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Date : 20190319


Dossier : IMM‑904‑18

Référence : 2019 CF 334

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 19 mars 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

QIHAO CHEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur, Qihao Chen, est citoyen de la République populaire de Chine. Il est né à Fuzhou dans la province de Fujian en mai 1989.

[2]  Le demandeur a quitté la Chine avec un visa d’étudiant des États‑Unis en décembre 2010. Il a étudié à l’Université d’État de Weber en Utah jusqu’en décembre 2014 où il a obtenu un baccalauréat ès arts en géographie.

[3]  Le 30 avril 2015, il a traversé la frontière canado‑américaine de façon irrégulière pour rencontrer une femme avec laquelle il avait fait connaissance en ligne. Celle‑ci était résidente permanente du Canada. Leur relation a pris fin en juin 2015, mais le demandeur est resté au Canada illégalement.

[4]  Il a été arrêté par les agents d’immigration canadiens en février 2017. Quelques mois plus tard, la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [la CISR] ordonnait sa mise en liberté sous condition.

[5]  Le demandeur a présenté une demande d’asile pendant qu’il était en détention dans les installations de l’immigration. Le fondement de sa demande d’asile est le fait qu’il est devenu chrétien pentecôtiste depuis son arrivée au Canada et que, à ce titre, il avait une crainte fondée de persécution en Chine. Il a reconnu qu’il n’était pas de confession chrétienne lorsqu’il demeurait en Chine et qu’il n’avait pas eu de démêlés avec les autorités chinoises à cette époque. Le demandeur affirme qu’il a commencé à fréquenter l’église Living Stone Assembly à Toronto en juillet 2015 et qu’il assiste régulièrement aux offices depuis lors.

[6]  Sa demande a été entendue par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la CISR le 2 mai 2017. À l’appui de sa demande, le demandeur a produit, en plus d’une preuve générale sur la situation dans le pays et d’un récit circonstancié qu’il a rédigé à la première personne, une lettre datée du 28 janvier 2017 provenant du révérend David Ko, pasteur de l’église Living Stone Assembly, ainsi qu’un affidavit souscrit par Hong Wu Li daté du 1er mai 2017. La lettre du révérend Ko parlait des croyances et des pratiques religieuses chrétiennes du demandeur et de la situation des chrétiens en Chine. L’affidavit de M. Li mentionne que le demandeur et lui avaient été amis en Chine et qu’ils avaient repris contact après l’arrivée du premier au Canada. M. Li avait lui‑même été accepté comme réfugié au Canada en 2008 en raison de la persécution qu’il subirait s’il retournait en Chine, en raison de sa religion. Il avait fréquenté en Chine une maison‑église dans laquelle il y avait eu une descente et il était recherché par les autorités chinoises. Il demeurait au Canada depuis 2007. C’est M. Li qui avait fait connaître l’église Living Stone Assembly au demandeur.

[7]  Pour des motifs datés du 24 mai 2017, la SPR a rejeté la demande d’asile. Le demandeur en a appelé devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. La SAR a rejeté l’appel, pour des motifs datés du 26 janvier 2018. Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

II.  LA DÉCISION DE LA SPR

[8]  La SPR a reconnu que le demandeur avait établi son identité comme citoyen de Chine. Elle a également conclu qu’il était un chrétien pentecôtiste pratiquant. Elle a toutefois jugé que le demandeur ne s’était pas acquitté de son obligation d’établir l’existence possibilité sérieuse de persécution pour un des motifs prévus à la Convention, ou de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’il serait personnellement exposé au risque d’être soumis à la torture ou à une menace à sa vie ou à un risque de traitement ou de peines cruels et inusités s’il retournait en Chine. Elle a conclu, par conséquent, que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au titre de l’article 96 de la LIPR, ni qu’il était une personne à protéger au titre de l’article 97 de cette même loi.

[9]  Les questions déterminantes pour la SPR étaient celles de la crédibilité de l’allégation du demandeur selon laquelle il craignait la persécution en Chine et du bien‑fondé de cette crainte. Pour ce qui est de l’allégation du demandeur selon laquelle il craint d’être persécuté, elle a jugé que le défaut du demandeur à demander l’asile au Canada pendant près de deux ans [traduction] « ne témoignait pas d’une authentique crainte subjective de retourner en Chine ». Quant à la question de savoir s’il y avait un fondement objectif à la crainte de persécution, la SPR a conclu, à la lumière de son évaluation des éléments de preuve dont elle disposait sur les conditions dans le pays, que, [traduction] « selon la prépondérance des probabilités, si le demandeur souhaitait continuer de pratiquer sa religion à son retour en Chine, il pourrait adhérer à beaucoup de congrégations sans éveiller l’intérêt des autorités ».

