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Date : 20190204


Dossier : T‑913‑17

Référence : 2019 CF 142

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 4 février 2019

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

intimée /

défenderesse reconventionnelle

et

BNSF RAILWAY COMPANY

requérante /

demanderesse reconventionnelle

et

LE COMMISSAIRE AUX BREVETS ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

mis en cause

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  BNSF Railway Company [BNSF] demande une ordonnance enjoignant au commissaire aux brevets [le commissaire] de ne pas poursuivre les demandes de brevets canadiens nos 3 004 843 et 3 004 874 [respectivement, les demandes 843 et 874 et, ensemble, les demandes complémentaires] ni toute autre demande complémentaire déposée avec celles‑ci ou en découlant, et de ne pas délivrer les brevets demandés, jusqu’à ce que la Cour se prononce sur la validité des brevets connexes qui sont antérieurs aux demandes complémentaires.

II.  Les faits

[2]  La Compagnie des chemins de fer nationaux [le CN] et BNSF sont des entreprises concurrentes dans le secteur nord‑américain du transport ferroviaire de marchandises.

[3]  En juin 2017, le CN a intenté l’action à l’origine du présent dossier, dans laquelle il allègue la contrefaçon par BNSF des brevets canadiens nos 2 922 551 et 2 880 372. Il a par la suite modifié sa déclaration afin d’y inclure le brevet canadien no 2 958 024 [collectivement, les brevets confirmés]. Ces brevets portent de manière générale sur un système permettant la réalisation d’une transaction en ligne pour un service d’expédition ferroviaire.

[4]  En août 2018, BNSF a déposé une défense et une demande reconventionnelle, Elle y allègue que le CN s’était livré à une pratique de dépôt de demandes complémentaires abusive et que les brevets revendiqués étaient invalides en raison d’évidence ou d’absence de nouveauté.

[5]  Les demandes complémentaires sont liées aux brevets confirmés par l’entremise d’un autre brevet complémentaire, le brevet canadien n2 969 278, lequel n’est ni l’objet de la présente instance ni en cause devant le commissaire. Les demandes 843 et 874 ont été acceptées respectivement le 15 octobre 2018 et le 21 juin 2018.

[6]  Le 18 septembre 2018, le CN a produit volontairement un dossier d’information concernant les demandes complémentaires, dans lequel il énumérait plusieurs références et antériorités, y compris la défense et la demande reconventionnelle de BNSF dans le présent dossier.

[7]  Quelques jours plus tard, le CN a déposé sa réponse, mais il s’est finalement désisté complètement de son action, sous réserve de ses droits. BNSF a toutefois confirmé son intention de poursuivre sa demande reconventionnelle.

[8]  Le 14 novembre 2018, BNSF a écrit une lettre au commissaire pour lui demander de suspendre ou de reporter la délivrance des brevets relatifs aux demandes complémentaires jusqu’à ce que la Cour rende sa décision définitive dans le présent dossier. Le commissaire n’a pas accordé la suspension demandée; il a plutôt traité la lettre de BNSF comme s’il s’agissait d’une protestation aux termes de l’article 10 des Règles sur les brevets, DORS/96‑423.

III.  Les questions en litige

[9]  BNSF soulève les questions de fond suivantes :

  1. La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour suspendre la poursuite des demandes complémentaires, le dépôt de toute demande complémentaire subséquente ou, subsidiairement, la délivrance des brevets relatifs à ces demandes?

  2. Si la Cour répond par l’affirmative à la question (A), devrait‑elle suspendre la poursuite des demandes complémentaires, le dépôt de toute demande complémentaire ou, subsidiairement, la délivrance des brevets relatifs à ces demandes, jusqu’à ce que soit rendue une décision à l’égard des questions que soulève BNSF dans sa défense et sa demande reconventionnelle en l’espèce?

IV.  Analyse

La question préliminaire concernant l’ajout du commissaire aux brevets et du procureur général du Canada à titre de mis en cause pour les besoins de la présente requête

[10]  BNSF soutient que le commissaire et le procureur général du Canada doivent être ajoutés comme parties au présent dossier, autrement il pourrait subsister un doute quant à savoir s’ils seraient liés par une ordonnance de la Cour.

[11]  D’abord, en règle générale, un tribunal ne peut rendre une ordonnance à l’encontre d’une personne qui n’est pas partie à l’instance.

