequel le retard dans la tenue d’une audience devant la SPR constitue un manquement aux exigences de l’équité procédurale, alors que le deuxième repose sur l’argument voulant que la décision soit déraisonnable parce que la commissaire n’y aborde pas l’attaque alléguée du 3 janvier 2011 — l’événement décisif dans le récit du demandeur. Pour les motifs exposés ci‑dessous, j’ai conclu que la plainte relative au retard était sans fondement. Cependant, j’ai également déterminé que la décision de la SPR était déraisonnable, étant donné qu’elle ne comporte absolument aucune conclusion sur l’attaque du 3 janvier 2011. Par conséquent, une nouvelle audience doit être tenue.

II.  DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[8]  La commissaire de la SPR a conclu que le demandeur avait établi son identité en tant que citoyen du Sri Lanka d’origine tamoule. Les questions déterminantes pour la commissaire étaient celles du manque de crédibilité du demandeur, de son défaut de demander l’asile ailleurs et de ses retours réguliers au Sri Lanka.

[9]  Les motifs invoqués par la commissaire pour justifier le rejet de la demande d’asile peuvent être résumés comme suit :

  • Dans son Formulaire de renseignements personnels (le FRP), le demandeur a indiqué qu’il craignait non seulement l’armée et la police, mais aussi le groupe Karuna, qui extorque de l’argent à ses victimes en menaçant de les dénoncer à la police en tant que partisanes des TLET. Cependant, lorsqu’on lui a demandé à l’audience qui il craignait s’il devait retourner au Sri Lanka, le demandeur a simplement mentionné la police, l’armée et les [traduction] « groupes armés ». Il n’a pas mentionné le groupe Karuna.

  • Le demandeur a fourni des éléments de preuve incohérents en ce qui concerne les périodes où il a eu des problèmes avec les autorités sri lankaises.

  • Le demandeur a pu quitter le Sri Lanka et y retourner, muni de son propre passeport, à plusieurs reprises et sans aucun problème au fil des ans.

  • Le demandeur a fourni des éléments de preuve incohérents en ce qui concerne les dates et les raisons de ses précédentes visites aux États‑Unis.

  • L’affirmation du demandeur selon laquelle il n’a pas demandé l’asile aux États‑Unis parce qu’il ne connaissait pas la marche à suivre n’est pas crédible, étant donné qu’il connaît par ailleurs les procédures d’immigration (p. ex. la nécessité d’avoir un visa).
  • Il n’aurait pas été raisonnable pour le demandeur de retourner au Sri Lanka après avoir quitté les États‑Unis en décembre 2010 s’il craignait réellement l’armée et la police.
  • La femme, la fille et certains des frères et sœurs du demandeur ont continué à vivre à Kandy sans aucune difficulté.
  • Aucun élément de preuve ne permettait d’établir un lien entre le demandeur et les événements qui ont permis à son frère d’obtenir le statut de réfugié.
  • Rien n’indiquait que le demandeur s’était livré au Canada à des activités susceptibles d’intéresser les autorités du Sri Lanka.

III.  NORME DE CONTRÔLE

[10]  Il est bien établi que la Cour contrôle la manière dont la SPR apprécie les éléments de preuve qui lui sont présentés en fonction de la norme de la décision raisonnable (Hou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 993, aux paragraphes 6 à 15 [Hou]). Cette norme s’applique aux conclusions de fait que tire la SPR, ce qui inclut ses décisions en matière de crédibilité (Pournaminivas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099, au paragraphe 5; Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 242, au paragraphe 17).

[11]  Il est également bien établi que la Cour se doit de faire preuve d’une grande déférence envers les conclusions que tire la SPR en matière de crédibilité (Rahman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 71, au paragraphe 18; Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 518, au paragraphe 7), car la SPR est bien placée pour apprécier cet aspect (Aguebor c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (1993), 160 NR 315, [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4 (QL); Hou, au paragraphe 7). Contrairement à la cour de révision, elle a l’avantage d’observer les témoins qui déposent et elle possède peut-être bien une expertise dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision, ce qui inclut la situation qui règne dans le pays concerné (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 42; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 821, au paragraphe 58). Néanmoins, il incombe à la cour de révision de veiller à ce que les conclusions que tire la SPR en matière de crédibilité soient raisonnables.

[12]  L’examen du caractère raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, au paragraphe 18). La cour de révision examine « la justification de la décision […] la transparence […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Ces critères sont respectés « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas respectés. Il ne lui incombe pas de soupeser de nouveau la preuve ou d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61 [Khosa]).

