Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190326


Dossier : IMM-5546-17

Référence : 2019 CF 374

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 26 mars 2019

En présence de madame la juge Elliott

ENTRE :

KAI HAM FUNG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Kai Ham Fung (le demandeur) sollicite, en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, ch. 27 (la LIPR), le contrôle judiciaire d’une décision rendue le 30 novembre 2017 par la Section d’appel de l’immigration (SAI) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR).

[2]  L’épouse du demandeur avait présenté une demande de visa de résident permanent au titre de la catégorie du regroupement familial. Un agent des visas à Hong Kong (l’agent) a conclu que le demandeur et son épouse n’entretenaient pas une relation authentique, et que le demandeur n’avait pas suffisamment de fonds pour parrainer celle-ci ainsi que leur fille de 20 ans.

[3]  Le demandeur a interjeté appel devant la SAI. L’appel a été refusé lorsque la SAI a conclu que le mariage n’était pas authentique et qu’il visait principalement l’acquisition d’un statut aux termes de la LIPR (la décision). Compte tenu de cette conclusion, la SAI n’a pas abordé la question de la suffisance des fonds.

[4]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande est rejetée.

II.  Contexte factuel

[5]  Le demandeur est un citoyen du Canada âgé de 62 ans qui est né en Chine. Il s’est marié avec sa première femme en 1979. Ils ont eu quatre enfants avant de venir au Canada en 1997. Le 10 août 2013, le demandeur et sa première femme se sont divorcés.

[6]  L’épouse actuelle du demandeur est une ressortissante chinoise de 49 ans. Le demandeur l’a rencontrée en 1995‑1996 sur un chantier de construction en Chine où il travaillait. Elle était cuisinière sur le chantier. Au début de 1996, elle a dit au demandeur qu’elle l’aimait bien, mais il lui a répondu qu’il était marié et qu’il avait des enfants, et qu’elle devrait donc trouver quelqu’un d’autre.

[7]  Après une fête entre collègues de travail, en juin 1996, le demandeur et son épouse actuelle ont eu un rapport sexuel. À la suite de cette relation, elle est tombée enceinte. Lorsqu’elle a ensuite annoncé au demandeur qu’elle était enceinte, il lui a dit de se faire avorter parce qu’il ne pouvait pas l’épouser. Elle a néanmoins décidé d’avoir le bébé, et sa fille est née en mars 1997.

[8]  Lorsqu’elle a tenté de parler du bébé au demandeur, elle a appris qu’il avait déménagé au Canada pour rejoindre sa première femme. Ils ont ensuite perdu contact.

[9]  En décembre 1998, après le départ du demandeur pour le Canada, son épouse actuelle a marié un homme en Chine, dont elle a fini par divorcer en 2006 après qu’il eut développé des problèmes de toxicomanie.

[10]  En 2008, après s’être séparé de sa première femme, le demandeur est retourné travailler en Chine. Puis, en 2009, l’épouse actuelle du demandeur a appris qu’il était revenu en Chine. Elle s’est arrangée pour le rencontrer avec sa fille le 2 mars 2009, sur son chantier, par l’entremise d’un voisin du village. En juin 2009, ils ont commencé à vivre ensemble en Chine jusqu’au 8 septembre 2010, date à laquelle le demandeur est revenu au Canada. Selon le témoignage de son épouse, ils étaient alors en contact par téléphone deux ou trois fois par semaine.

[11]  En 2010, le demandeur a parlé de l’enfant à sa première femme, qui a ensuite accepté de divorcer. Le divorce a été prononcé en août 2013. Puis, en septembre 2013, le demandeur et son épouse se sont mariés en Chine.

[12]  En 2014, le demandeur a parrainé son épouse et sa fille pour qu’elles immigrent au Canada.

III.  Législation

[13]  Les dispositions de la loi qui sont les plus pertinentes en l’espèce, comme l’a mentionné la SAI, sont le paragraphe 12(1) de la LIPR ainsi que l’alinéa 117(1)a) et le paragraphe (4)(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (RIPR) :

IRPA

IRPA

12(1) La sélection des étrangers de la catégorie « regroupement familial » se fait en fonction de la relation qu’ils ont avec un citoyen canadien ou un résident permanent, à titre d’époux, de conjoint de fait, d’enfant ou de père ou mère ou à titre d’autre membre de la famille prévu par règlement.

12(1) A foreign national may be selected as a member of the family class on the basis of their relationship as the spouse, common-law partner, child, parent or other prescribed family member of a Canadian citizen or permanent resident.

IRPR

IRPR

4 (1) Pour l’application du présent règlement, l’étranger n’est pas considéré comme étant l’époux, le conjoint de fait ou le partenaire conjugal d’une personne si le mariage ou la relation des conjoints de fait ou des partenaires conjugaux, selon le cas :

a) visait principalement l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi;

b) n’est pas authentique.

117 (1) Appartiennent à la catégorie du regroupement familial du fait de la relation qu’ils ont avec le répondant les étrangers suivants :

a) son époux, conjoint de fait ou partenaire conjugal;

4 (1) For the purposes of these Regulations, a foreign national shall not be considered a spouse, a common-law partner or a conjugal partner of a person if the marriage, common-law partnership or conjugal partnership

(a) was entered into primarily for the purpose of acquiring any status or privilege under the Act; or

(b) is not genuine

117 (1) A foreign national is a member of the family class if, with respect to a sponsor, the foreign national is

(a) the sponsor’s spouse, common-law partner or conjugal partner;

IV.  Question en litige et norme de contrôle

[14]  La seule question à trancher consiste à établir si les conclusions de la SAI, selon lesquelles le mariage entre le demandeur et son épouse n’était pas authentique et visait l’acquisition d’un statut sous le régime de la LIPR, étaient raisonnables.