[12]  Cela dit, le critère permettant d’établir si une personne ou une entité doit être ajoutée à titre de mise en cause à l’instance est prévu à l’alinéa 104(1)b) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106. La Cour peut à tout moment ajouter une personne à titre de mise en cause à l’instance si cette personne aurait dû initialement être constituée comme partie ou si sa présence devant la Cour est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement des questions en litige.

[13]  Il faut examiner les questions soulevées dans le cadre du présent litige pour établir si la présence d’une tierce partie est nécessaire pour assurer une instruction complète et le règlement de l’affaire.

[14]  Pour les motifs exposés plus en détail ci‑après, et étant donné que la question de la nécessité de constituer le commissaire comme partie à la présente affaire et celle de la compétence de la Cour pour ordonner la suspension des procédures relevant du commissaire sont des questions interdépendantes, je suis d’avis que la présence du commissaire et du procureur général du Canada est nécessaire pour les besoins de la présente requête.

[15]  Toutefois, la présence du commissaire et du procureur général du Canada n’est pas nécessaire pour résoudre les questions de fond en l’espèce, c’est‑à‑dire savoir si le CN s’est livré ou se livre à une pratique de dépôt de demandes complémentaires abusive et si les brevets confirmés sont invalides. Le commissaire n’est pas saisi de ces questions et la décision de la Cour en l’espèce n’aura pas une incidence définitive sur les brevets nouveaux et distincts qu’il délivrera. Inversement, l’acceptation des demandes complémentaires ou la délivrance des brevets y afférents par le commissaire n’aura pas d’incidence sur le résultat en l’espèce.

[16]  Par conséquent, le commissaire et le procureur général du Canada seront constitués comme parties à l’instance seulement pour les besoins de la présente requête.

A.  La Cour fédérale a‑t‑elle compétence pour suspendre la poursuite des demandes complémentaires, le dépôt de toute demande complémentaire subséquente ou, subsidiairement, la délivrance des brevets relatifs à ces demandes?

[17]  Le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la Loi], octroie à la Cour d’appel fédérale et à la Cour fédérale la compétence pour ordonner la suspension des procédures « dans toute affaire » au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal ou lorsqu’il en va de l’intérêt de la justice. BNSF fait valoir que ce pouvoir ne vise pas seulement les procédures en instance devant la Cour d’appel fédérale ou devant la Cour fédérale (Yri‑York Ltd c Canada (Procureur général), [1988] ACF no 17 (CA) (QL), au paragraphe 18; Banque royale du Canada c Banque canadienne impériale de commerce, [1994] ACF no 1341 (1re inst.) (QL), au paragraphe 16; Cie des chemins de fer nationaux du Canada c BNSF Railway Co, 2016 CAF 284, aux paragraphes 8‑9; Prenbec Equipment Inc c Timberblade Inc, 2010 CF 23, au paragraphe 25).

[18]  Avec égards, comme je l’ai mentionné aux parties lors de l’audience relative à la présente requête, je ne crois pas que l’intention du législateur, en édictant l’article 50 de la Loi, était d’accorder à la Cour d’appel fédérale et à la Cour fédérale des pouvoirs à l’égard de procédures devant les offices fédéraux au‑delà de ceux qui leur sont déjà conférés par l’alinéa 18(1)a) (recours extraordinaires : offices fédéraux) et par l’article 18.2 (mesures provisoires) de la Loi et qui ne peuvent être exercés que dans le cadre de demandes de contrôle judiciaire. Voici quelques raisons pour lesquelles je crois que le pouvoir d’ordonner la suspension des procédures prévu à l’article 50 doit se limiter aux procédures en instance devant la Cour, lorsque celle‑ci est saisie à bon droit d’une affaire qui relève de sa compétence :

  La Cour d’appel fédérale et la Cour fédérale ont conclu que l’article 50 leur permet de suspendre des procédures en instance devant un office fédéral, étant donné que cet article ne limite pas ce pouvoir aux procédures « devant la Cour ». Avec égards, puisque la Cour est une cour créée par la loi, un silence dans la loi ne doit pas être interprété comme une attribution spécifique de compétence.