[13]  Si une décision est contestée au motif que les exigences de l’équité procédurale n’ont pas été respectées, la cour de révision « doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker » (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, au paragraphe 54 [Chemin de fer Canadien Pacifique], s’appuyant sur l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux pages 837 à 841; Khosa, au paragraphe 43). Il est établi que, ce faisant, la cour de révision applique la norme de la décision correcte. La question de savoir s’il est même utile de parler d’une norme de contrôle appliquée aux questions d’équité procédurale fait l’objet d’un certain débat, surtout lorsque la question n’a pas été traitée par le premier décideur (voir Chemin de fer Canadien Pacifique, au paragraphe 54). Dans la mesure où elle est utile, l’application de la norme de la décision correcte signifie que la cour de révision ne fera pas preuve de déférence envers la procédure adoptée par le décideur; elle déterminera plutôt si la procédure était équitable ou non en tenant compte de toutes les circonstances, notamment du cadre législatif, de la nature des droits fondamentaux en cause et des conséquences de la décision pour le demandeur. En fin de compte, un choix procédural qui a rendu la procédure inéquitable pourrait bien être considéré à la fois comme incorrect et déraisonnable.

IV.  ANALYSE

A.  Retard dans la tenue d’une audience

[14]  Le demandeur a présenté sa demande d’asile le 14 septembre 2011, à son arrivée à la frontière canado‑américaine, à Fort Erie. Sa demande a immédiatement été jugée recevable et a été déférée à la CISR, et ce, malgré le fait qu’il venait des États-Unis, parce qu’il avait des membres de la famille prêts à aider au Canada (son frère et son fils). Le demandeur a présenté son FRP à la CISR le 6 octobre 2011. Son audience devant la SPR n’a eu lieu que six ans plus tard, soit le 22 novembre 2017, et la décision de rejeter la demande a été rendue quatre mois plus tard.

[15]  Je ne dispose d’aucun élément de preuve expliquant pourquoi il a fallu autant de temps pour que la demande d’asile du demandeur soit entendue par la SPR. Toutefois, il est incontestable qu’il y avait à l’époque un arriéré important dans le traitement des demandes d’asile et que la demande du demandeur a été traitée comme une « ancienne » demande. En effet, des changements importants ont été apportés au processus d’octroi de l’asile en décembre 2012. Les demandes présentées avant cette date ont été traitées dans le cadre d’un certain volet, tandis que les demandes présentées après cette date ont été traitées dans le cadre d’un autre volet. Il est également incontestable que les anciennes demandes progressaient généralement plus lentement dans le processus d’octroi de l’asile que les demandes présentées après décembre 2012.

[16]  Le demandeur soutient que son droit à l’équité procédurale a été violé parce que [traduction] « le délai de six ans écoulé entre le moment où il a présenté sa demande d’asile et le moment où s’est tenue son audience était excessif, et a considérablement compromis toute possibilité qu’il ait pu avoir de présenter sa cause équitablement » (exposé des arguments du demandeur, au paragraphe 74). Plus particulièrement, il soutient que son dossier reposait sur sa crédibilité, et qu’il n’a pas été en mesure de présenter sa cause efficacement parce qu’il avait oublié certains détails au fil du temps. Cet argument a été formulé uniquement sous l’angle des exigences de la common law en matière d’équité procédurale; aucune question relevant de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte) n’a été soulevée.

[17]  En grande partie pour les motifs invoqués par le défendeur, je conclus que cet argument est sans fondement.

[18]  Premièrement, cette question a été soulevée pour la première fois dans le cadre du contrôle judiciaire. Le demandeur n’a pas présenté de preuve, que ce soit lors de l’audience initiale ou sous forme de nouveaux éléments de preuve à l’appui de la présente demande, démontrant qu’il a effectivement oublié certains événements pertinents en raison du temps écoulé. Les déclarations générales et non étayées par des éléments de preuve de son avocate, selon lesquelles avec le temps, les souvenirs s’estompent, les détails deviennent flous et les dates s’embrouillent, ne suffisent pas à établir la violation de l’équité procédurale alléguée par le demandeur.

