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Date : 20190404


Dossier : T-1452-17

Référence : 2019 CF 403

Ottawa, (Ontario), le 4 avril 2019

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

GILLES DUNN

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision de la Section d’appel de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Section d’appel) du 9 février 2017, rejetant l’appel de M. Dunn et confirmant le refus de la Commission des libérations conditionnelles du Canada (la Commission) d’accorder une semi-liberté ou une libération conditionnelle totale à ce dernier.

[2]  Pour les motifs exposés ci-dessous, la Cour accueillera la demande de M. Dunn. En bref, la Cour est convaincue que la conclusion de la Section d’appel selon laquelle l’information en lien avec la disparition d’un individu « n’est pas parmi les facteurs déterminants » de la décision de la Commission est déraisonnable. Compte tenu des faits de la présente affaire, cette erreur est fatale, et la Cour n’a pas à examiner les autres motifs soulevés par M. Dunn.

II.  CONTEXTE

[3]  Le 30 janvier 1981, M. Dunn est condamné à une sentence à perpétuité avec possibilité de libération conditionnelle après dix ans, ayant été trouvé coupable de meurtre au deuxième degré. Le 16 mai 1990, il obtient une libération conditionnelle totale, mais le 20 septembre 2007, sa libération conditionnelle est suspendue et le 13 février 2008, elle est révoquée. Depuis 2008, la Commission refuse à M. Dunn ses demandes de semi-liberté et de libération conditionnelle totale.

[4]  Le 24 août 2016, une évaluation en vue d’une décision (EVD) est rédigée, laquelle (1) note que le refus de collaborer de M. Dunn demeure très préoccupant et rappelle que M. Dunn avait adopté le même comportement relativement au meurtre pour lequel il a été condamné, ce qui incite grandement à la prudence et soulève des inquiétudes importantes; (2) situe le risque de récidive violente à modéré-élevé ; et (3) conséquemment, ne recommande aucun type d’élargissement en collectivité.

[5]  Le 6 octobre 2016, la Commission refuse la demande de semi-liberté et de libération conditionnelle totale de M. Dunn. La Commission consigne notamment le refus de M. Dunn de collaborer à une enquête policière sur la disparition d’un homme (page 3 au para 7; page 5 au para 4; page 6 au para 1). Elle évalue le risque de récidive violente de M. Dunn à « modéré à élevé », en s’appuyant sur l’ensemble des échelles actuarielles et outils reconnus.

[6]  Le 15 décembre 2016, M. Dunn interjette appel de la décision de la Commission auprès de la Section d’appel. M. Dunn plaide de façon générale que la Commission s’appuie sur plusieurs faits erronés, qu’elle n’a pas respecté les principes de justice fondamentale et qu’elle a commis des erreurs de droit.

[7]  De façon plus particulière, M. Dunn soutient que la Commission, en mentionnant son refus de collaborer, (1) ne s’est pas assurée que les renseignements sur lesquels elle se fonde pour agir sont sûrs et convaincants, tel que l’exige l’arrêt Mooring c Canada (Commission nationale des libérations conditionnelles), [1996] 1 RCS 75; (2) a manqué à son obligation d’agir équitablement; et (3) va totalement à l’encontre de ses droits. De plus, il soutient qu’il a toujours nié son implication dans la disparition de l’individu, qu’il n’a aucune obligation légale de collaborer à l’enquête et qu’il ignore la réponse aux questions que les autorités lui posent à ce sujet.

[8]  Le 9 février 2017, la Section d’appel rejette l’appel de M. Dunn et confirme la décision de la Commission. Cette décision est celle visée dans la présente demande.

[9]  En lien avec le poids que la Commission accorde au refus de collaborer, la Section d’appel souligne d’abord que la Commission a noté les préoccupations de l’équipe de gestion de cas (ÉGC) quant au refus de M. Dunn de répondre aux questions concernant un individu disparu et note que cette information est incluse dans la décision de la Commission, mais qu’elle n’est pas « parmi les facteurs déterminants ». La Section d’appel note que les motifs écrits de la Commission indiquent que les facteurs déterminants sont plutôt que (1) M. Dunn s’entête à nier, minimiser et/ou rationaliser sa culpabilité, à repousser toute intervention et tout travail introspectif et à maintenir sa rigidité de pensée; (2) il n’a démontré aucun changement observable et mesurable suffisant pour réduire son risque de récidive violent évalué à modéré-élevé; (3) son plan de sortie était prématuré et ne tenait pas compte des besoins d’amélioration exigés; et (4) il refuse de collaborer avec son ÉGC.