III.  LA DÉCISION DE LA SAR

[10]  Le demandeur a interjeté appel de la décision de la SPR auprès de la SAR. Il n’a pas demandé d’audience devant la SAR, mais a présenté de nouveaux éléments de preuve sous la forme d’une seconde lettre du révérend Ko datée du 11 juin 2017. Dans ses observations écrites, le demandeur a fait valoir qu’une intervention de la SAR était justifiée, parce que la SPR avait commis une erreur dans son appréciation de sa crédibilité et dans son évaluation des conditions actuelles en Chine pour les chrétiens.

[11]  En résumé, le révérend Ko disait ce qui suit dans sa lettre du 11 juin 2017 :

  • Le demandeur est demeuré membre actif de l’église Living Stone Assembly, église qu’il fréquente depuis maintenant presque deux ans.

  • Il existe une véritable liberté de culte au Canada, mais non en Chine.

  • Les chrétiens qui pratiquent en dehors des églises contrôlées par le gouvernement en Chine risquent d’être punis par les autorités chinoises.

  • Il y a eu une répression des maisons‑églises non autorisées [traduction] « ces quelques dernières années », à l’échelle de la Chine.

  • [traduction] « La situation des églises non autorisées et de leurs membres ne va pas en s’améliorant »

  • Pour des raisons de convictions religieuses, le demandeur ne fréquenterait pas une église contrôlée par le gouvernement en Chine; le révérend Ko appuie cette décision.

  • Si le demandeur retournait en Chine, il ne serait pas autorisé à rester en contact avec l’église Living Stone Assembly. Aux yeux du révérend Ko, ce serait là [traduction] « une autre violation du droit personnel [du demandeur] à la liberté de religion ».

[12]  La SAR n’a pas admis la lettre parce que, même si elle portait une date postérieure à l’audition de sa demande d’asile, les renseignements qu’elle renfermait n’avaient rien de nouveau. Elle a conclu que les renseignements contenus dans cette lettre n’étaient que le reflet de la preuve documentaire que le demandeur avait présentée à la SPR et des renseignements du cartable national de documentation (CND) dont disposait celle‑ci sur la Chine.

[13]  Quant aux motifs d’appel avancés par le demandeur, la SAR les a examinés selon une norme de la décision correcte, conformément aux directives données par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 [Huruglica], sauf pour les questions liées à la crédibilité du témoignage livré de vive voix. Sur ces questions, la commissaire a déclaré qu’elle appliquerait la norme de la décision raisonnable, là où la SPR jouissait d’un avantage certain sur la SAR.

[14]  Pour ce qui est de l’importance qu’avait attachée la SPR au retard qu’avait mis le demandeur à demander l’asile au Canada, la SAR a conclu que la SPR « n’a[vait] pas commis d’erreur en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que [le demandeur avait] attendu deux ans avant de demander l’asile au Canada ». Elle a insisté sur ce qui suit dans son appréciation de cette question :

  • Le demandeur savait, par l’entremise de ses amis et du pasteur de son église, que des chrétiens comme lui étaient persécutés en Chine.

  • Il séjournait au Canada illégalement et pouvait être arrêté et renvoyé en Chine à tout moment.

  • Un agent de voyages aux États‑Unis lui avait dit qu’il lui serait difficile d’obtenir un visa au Canada. Des amis et des coreligionnaires lui avaient indiqué qu’il ne pourrait pas demander l’asile au Canada s’il n’avait pas été persécuté en Chine. Il n’a pas cherché d’autres renseignements sur la façon de régulariser son statut au Canada avant d’être arrêté.

  • Compte tenu de l’éducation du demandeur et de sa situation personnelle, « il était raisonnable de s’attendre à ce qu’il ait la volonté et la capacité de se renseigner lui‑même sur les exigences relatives à l’obtention d’un visa et de l’asile au Canada, plutôt que de se fier uniquement aux conseils de personnes qui n’ont aucune expertise dans le domaine du droit de l’immigration et des réfugiés ». La commissaire de la SAR a dit souscrire à la conclusion de la SPR selon laquelle « l’explication fournie par [le demandeur] pour justifier son défaut d’obtenir des renseignements au‑delà de ce que lui ont dit ses amis et ses compagnons croyants [n’était] pas raisonnable ».