  L’article 50 ne se trouve pas sous la rubrique intitulée Compétence de la Cour fédérale (articles 17 à 26), mais bien sous celle intitulée Procédure (articles 45 à 51). Toutes les dispositions sous cette dernière rubrique sont de nature procédurale, et aucune d’entre elles ne devrait être interprétée comme attribuant à la Cour une compétence matérielle.

  L’expression « dans toute affaire » qui se trouve à l’alinéa 50(1)b), et qui, allègue‑t‑on, est de portée assez générale pour englober les procédures en instance devant les offices fédéraux, est également employée au paragraphe 50(2) de la Loi. Or, on ne saurait prétendre que l’emploi de la même expression au paragraphe 50(2) attribue à la Cour fédérale la compétence pour suspendre des procédures en instance devant une cour supérieure provinciale ayant compétence concurrente à l’égard de demandes contre la Couronne.

[19]  De plus, comme l’a expliqué le juge Stratas dans l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, au paragraphe 14, lorsqu’« une partie demande la suspension des procédures d’un décideur administratif, elle demande en réalité un bref de prohibition à l’égard de ces procédures ». À mon avis, invoquer l’alinéa 50(1)b) pour suspendre des procédures en instance devant un office fédéral est non seulement inapproprié, mais également inutile, car il s’agit d’un pouvoir prévu à l’alinéa 18(1)a) de la Loi. Ce pouvoir doit simplement être exercé dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire.

[20]  Cela étant dit, je reconnais que je suis lié par les décisions de la Cour d’appel fédérale sur cette question, notamment par l’arrêt Cie des chemins de fer nationaux du Canada, précité, où le juge Stratas énonce sans détour ce qui suit :

[8]  L’article 50 de la Loi sur les Cours fédérales énonce les circonstances dans lesquelles la Cour peut suspendre les procédures dans une affaire. La disposition pertinente en l’espèce est l’alinéa 50(1)b), qui autorise la Cour à suspendre les « procédures dans toute affaire [...] lorsque, pour quelque autre raison, l’intérêt de la justice l’exige ». À mon avis, le libellé de cet alinéa, si on l’interprète littéralement, est suffisamment large pour viser la suspension de procédures administratives.

[9]  D’autres articles de la Loi sur les Cours fédérales, de même que ses objectifs généraux, appuient cette interprétation littérale. La Loi confère aux Cours fédérales de larges pouvoirs de contrôle des actions des offices fédéraux : Canada (Commission des droits de la personne) c. Canadian Liberty Net, [1998] 1 R.C.S. 626; Canada (Revenu national) c. Compagnie d’assurance‑vie RBC, 2013 CAF 50. La cour investie d’un pouvoir de contrôle doit recourir à l’occasion au pouvoir de suspendre des procédures administratives pour s’acquitter de son mandat. C’est précisément ce pouvoir de suspension qui est énoncé à l’alinéa 50(1)b).

[21]  Il y a autre chose aussi. Selon moi, invoquer l’alinéa 50(1)b) pour suspendre des procédures en instance devant un office fédéral fait naître une difficulté supplémentaire : celle de savoir quel critère appliquer. Faut‑il recourir au critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR—MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, lequel a été appliqué relativement à l’exercice du pouvoir prévu à l’article 18.2 de la Loi? Ou faut‑il plutôt employer le critère large de « l’intérêt de la justice » prévu à l’alinéa 50(1)b) de la Loi, lequel est invoqué relativement à la suspension des procédures devant la Cour (lorsqu’elle est saisie à bon droit d’une affaire qui relève de sa compétence), au regard des critères que la Cour a énoncés dans la décision White c EBF Manufacturing Ltd, 2001 CFPI 713?

[22]  BNSF soutient que le critère suivant devrait s’appliquer :

a) La poursuite de l’action causerait‑elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) à la partie requérante?

b) La suspension créerait‑elle une injustice envers la partie intimée?

[23]  BNSF ajoute que la Cour peut aussi tenir compte de plusieurs autres facteurs, dont la question de savoir si l’une des instances est plus générale que l’autre, ainsi que celle de savoir s’il existe une possibilité de conclusions contradictoires (White, précité, au paragraphe 5) :

1. La poursuite de l’action causerait‑elle un préjudice ou une injustice (non seulement des inconvénients et des frais additionnels) au défendeur ?