[10]  En lien avec le risque de récidive, la Section d’appel détermine qu’il n’est pas déraisonnable pour la Commission de conclure que M. Dunn n’a démontré aucun changement pour réduire son risque de récidive violent et modéré-élevé, puisqu’il n’a complété aucun programme  et n’a bénéficié d’aucune intervention depuis son incarcération en 2008 (page 4 au dernier paragraphe).

III.  POSITION DES PARTIES

A.  Position du demandeur

[11]  Au soutien de sa demande, M. Dunn dépose son propre affidavit, signé le 8 novembre 2017 et accompagné de quinze pièces.

[12]  En lien avec la norme de contrôle, M. Dunn a confirmé, lors l’audience, que la décision de la Section d’appel doit être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable (Dunsmuir c New-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[13]  M. Dunn soutient que la décision de la Section d’appel de confirmer la décision de la Commission est déraisonnable, vu le poids qu’accorde la Commission à son refus de collaborer et l’évaluation erronée de son risque de récidive.

[14]  En lien avec son premier argument, M. Dunn plaide que la Section d’appel s’est trompée puisque son refus de collaborer constitue un facteur déterminant dans la décision de la Commission, considérant que (1) sa libération conditionnelle totale a été révoquée pour ce motif; (2) la Commission y fait référence dans ses décisions de 2009, 2011, 2012, 2014 et 2016; (3) il a été questionné à ce sujet lors de l’audience devant la Commission; et (4) il est interrogé à ce sujet à chaque suivi personnalisé avec les intervenants. Il ajoute que la Commission ne peut inférer son implication dans la disparition de l’individu de son refus de collaborer à l’enquête (R c Noble, [1997] 1 RCS 874 aux para 53, 72, 76, 84–85). La Commission écrit « vous êtes considéré comme un témoin principal dans la disparition d’une personne [...] Cependant, vous refusez toujours de collaborer avec les forces policières » (page 3 au para 7); « vous persistiez à nier votre implication dans [...] la disparition d’un individu » (page 5 au para 4); « Le fait que vous soyez toujours considéré comme un témoin important dans la disparition d’un individu et votre refus de collaborer avec les forces de l’ordre préoccupe [sic] votre ÉGC » (page 6 au para 1).

[15]  M. Dunn fait valoir qu’en accordant une importance indue à cette information, la Commission porte atteinte à son droit au silence, protégé par l’article 7 de la Charte (R c Hebert, [1990] 2 RCS 151) et, puisqu’il demeure détenu en raison de cette information, il subit une peine cruelle et inusitée, en violation de l’article 12 de la Charte (Steele c Établissement Mountain, [1990] 2 RCS 1385 aux pp 1397 et 1416).

[16]  En lien avec son deuxième argument, M. Dunn soutient que la Commission a mal évalué son risque de récidive et que la Section d’appel a erré en ne concluant pas que cette évaluation était déraisonnable. M. Dunn souligne que la Commission doit tenir compte de cinq critères du Manuel des politiques décisionnelles à l’intention des commissaires, section 2.1 [Manuel des politiques] dans l’évaluation du risque, soit (1) les mesures actuarielles du risque de récidive, (2) les antécédents criminels, sociaux et de mise en liberté sous condition, (3) les facteurs influant sur la maîtrise de soi, (4) la réceptivité aux programmes et aux interventions et (5) le comportement en établissement et dans la collectivité.

B.  Position du défendeur

[17]  À titre de preuve, le défendeur s’appuie sur les documents transmis par la Commission.

[18]  Le défendeur plaide que tant la décision de la Section d’appel que celle de la Commission sont raisonnables et que la Cour ne devrait pas intervenir.

[19]  Au titre de la norme de contrôle, le défendeur fait valoir qu’en matière de libération conditionnelle, bien que la décision sous contrôle soit celle de la Section d’appel, la Cour doit également évaluer la légalité de la décision de la Commission (Cartier c Canada (Procureur général), 2002 CAF 384 au para 10 [Cartier]; Collins c Canada (Procureur général), 2014 CF 439 au para 36). Le défendeur soutient que la norme de la décision raisonnable s’applique aux questions relatives à la libération conditionnelle (Prevost c Canada (Procureur général), 2015 CF 702 au para 36 [Prevost]).

[20]  Au titre du droit applicable, le défendeur rappelle que la protection de la société est le critère prépondérant dans une autorisation de libération conditionnelle (article 100.1 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, ch 20 [la Loi]; Prevost aux para 43–44).