[15]  C’est pourquoi la SAR a conclu que la SPR « n’a[vait] pas commis d’erreur en rejetant son explication et en tirant une conclusion défavorable quant à la crédibilité du fait que [le demandeur avait] attendu deux ans avant de demander l’asile au Canada ».

[16]  Sur la question de savoir si la crainte de persécution en Chine du demandeur était objectivement fondée, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en concluant, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur pourrait observer les rites de son culte dans sa province d’origine du Fujian, qu’il pourrait fréquenter la congrégation chrétienne de son choix et que, même s’il devait être membre d’une église non autorisée, il n’était pas pour autant exposé à une possibilité sérieuse d’être persécuté. Pour tirer cette conclusion, la SAR s’est appuyée sur son appréciation des éléments de preuve concernant les conditions dans le pays dont elle disposait. Elle a tenu compte de la lettre du révérend Ko datée du 28 janvier 2017 qui affirmait simplement que les chrétiens étaient persécutés en Chine, mais en n’y accordant guère de poids, car elle était brève et ne traitait pas directement de la province de Fujian. De même, elle n’a guère attaché d’importance à l’affidavit de M. Li, parce que sa connaissance de la situation dans la province de Fujian était peu actuelle. La SAR a conclu que les formes de christianisme qui étaient en butte à la persécution en Chine étaient généralement désignées comme des [traduction] « sectes vouées au culte du mal », ce qui n’était pas le cas de la forme de christianisme que désirait pratiquer le demandeur. Elle a conclu que, selon la prépondérance des probabilités, un chrétien de confession protestante comme le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution dans la province de Fujian, et ce, même s’il devait fréquenter une église non sanctionnée par l’État.

IV.  LA NORME DE CONTRÔLE

[17]  Il est bien établi que la décision de la SAR, y compris ses conclusions en matière de crédibilité, doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable (Huruglica, au paragraphe 35; Murugesu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 819, au paragraphe 15; Majoros c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 667, au paragraphe 24). Cette norme vaut aussi pour l’évaluation faite par la SAR de l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve (Downer c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 45, au paragraphe 22; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96, au paragraphe 29 [Singh]).

[18]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, au paragraphe 18). La cour de révision examine la décision eu égard « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). « Les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision intervient seulement si ces critères ne sont pas respectés. Il n’entre pas dans les attributions de la cour de révision de soupeser à nouveau les éléments de preuve ni d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable  (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

V.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[19]  Le demandeur soulève trois questions dans sa demande :

[20]  Dans son mémoire des arguments, le demandeur contestait aussi la conclusion tirée par la SAR selon laquelle n’était pas véritablement chrétien pratiquant au Canada. Contrairement à ce que disent ses observations écrites, la SAR n’a pas tiré une telle conclusion, ce qui explique sans doute pourquoi ce point n’ait pas été soulevé dans les plaidoiries.

VI.  ANALYSE

A.  La SAR a‑t‑elle commis une erreur en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve?

[21]  L’admissibilité de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’un appel devant la SAR est régie par le paragraphe 110(4) de la LIPR :

110(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

110(4) On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[22]  La SAR doit appliquer ces critères au moment de juger si elle doit admettre ou non de nouveaux éléments de preuve (Singh, au paragraphe 63). Les facteurs énumérés dans l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, aux paragraphes 13 et 14 (crédibilité, pertinence, nouveauté et caractère substantiel) sont également applicables, quoiqu’ils doivent être adaptés au contexte d’un appel devant la SAR. Ainsi, le caractère substantiel doit s’apprécier à la lumière du mandat de la SAR, qui est d’intervenir pour corriger toute erreur de fait, de droit ou de fait et de droit (Singh, aux paragraphes 44 à 49). Dans un contrôle judiciaire, le rôle de la Cour consiste à établir si la décision de la SAR en ce qui a trait à l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve est raisonnable, et non si les nouveaux éléments de preuve sont admissibles.