[19]  Deuxièmement, en tout état de cause, la seule mesure de réparation que le demandeur sollicite dans la présente demande est l’annulation de la décision et le renvoi de l’affaire à la SPR pour un nouvel examen. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’il est difficile de concilier cette mesure de réparation avec la plainte selon laquelle il a fallu trop de temps pour que la première audience ait lieu. Lorsque la deuxième audience aura lieu, il se sera évidemment écoulé encore plus de temps que pour la première audience. Cependant, il n’est peut‑être pas surprenant qu’aucune autre mesure de réparation ne soit demandée. Ce serait aller à l’encontre du but recherché que de demander une réparation équivalant à un sursis de la demande d’asile. Et la Cour n’a pas compétence pour accorder l’asile au demandeur, du moins en l’absence d’une demande de réparation en vertu du paragraphe 24(1) de la Charte (sur la viabilité juridique de laquelle je ne ferai aucun commentaire en l’espèce). Par ailleurs, le demandeur n’a fourni aucun motif pour justifier que soit prononcée une ordonnance enjoignant à la SPR de le déclarer réfugié au sens de la Convention, une forme de mesure de réparation qu’il n’a pas demandée de toute façon. Dans de telles circonstances, la plainte relative au retard semble être purement théorique.

[20]  Troisièmement, le demandeur soutient que la commissaire de la SPR aurait dû être plus attentive et sensible aux difficultés qu’il avait à exposer le fondement de sa demande en raison du temps écoulé lorsqu’elle a évalué sa crédibilité. Le demandeur soutient que la commissaire a tout au plus mentionné cette question pour la forme lorsqu’elle a déclaré qu’elle était « conscient[e] des nombreuses difficultés auxquelles font face les demandeurs d’asile pour établir leur demande d’asile » et qu’elle a reconnu que le demandeur « est au Canada depuis plus de cinq ans et [que], par conséquent, il est possible que sa mémoire des événements passés ne soit plus très claire ». Même en supposant, aux fins de l’argumentation, que la commissaire n’ait pas tenu compte de son propre avis, il s’agit d’une question qui concerne le caractère raisonnable de la décision, et non l’équité procédurale.

B.  Le caractère raisonnable des conclusions sur la crédibilité

[21]  Comme il est indiqué au paragraphe 9 ci-dessus, la commissaire de la SPR a présenté un certain nombre de motifs pour expliquer le rejet de la demande d’asile du demandeur. Plusieurs de ces motifs ont trait à la crédibilité du demandeur, crédibilité que la commissaire a jugée insuffisante. Aucun motif n’est directement lié à l’incident du 3 janvier 2011 et à ses conséquences. Bien que la commissaire mentionne cet incident au passage lorsqu’elle résume le contenu de l’exposé circonstancié du FRP du demandeur au début de ses motifs, elle ne formule aucune conclusion explicite à ce sujet dans les motifs. L’incident n’est plus jamais mentionné. Le demandeur soutient que la décision est déraisonnable parce que le défaut de la commissaire d’aborder cet incident ne nous donne absolument aucune indication sur la façon dont elle a traité une partie importante de la demande de protection.

[22]  Je conviens avec le demandeur qu’il s’agit d’une grave lacune dans les motifs. L’incident du 3 janvier 2011 n’était pas un événement périphérique. Comme le demandeur l’a affirmé dans sa demande initiale, c’est à ce moment‑là que ses problèmes au Sri Lanka ont commencé. Cet incident est la principale raison pour laquelle il cherche maintenant à obtenir une protection. Pourtant, la commissaire n’a tiré aucune conclusion explicite à cet égard.

[23]  Le défendeur soutient que le résultat démontre implicitement que la commissaire n’a pas conclu que la preuve du demandeur au sujet de l’incident était suffisante pour établir sa demande de protection selon l’article 96 ou l’article 97 de la LIPR. Il s’agit d’un fait incontestable. Le problème, c’est que nous ne savons pas pourquoi la commissaire en est arrivée à cette conclusion. Ses autres constatations n’ont pas permis de faire la lumière sur ce point. Bien que la commissaire ait formulé un certain nombre de conclusions négatives au sujet de la crédibilité du demandeur, aucune d’entre elles n’est directement liée à l’incident du 3 janvier 2011. La commissaire a tiré une conclusion défavorable du fait que le demandeur n’avait pas demandé l’asile lors de ses visites précédentes aux États-Unis. Ce défaut de demander l’asile pourrait permettre de déterminer de façon probante si le demandeur craignait avec raison d’être persécuté à ce moment‑là, mais il ne révèle rien au sujet de l’incident de janvier 2011, qui est survenu plus tard. Il en va de même en ce qui concerne la volonté du demandeur de retourner au Sri Lanka avant janvier 2011. La preuve incohérente du demandeur quant à la durée de ses séjours précédents aux États‑Unis et aux raisons pour lesquelles il y a séjourné n’a pas non plus de valeur probante directe pour l’incident de janvier 2011.