2. La suspension créerait‑elle une injustice envers le demandeur?

3. Il incombe à la partie qui demande la suspension d’établir que ces deux conditions sont réunies.

4. L’octroi ou le refus de la suspension relèvent de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du juge.

5. Le pouvoir d’accorder une suspension peut seulement être exercé avec modération et dans les cas les plus évidents.

6. Les faits allégués, les questions de droit soulevées et la réparation demandée sont‑ils les mêmes dans les deux actions?

7. Quelles sont les possibilités que les deux tribunaux tirent des conclusions contradictoires?

8. À moins qu’il y ait un risque que deux tribunaux différents rendent prochainement une décision sur la même question, la Cour devrait répugner fortement à limiter le droit d’accès d’une partie en litige à un autre tribunal.

9. La priorité ne doit pas nécessairement être accordée à la première instance par rapport à la deuxième ou vice versa.

[24]  Le CN propose plutôt d’appliquer le critère à trois volets énoncé dans l’arrêt RJR—MacDonald :

a) Il existe une question sérieuse à juger.

b) Le demandeur subirait un préjudice irréparable si sa demande était rejetée.

c) La prépondérance des inconvénients est en faveur du demandeur.

[25]  Le critère à trois volets de l’arrêt RJR—MacDonald s’applique lorsqu’une partie tente d’obtenir un redressement par voie d’injonction interlocutoire, tandis que les facteurs énoncés dans la décision White concernent le cas des procédures connexes qui sont intentées devant des tribunaux distincts (Tractor Supply Co of Texas, LP c TSC Stores LP, 2010 CF 883 (conf. par 2011 CAF 46), aux paragraphes 19‑20 et 23‑24).

[26]  Bien que le juge Stratas ait affirmé, dans une remarque incidente, que le critère de l’arrêt RJR—MacDonald devrait être appliqué lorsque la Cour enjoint à un organisme de s’abstenir d’exercer sa compétence (Mylan Pharmaceuticals ULC c AstraZeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312, au paragraphe 5), la Cour a par ailleurs conclu qu’il n’existe pas de véritable différence entre les deux critères (Camso Inc c Soucy International Inc, 2016 CF 1116, aux paragraphes 45‑46 et 64). La Cour a aussi fait remarquer que, même si le critère de la décision White peut s’avérer plus approprié lorsqu’une partie demande la suspension d’une instance menée en parallèle à une autre, le résultat serait le même que l’on applique un critère ou l’autre (Tractor Supply Co of Texas, précité, aux paragraphes 29 et 47‑49).

[27]  J’admets qu’il existe un chevauchement considérable entre les éléments devant être examinés pour l’application des deux critères. D’une part, les facteurs énoncés dans la décision White répondent adéquatement à la question de savoir si une ordonnance de suspension d’instance devrait être rendue lorsqu’il s’agit de procédures connexes (Tractor Supply Co of Texas, précité, aux paragraphes 23‑24; Canada (Procureur général) c Premières nations de Cold Lake, 2015 CF 1197, au paragraphe 15; Dayton Boot Co Enterprises Ltd c Red Cat Ltd, 2017 CF 973, au paragraphe 11). D’autre part, la partie requérante en l’espèce demande une réparation très inhabituelle, laquelle, selon le juge Stratas dans l’arrêt Mylan Pharmaceuticals ULC, précité, au paragraphe 5, requiert qu’il soit satisfait à un critère rigoureux. Or, puisque les deux critères en question convergent vers le même résultat, il serait donc approprié d’appliquer l’un ou l’autre (ou les deux) ou encore d’utiliser le critère de la décision White pour orienter l’analyse fondée sur l’arrêt RJR—MacDonald.

[28]  Je conclus que le résultat en l’espèce serait le même, que l’on applique le critère de l’arrêt RJR—MacDonald ou celui de la décision White ou encore les deux.

B.  Si la Cour répond par l’affirmative à la question (A), devrait‑elle suspendre la poursuite des demandes complémentaires, le dépôt de toute demande complémentaire ou, subsidiairement, la délivrance des brevets relatifs à ces demandes, jusqu’à ce que soit rendue une décision à l’égard des questions que soulève BNSF dans sa défense et sa demande reconventionnelle en l’espèce?

[29]  Je chercherai d’abord à savoir si les questions de droit examinées et la réparation recherchée sont les mêmes devant le commissaire et en Cour fédérale. Il est difficile de concevoir qu’il puisse exister une question sérieuse justifiant la suspension des procédures devant un autre tribunal si les questions examinées et la réparation recherchée devant ce tribunal et devant la Cour ne sont pas identiques.