[23]  Comme il a été indiqué, la nouvelle preuve en litige lors de l’appel du demandeur auprès de la SAR est la lettre du révérend Ko datée du 11 juin 2017. Selon moi, la SAR a commis une erreur en rejetant la lettre dans son intégralité, au motif que les renseignements qu’elle renfermait n’étaient pas nouveaux. Si le gros de la lettre ne faisait que reprendre les renseignements figurant déjà au dossier (d’où une conclusion raisonnable d’inadmissibilité), elle contenait en revanche une information véritablement nouvelle, à savoir que, le 11 juin 2017, le demandeur était toujours un membre actif de l’église Living Stone Assembly. Cette information était nouvelle, parce qu’elle se rapportait à des faits postérieurs à l’audition de la demande d’asile, qui s’était déroulée le 2 mai 2017. La SAR a commis une erreur à cet égard; toutefois, il s’agit d’une erreur sans importance, puisque l’information elle‑même ne se rapportait pas aux questions dont était saisie la Cour. Comme la Cour l’a mentionné ci‑dessus, la SPR avait constaté que le demandeur était véritablement un chrétien pratiquant au Canada et la SAR ne s’est pas opposée à cette conclusion.

B.  La conclusion de la SAR selon laquelle la SPR n’a pas commis une erreur en tirant une inférence défavorable concernant la crédibilité du demandeur en raison de son retard à demander l’asile est‑elle raisonnable?

[24]  Les principes directeurs concernant le retard à présenter une demande d’asile peuvent être résumés ainsi :

  • a) Un retard à faire une demande d’asile n’est pas déterminant; c’est un facteur dont le décideur peut tenir compte dans l’appréciation de la crédibilité de cette demande (Calderon Garcia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 412, aux paragraphes 19 et 20).

  • b) Un retard peut révéler en particulier une absence de crainte de persécution du demandeur d’asile dans le pays en question (Huerta c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 271 (CAF), 157 NR 225). En d’autres termes, un retard peut avoir un caractère probant quant à la crédibilité de l’affirmation faite par le demandeur d’asile selon laquelle d’être persécuté dans le pays de référence (Kostrzewa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1449, au paragraphe 27).

  • c) La question de savoir si le demandeur d’asile a tardé à présenter sa demande, et, le cas échéant, la durée du retard, doit être appréciée au regard du moment où la crainte du demandeur d’asile a pris naissance, selon son récit personnel.

  • d) La question à se poser est la suivante : le demandeur a‑t‑il agi d’une manière compatible avec la crainte de persécution qu’il invoque?

  • e) Un retard à présenter la demande d’asile peut être incompatible avec l’existence d’une crainte subjective, parce qu’on s’attend généralement à ce qu’un demandeur d’asile véritablement animé d’une crainte demande la protection à la première occasion (Osorio Mejia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 851, aux paragraphes 14 et 15).

  • f) Lorsqu’un demandeur d’asile ne demande pas la protection à la première occasion, le décideur doit, lorsqu’il soupèse l’importance de ce retard, se demander pourquoi le demandeur d’asile a agi ainsi. Une autre explication satisfaisante du retard à demander l’asile peut l’amener à conclure que ce retard n’est pas incompatible avec la crainte de persécution alléguée par le demandeur d’asile. En l’absence d’une autre explication satisfaisante, il est loisible au décideur de juger que, quoi que dise maintenant le demandeur d’asile, il ne craint pas réellement la persécution, et que c’est la raison pour laquelle il n’a pas demandé l’asile plus tôt (Espinosa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2003 CF 1324, au paragraphe 17; Dion John c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1283, au paragraphe 23 [Dion John]; Velez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 923, au paragraphe 28).

  • g) La question de savoir si l’explication est satisfaisante ou non dépend des circonstances de l’affaire, et notamment des caractéristiques et des circonstances propres au demandeur d’asile et à sa compréhension du processus de l’immigration et de la protection des réfugiés (Gurung c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1097, aux paragraphes 21 à 23; Licao c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 89, aux paragraphes 57 à 60; Dion John, aux paragraphes 21 à 29).

[25]  Comme nous l’avons dit, la SAR a conclu que la SPR n’avait pas commis d’erreur en rejetant l’explication donnée par le demandeur quant à la raison pour laquelle il avait attendu deux ans avant de demander l’asile et en tirant une conclusion défavorable concernant la crédibilité en raison de ce retard. La conclusion de la SAR est fondée sur l’inférence suivante : comme le demandeur séjournait au Canada illégalement et qu’il aurait pu être arrêté puis expulsé en Chine à tout moment, et comme il croyait que des chrétiens comme lui étaient persécutés dans ce pays, il était déraisonnable de sa part de ne pas mieux se renseigner au sujet de la protection des réfugiés ou des exigences relatives aux visas au Canada, plutôt que de seulement s’en remettre à l’avis d’amis ou de coreligionnaires qui n’étaient pas des experts du domaine. Comme je l’expliquerai, cette inférence pose problème, et ce, pour plusieurs raisons.