[24]  La commissaire a pu rejeter la demande malgré les éléments de preuve du demandeur à l’égard de l’incident de janvier 2011 pour diverses raisons. Était-ce parce que, compte tenu de toutes les autres préoccupations de la commissaire quant à la crédibilité du demandeur, elle n’était pas convaincue que l’incident s’était réellement produit? Était-ce parce qu’elle était convaincue que l’incident s’était produit, mais n’était pas persuadée qu’il s’agissait de persécution? Était‑ce parce qu’elle avait la conviction que le demandeur était en fait visé en raison de son origine ethnique à l’époque, mais que, compte tenu du temps écoulé depuis l’événement, rien ne permettait de conclure qu’il était toujours en danger pour un motif prévu dans la Convention? Était-ce parce que, même si elle était persuadée que l’événement s’était produit, elle n’était pas d’avis qu’il constituait un fondement suffisant pour conclure que le demandeur était une personne à protéger au sens de l’article 97 de la LIPR parce qu’il n’avait pas établi qu’il était toujours personnellement en danger?

[25]  On cherche dans les motifs des réponses à l’une ou l’autre de ces questions, en vain. Or, ces réponses sont importantes, non seulement parce qu’elles permettraient d’expliquer comment le résultat a été obtenu, mais aussi parce qu’elles ont des répercussions sur la question de savoir si la décision appartient « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Par exemple, la commissaire n’a pas effectué d’analyse distincte au regard de l’article 97 de la LIPR après avoir rejeté la demande fondée sur l’article 96. Si la commissaire n’était pas convaincue que l’incident de janvier 2011 s’était produit, il n’y avait sans doute pas lieu d’effectuer une analyse distincte au regard de l’article 97, compte tenu de ses autres conclusions. Par contre, si la commissaire a plutôt conclu que le demandeur n’avait simplement pas réussi à établir un lien entre l’incident de janvier 2011 et un motif énoncé dans la Convention, il se peut que le demandeur ait quand même été visé par l’un des motifs de protection prévus à l’article 97. Une analyse distincte au regard de l’article 97 n’est pas toujours nécessaire, mais la question de savoir si une telle analyse s’impose dans une affaire donnée dépend des circonstances de cette affaire et des conclusions particulières du décideur (Kandiah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CF 181, aux paragraphes 11 à 19; Kaur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1379, aux paragraphes 50 et 51). En l’absence de conclusions concernant l’incident de janvier 2011, il est impossible de dire si une analyse distincte au regard de l’article 97 de la LIPR était nécessaire ou non en l’espèce.

[26]  Le défendeur soutient que, compte tenu des préoccupations générales de la commissaire à l’égard de la crédibilité du demandeur (préoccupations que le défendeur affirme être raisonnablement étayées par le dossier), il existait suffisamment de motifs pour amener la commissaire à douter que l’événement de janvier 2011 et ses conséquences se soient produits. Ces motifs, conjointement avec les conclusions expresses de la commissaire, expliqueraient le rejet de la demande au regard de l’article 96 et de l’article 97. Si la commissaire avait expliqué que c’est ainsi qu’elle avait traité l’incident de janvier 2011, le résultat de la présente demande aurait pu être différent. La difficulté que crée la position du défendeur est qu’il s’agit d’une invitation à spéculer sur ce que la commissaire de la SPR aurait pu conclure au sujet de l’incident de janvier 2011 lorsqu’elle a rejeté la demande du demandeur. Il s’agit d’une invitation que je ne peux accepter (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11, cité avec approbation dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, au paragraphe 28; Canadian Pacific Railway Company c Univar Canada Ltd., 2019 CAF 24, au paragraphe 66).

[27]  Lorsque, comme en l’espèce, le décideur a omis d'établir les liens nécessaires, des conclusions générales défavorables en matière de crédibilité ne peuvent à elles seules soutenir le résultat obtenu. Le rôle de la cour de révision n’est pas de réexaminer la preuve. Il incombe toutefois à la cour de révision de déterminer si la décision est justifiée, transparente et intelligible. En l’absence totale d’analyse de l’incident qui se trouve au centre du récit du demandeur, la décision est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité. Elle est déraisonnable et doit donc être écartée.

V.  CONCLUSION

[28]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SPR datée du 28 mars 2018 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

[29]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève pas.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-1832-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 28 mars 2018 de la Section de la protection des réfugiés est annulée, et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour d’avril 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1832-18

 

INTITULÉ :

KARUNARAJU KITTU RASIAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 OctobRE 2018

 

JUGeMENT et motifs :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

lE 5 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Cemone Morlese

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Maria Burgos

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grice and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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