[30]  Devant la Cour, BNSF conteste la validité des brevets confirmés. Si elle obtient gain de cause, ces brevets seront déclarés invalides.

[31]  Devant le commissaire, la question est de savoir si les demandes complémentaires, qui sont liées aux brevets confirmés, devraient être acceptées et si les brevets demandés devaient être délivrés. Or, il s’avère que les demandes 843 et 874 ont déjà été acceptées le 15 octobre 2018 et le 21 juin 2018 respectivement.

[32]  Lorsqu’une demande a été jugée acceptable, la dernière exigence avant la délivrance du brevet est le paiement de la taxe finale dans la période de six mois suivant la date de l’avis d’acceptation (paragraphe 30(1) des Règles sur les brevets). Le Recueil des pratiques du Bureau des brevets prévoit qu’« [u]ne fois la demande acceptée, le processus de traitement de la demande par l’examinateur est officiellement terminé » (section 13.11) et que « [s]ur paiement de la taxe finale visée à la section 13.11, le Bureau des brevets traite la demande d’octroi de brevet et délivre généralement le brevet un mardi, environ six semaines après le paiement de la taxe finale » (section 13.13).

[33]  Selon le paragraphe 30(7) des Règles sur les brevets, l’acceptation peut seulement être retirée après l’envoi de l’avis d’acceptation et avant la délivrance du brevet si le commissaire a des motifs raisonnables de croire que la demande n’est pas conforme à la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P‑4, ou aux Règles sur les brevets.

[34]  En l’espèce, puisque l’avis d’acceptation des demandes 843 et 874 a été envoyé, le commissaire est tenu légalement a) de délivrer un brevet lorsque la taxe finale est payée ou b) de retirer l’avis d’acceptation s’il a des motifs raisonnables de le faire.

[35]  Il est donc fort évident que les questions de droit et la réparation recherchée devant le commissaire et devant la Cour fédérale sont distinctes.

[36]  L’acceptation des demandes complémentaires et la délivrance des brevets par le commissaire ne dépendent pas de la validité des brevets confirmés. Bien que les demandes 843 et 874 soient des demandes complémentaires rattachées aux brevets qui ont été délivrés, le paragraphe 36(4) de la Loi sur les brevets exige qu’elles soient traitées comme des demandes distinctes. De plus, les articles 28.2, 28.3 et 58 de la Loi sur les brevets exigent que les allégations d’invalidité ou de non‑brevetabilité en raison d’absence de nouveauté ou d’évidence soient examinées au cas par cas (Zero Spill Systems (Int’l) Inc c Heide, 2015 CAF 115, au paragraphe 85). En d’autres mots, même si certaines des revendications contenues dans les brevets confirmés (voire toutes) étaient jugées invalides en raison d’évidence ou d’absence de nouveauté, les revendications contenues dans les demandes 843 et 874 pourraient néanmoins être valides. En effet, il n’existe aucune possibilité de conclusions contradictoires, étant donné que les questions devant le commissaire et devant la Cour sont distinctes.

[37]  En l’espèce, la Cour n’a pas à se demander si les revendications contenues dans les demandes complémentaires constituent ou non un objet brevetable; elle ne pourrait être saisie de cette question que si les brevets avaient été délivrés et qu’une procédure d’invalidation avait été intentée au titre de l’article 60 de la Loi sur les brevets (Monsanto Co c Canada (Commissaire aux brevets), 1999 CanLII 8504 (CF 1re inst.), au paragraphe 30). Qui plus est, puisque la décision du commissaire de délivrer un avis d’acceptation n’est pas assujettie au contrôle judiciaire, sa décision de ne pas retirer un avis d’acceptation précédemment envoyé n’est pas, elle non plus, assujettie au contrôle par la Cour (Monsanto, précité, au paragraphe 27).

[38]  Je conclus que les questions soulevées et la réparation recherchée devant le commissaire et devant la Cour ne sont pas identiques et donc que le premier volet du critère de l’arrêt RJR—MacDonald n’est pas établi.