[26]  Au moment de considérer si les gestes d’un demandeur d’asile résistent à un examen minutieux, il peut être bon de se demander comment une personne raisonnable aurait agi dans les mêmes circonstances. Cette démarche comporte toutefois des risques. Un de ces risques est que des normes dictées par la culture de ce qu’est un comportement « raisonnable » soient appliquées à un demandeur d’asile qui pourrait ne pas les partager. Un autre est que cette question nous éloigne du véritable enjeu, qui est de savoir ce que le demandeur d’asile a réellement cru et fait. C’est ce qui s’est passé ici. Plutôt que de s’attacher aux convictions et aux actions du demandeur à la lumière des unes et des autres, la SAR a adopté la position selon laquelle le demandeur aurait dû se soucier davantage de sa situation précaire et, compte tenu de ce souci qui aurait dû être le sien, a jugé qu’il n’avait pas agi en conséquence. C’est là répondre à la mauvaise question. Ce qu’il faut regarder au moment de soupeser l’importance d’un retard, c’est ce que le demandeur d’asile dit véritablement craindre et le fait d’agir ou non de façon compatible avec ces craintes. C’est là une analyse subjective, et non objective. En l’espèce, il convient de se demander si le demandeur a agi d’une façon qui est compatible avec sa crainte alléguée. Il ne sert à rien de se demander s’il a agi conformément à des craintes qu’il n’a jamais prétendu être les siennes, mais qui, aux yeux de la SAR, auraient dû l’être.

[27]  Le fait qu’il s’agissait d’une demande d’asile présentée sur place impose tout particulièrement de voir clairement ce qui était l’objet de la crainte exprimée par le demandeur et le moment où est née celle‑ci. Le demandeur d’asile n’est pas arrivé au Canada car il fuyait la persécution. Il en est plutôt venu à craindre, une fois au Canada, d’être persécuté s’il retournait en Chine, parce qu’il s’était converti à la religion chrétienne. Le dossier ne révèle pas le moment exact auquel le demandeur a appris que les chrétiens étaient persécutés en Chine, mais il semblerait que ce soit vers l’époque où on lui a fait connaître l’église Living Stone Assembly. (Il faut se rappeler que c’est en juillet 2015 que M. Li, un chrétien ayant fui la persécution en Chine, l’a présenté à la congrégation.) Le point essentiel ici est néanmoins que, selon son témoignage, le demandeur ne s’était soucié d’aucun risque pour lui‑même tant qu’il n’avait pas été arrêté. Aussi longtemps qu’il ne l’était pas, il ne pouvait craindre d’être expulsé du Canada et, de toute manière, il croyait que son sort était entre les mains de Dieu. Sa crainte s’est cristallisée seulement lorsqu’il a été arrêté, et c’est bien sûr à ce moment‑là qu’il a fait sa demande d’asile. Le fait que son attitude avant son arrestation ait pu se révéler mal avisée ne signifie pas qu’elle puisse être considérée comme déraisonnable. Quoi qu’il en soit, l’élément primordial est ce que le demandeur alléguait croire à l’époque; or, la SAR n’a pas apprécié les gestes du demandeur en fonction de cette conviction, elle l’a plutôt fait en fonction de ce qu’il aurait dû craindre selon elle, c’est‑à‑dire, sa possible expulsion du Canada vers la Chine à tout moment. Ayant constaté qu’il n’avait pas agi en conséquence, elle a conclu qu’il ne craignait pas subjectivement la persécution en Chine. En abordant la question comme elle l’a fait et en s’attardant plutôt à un élément objectif non pertinent, la SAR n’a pas procédé à l’analyse subjective qui s’imposait. Ainsi, sa conclusion quant à l’importance du retard mis par le demandeur à rechercher la protection n’est ni justifiée, ni intelligible, ni transparente.