[21]  En réponse à l’argument du demandeur que la Commission a accordé une importance disproportionnée à l’information policière selon laquelle il serait un témoin dans la disparition d’un individu et refuserait de collaborer, le défendeur fait valoir que cet argument est non fondé. En effet, il est raisonnable pour la Section d’appel de déterminer que cette information ne constitue qu’un des nombreux facteurs sur lesquels s’est basée la Commission pour rendre sa décision. De plus, la présomption d’innocence ne s’applique pas et c’est au demandeur de prouver son innocence (Jaser c Canada (Procureur général), 2015 CF 4 aux para 50–53). Au surplus, il est loisible à la Commission de considérer le refus de collaborer, puisque le demandeur avait adopté le même comportement face au meurtre pour lequel il avait été condamné en 1981 (Rudnicki c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1321 au para 37). Il n’y a donc aucune violation de l’article 7 de la Charte. Le défendeur ne répond pas à l’argument sur l’article 12.

[22]  Le défendeur soutient que la Commission a tenu compte de nombreux facteurs depuis les événements à l’origine de la révocation de la liberté de M. Dunn. Au surplus, la Cour a déjà déterminé qu’il était raisonnable de conclure à un risque inacceptable de récidive à la lumière d’événements datant de plus de cinquante ans (Fairfield c Canada (Commission des libérations conditionnelles), 2017 CF 836 aux para 53–57).

[23]  En réponse aux autres arguments du demandeur concernant l’évaluation du risque de récidive, le défendeur soutient qu’il s’agit d’une requête envers la Cour de réévaluer la force probante de chaque élément, ce qui n’est pas son rôle (Collins c Canada (Procureur général), 2014 CF 439 au para 48; Larrivée c Canada (Procureur général), 2018 CF 539 au para 26). De plus, la Cour doit déterminer le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble, et non s’attarder sur une « analyse microscopique des termes utilisés » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), [2011] 3 RCS 708 au para 12; Barrett c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 1030 au para 54 [Barrett]).

IV.  DISCUSSION

A.  Norme de contrôle

[24]  En matière de libération conditionnelle, l’expertise de la Commission et de la Section d’appel justifie le recours à la norme de la décision raisonnable pour contrôler leurs décisions (Elliott c Canada (Procureur général), 2018 CF 673 aux para 13–15; Barrett au para 24). Par conséquent, leurs décisions commandent la déférence de la Cour (Elliott au para 14).

[25]  Ainsi, la Cour devra déterminer si la décision est justifiée, transparente et intelligible et si elle fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

B.  Questions en litige

[26]  Selon les représentations des parties et les faits en cause, la Cour doit déterminer (1) s’il est raisonnable pour la Section d’appel de conclure que le refus de collaborer n’est pas parmi les facteurs déterminants de la décision de la Commission; (2) si elle peut se prononcer sur les arguments en lien avec la Charte; et (3) si la conclusion sur le risque de récidive de M. Dunn avant l’expiration de sa peine est raisonnable.

[27]  Cependant, un seul motif permet de disposer de la présente affaire.

C.  La conclusion de la Section d’appel est déraisonnable

[28]  En effet, il parait clair que le refus de M. Dunn de répondre aux questions concernant un individu disparu est un des facteurs déterminants de la décision de la Commission de lui refuser sa libération. Il ne s’agit pas là du seul facteur, mais certainement d’un facteur déterminant.

[29]  En effet, et tel que l’a souligné le M. Dunn, (1) sa libération conditionnelle totale a été révoquée pour ce motif; (2) la Commission y fait référence dans ses décisions de 2009, 2011, 2012, 2014; (3) il a été questionné à ce sujet lors de l’audience devant la Commission; (4) il est interrogé à ce sujet à chaque suivi personnalisé avec les intervenants; (5) l’EVD du mois d’août 2016 le mentionne au deuxième paragraphe de la page 3 et au troisième paragraphe de la page 9; et (6) la décision de la Commission du 6 octobre 2016 en traite également (page 3 au para 7; page 5 au para 4; page 6 au para 1).

[30]  Ainsi, en concluant erronément que ce facteur n’était pas parmi les facteurs déterminants pour la Commission, la Section d’appel a erré et a de plus évité d’en analyser l’impact et d’analyser l’argument de M. Dunn qui y était lié. Compte tenu des faits, la Cour est convaincue que la conclusion de la Section d’appel est déraisonnable puisqu’elle ne fait pas partie des issues possibles.

[31]  Le dossier sera retourné à la Section d’appel pour une nouvelle détermination en tenant compte des présents motifs.


JUGEMENT au dossier T-1452-17

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie;

  2. Le dossier est retourné à la Section d’appel pour une nouvelle détermination;

  3. Les dépens sont accordés en faveur du demandeur.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1452-17

INTITULÉ :

GILLES DUNN C. PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL, qUÉBEC

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 MARS 2019

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

LE 4 AVRIL 2019

COMPARUTIONS :

Me Marie-Claude Lacroix

Pour le demandeur

Me Simone Truong

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Simao Lacroix SENCRL

Montréal (Québec)

Pour le demandeur

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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