[39]  Je vais maintenant examiner si BNSF serait touchée dans l’éventualité où la Cour décidait de ne pas accorder la suspension des procédures, et la mesure dans laquelle elle le serait. Bien que toute personne puisse présenter une communication au commissaire dans l’intention déclarée ou apparente de protester contre la délivrance d’un brevet, la seule obligation qui incombe au commissaire à l’égard d’une telle communication est d’en accuser réception (article 10 des Règles sur les brevets). La poursuite d’une demande de brevet devant le commissaire constitue une procédure non judiciaire et non accusatoire. Les tierces parties n’y ont pas qualité pour agir et elles ne sont pas « directement touchées » par l’instance au sens juridique, mis à part l’incidence que celle‑ci peut avoir quant à leurs propres intérêts commerciaux à titre de concurrents (Monsanto, précité, au paragraphe 37). La seule personne directement touchée par la décision du commissaire de ne pas reprendre la poursuite des demandes complémentaires est la partie requérante, soit le CN (Pharmascience Inc c Canada (Commissaire aux brevets), [1998] ACF no 1735 (QL) (1re inst.), au paragraphe 9). Étant donné que BNSF n’est pas directement touchée par l’instance devant le commissaire, elle ne subirait ni injustice ni préjudice irréparable si l’instance suivait son cours. Par conséquent, j’en viens à la conclusion que les deuxième et troisième volets du critère de l’arrêt RJR—MacDonals ne sont pas satisfaits eux non plus.

[40]  Je dois ajouter que l’avocat de BNSF a avoué, lors de l’audience, que si le CN n’avait pas déposé la défense et la demande reconventionnelle de BNSF devant le commissaire, BNSF n’aurait pas demandé que soient suspendues la poursuite des demandes complémentaires et la délivrance des brevets demandés. L’avocat de BNSF a affirmé que le fait que le CN ait déposé la défense et la demande reconventionnelle de BNSF auprès du commissaire a suscité une [traduction« controverse » au sujet du traitement que réserverait la Cour à la demande reconventionnelle de BNSF. Or, non seulement l’avocat de BNSF est demeuré assez vague quant à la nature d’une telle controverse, mais l’avocat du CN a choisi de ne présenter à la Cour aucun argument que le commissaire sera réputé avoir examiné, puis il a rejeté les observations contenues dans la défense et la demande reconventionnelle de BNSF.

V.  Conclusion

[41]  BNSF ne satisfait pas au critère justifiant sa requête en suspension des procédures, que ce soit au regard du critère de la décision White ou de celui de l’arrêt RJR—MacDonald. Il n’existe aucune question sérieuse justifiant la suspension des procédures, puisque les questions et la réparation recherchée devant la Cour et devant le commissaire ne sont pas les mêmes. BNSF n’a pas démontré qu’elle subirait un préjudice si la procédure devant le commissaire n’était pas suspendue, mis à part l’incidence que celle‑ci pourrait avoir à l’égard de ses intérêts commerciaux advenant la délivrance d’un brevet à un concurrent. Enfin, BNSF n’a pas démontré que la prépondérance des inconvénients est favorable à sa cause. La requête de BNSF est donc rejetée.


ORDONNANCE dans T‑913‑17

LA COUR ORDONNE que :

  1. La requête de la partie requérante est rejetée.

  2. Pour les besoins de la présente requête, l’intitulé est modifié afin d’inclure le commissaire aux brevets ainsi que le procureur général du Canada à titre de mis en cause.

  3. Les dépens sont accordés en faveur de la partie intimée, mais seulement à la somme de 7 500 $.

 « Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 28e jour de mars 2019

Léandre Pelletier‑Pépin


COUR FÉDÉRALE 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 


DOSSIER :

T‑913‑17

INTITULÉ :

LA COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c BNSF RAILWAY COMPANY

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

le 16 janvier 2019

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

lA juge en chef adjointe GAGNé

DATE DES MOTIFS :

le 4 février 2019

COMPARUTIONS :

Bill Richardson

Kamleh Nicola

Mike Rubinger

POUR LA REQUÉRANTE /

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

François Guay

Jean‑Sébastien Dupont

POUR L’INTIMÉE /

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Sean Stynes

POUR LES MIS EN CAUSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Baker & McKenzie LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA REQUÉRANTE /

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

Smart & Biggar

Montréal (Québec)

POUR L’INTIMÉE /

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LES MIS EN CAUSE

 

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