[28]  Voilà pourquoi je juge que l’analyse faite par la SAR de la question du retard est déraisonnable. Toutefois, il ne s’agit pas là de la question déterminante quant au présent contrôle judiciaire. Pour avoir gain de cause, le demandeur doit aussi établir que la décision de la SAR selon laquelle il n’avait pas réussi à établir l’élément objectif de sa crainte est déraisonnable. J’examine maintenant cette question.

C.  La conclusion de la SAR selon laquelle la SPR n’a pas commis une erreur en concluant que le demandeur n’était pas exposé à une possibilité sérieuse de persécution en Chine est‑elle raisonnable?

[29]  Le demandeur soutient que la SAR s’est appuyée sur une lecture sélective de la documentation sur le pays et qu’elle a fait fi de la preuve qui allait à l’encontre de sa conclusion, ou en a déraisonnablement diminué la force probante. Je ne suis pas de cet avis. Selon moi, il était raisonnablement loisible à la SAR de conclure, d’après la preuve dont elle disposait, que le demandeur n’avait pas établi qu’il y avait pour lui une possibilité sérieuse de persécution en Chine.

[30]  La SAR a expressément déclaré que deux éléments de preuve n’avaient guère de valeur. Le premier de ces éléments est la déclaration du révérend Ko dans sa lettre du 28 janvier 2017 selon laquelle [traduction] « les chrétiens sont persécutés en Chine et tous nos véritables chrétiens ne peuvent pratiquer leur religion librement et ouvertement ». L’autre élément est celui selon lequel l’ami du demandeur, M. Li, avait été reconnu comme réfugié par le Canada en 2008 au motif que celui‑ci craignait la persécution religieuse en Chine. L’appréciation de la valeur de ces éléments de preuve relève nettement du mandat de la SAR. Il n’y a pas lieu de modifier ses conclusions en l’espèce.

[31]  Pour ce qui est du reste de la preuve documentaire (que l’on trouve dans le cartable national de documentation ainsi que dans les sources présentées par le demandeur), la SAR a passé en revue ces éléments de preuve de façon exhaustive dans ses motifs. Le dossier contient certes des éléments de preuve selon lesquels les chrétiens sont persécutés en Chine et que leur situation ne s’améliore possiblement pas, au contraire (voir, par exemple, le rapport annuel de 2016 de la China Aid Association qui décrit en détail les allégations de persécution des chrétiens par les autorités chinoises dans l’année visée). La SAR n’a pas négligé cet élément de preuve. Elle a plutôt conclu que, malgré une montée troublante des sentiments et des incidents antichrétiens, il ne s’agissait pas d’un mouvement répandu, et celui‑ci n’avait aucun caractère national. Elle a constaté en particulier que la preuve concernant la persécution des chrétiens fréquentant des maisons‑églises dans la province de Fujian (dont le demandeur est originaire) était restreinte. Un reportage évoquait la démolition d’une église, mais les détails étaient minces et, en l’absence de précisions sur la façon dont cet incident s’est déroulé et sur la raison pour laquelle il était survenu, la SAR a raisonnablement conclu que la nouvelle n’avait guère de valeur probante. En dehors de cet événement (aux circonstances nébuleuses, dans le meilleur des cas), elle n’a relevé aucun cas signalé de persécution des chrétiens dans la province de Fujian. Le demandeur n’a fait état d’aucun élément de preuve au dossier qui contredit une telle conclusion.

[32]  La SAR a conclu, en s’appuyant sur l’ensemble de la preuve, que le demandeur n’avait pas établi que le demandeur s’exposait à une possibilité sérieuse de persécution s’il devait retourner en Chine et continuer à pratiquer sa foi chrétienne de la manière souhaitée. Elle a aussi conclu qu’il n’avait pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’il s’exposait personnellement à un danger de torture, à une menace pour sa vie ou à un risque de traitement ou de peines cruels et inusités. Ce n’était sûrement pas la conclusion à laquelle le demandeur s’attendait de la part de la SAR, et cette dernière aurait peut‑être bien pu tirer une conclusion différente, mais sa décision était raisonnablement étayée par la preuve. Il n’y a donc pas lieu de modifier la décision.

VII.  CONCLUSION

[33]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[34]  Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève pas.


JUGEMENT DANS IMM‑904‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question grave de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 3e jour de juin 2019

Maxime Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑904‑18

 

INTITULÉ :

QIHAO CHEN c. LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 SEPTEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 19 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Mark Rosenblatt

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Suzanne M. Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mark Rosenblatt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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