[15]  Le demandeur soutient que la SAI n’a pas accordé suffisamment de poids à l’existence d’un enfant issu du mariage et qu’elle a tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité.

[16]  Les parties et la Cour conviennent que la norme de contrôle applicable aux conclusions de la SAI, un tribunal administratif expert, quant à savoir si un mariage est authentique ou a été contracté à des fins d’immigration, est celle de la décision raisonnable.

[17]  Selon la norme de la décision raisonnable, il faut faire preuve de déférence envers la SAI, et la décision ne devrait être annulée que lorsqu’une conclusion de fait erronée est tirée « de manière abusive et arbitraire ou sans tenir compte de la preuve dont elle [la SAI] était saisie » : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1077, au paragraphe 9; MacDonald c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 978, au paragraphe 16.

V.  La décision de l’agent

[18]  L’agent a conclu qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer les débuts de la relation entre le demandeur et son épouse ainsi que l’évolution de cette relation. L’agent a noté ce qui suit :

  • - ils ont eu une liaison, puis n’ont pas gardé contact pendant de nombreuses années;

  • - ils ont soudainement ravivé leur relation pour se marier;

  • - le demandeur a présenté une demande pour que sa famille — ses enfants et sa première femme — puisse vivre au Canada, après qu’il se soit séparé de sa femme;

  • - le demandeur a déménagé au Canada après avoir su que son épouse était enceinte et lui avoir dit de se faire avorter;

  • - il n’y avait pas d’élément de preuve objectif prouvant que le demandeur était le père biologique de l’enfant, et son épouse a refusé la possibilité que l’on procède à un test d’ADN;

  • - le nom du père sur l’acte de naissance de la fille avait été modifié;

  • - il n’y avait pas de famille ni de projet familial véritables.

[19]  Avant d’en arriver à la décision, l’agent a fourni une lettre relative à l’équité procédurale où il faisait état de préoccupations particulières et donnait à l’épouse du demandeur l’occasion d’y répondre. Celle-ci n’a pas été en mesure de fournir une réponse qui satisfasse l’agent.

[20]  Sur le plan financier, l’agent avait également des préoccupations au sujet de la capacité du demandeur de parrainer sa femme. Cependant, comme la SAI a conclu qu’il n’était pas nécessaire de les prendre en considération, elles ne sont pas mentionnées ici.

VI.  La décision de la SAI

A.  Audience

[21]  La SAI a commencé l’audition de l’appel le 5 janvier 2017. Le témoignage et le contre‑interrogatoire du demandeur ont été terminés ce jour-là, avec l’aide d’un interprète. L’audience devait se poursuivre le 6 avril 2017, mais le conseil du ministre avait changé, et le commissaire de la SAI arrivait à la fin de son mandat. Les deux avocats et la SAI ont donc accepté d’ajourner l’audience pour permettre à un autre commissaire de la SAI de la mener à terme. On a également convenu que, pour être juste envers tout le monde, la transcription de la première audience serait utilisée.

[22]  L’audience a repris le 29 août 2017 devant la commissaire qui a rendu la décision. L’épouse et la fille du demandeur ont chacune témoigné par téléphone. À la fin de leur témoignage, le demandeur a brièvement fourni d’autres précisions.

[23]  À l’issue de l’audience, il ne restait plus de temps pour des observations orales. La SAI a donc offert aux parties la possibilité de déposer d’autres observations écrites, à certaines dates convenues par tous.

B.  La conclusion que le mariage n’était pas authentique

[24]  La SAI a déterminé que la seule question à trancher était celle de savoir si le mariage entre le demandeur et son épouse était authentique.

[25]  La SAI a examiné la législation pertinente, et noté qu’aux termes du RIPR, lorsqu’il s’agit de parrainer un époux pour qu’il puisse venir au Canada à titre de résident permanent, le mariage doit être authentique et ne pas viser l’acquisition d’un statut ou d’un privilège en matière d’immigration. Si le demandeur ne satisfait pas à l’une ou l’autre de ces exigences, la demande sera rejetée : Nguyen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1207, aux paragraphes 15 et 16.

[26]  La commissaire de la SAI a également fait remarquer ce qui suit : 1) il est nécessaire d’appliquer le critère relatif à l’autenticité du mariage de manière à tenir compte de facteurs comme la culture et le niveau de scolarité, mais il s’agit néanmoins d’un critère objectif; 2) bien que l’intention des deux parties soit pertinente dans l’examen de l’appel, c’est l’intention du demandeur (l’épouse du demandeur) qui est le facteur principal à considérer.

[27]  Après avoir déclaré qu’il existait des préoccupations « importantes » en matière de crédibilité, préoccupations qui avaient été relevées dans la transcription du premier jour de l’audience de même qu’au cours de la journée d’audience suivante, la SAI a conclu que « [l]’appelant tout comme la demande[resse] n’étaient pas des témoins dignes de foi, et [qu’elle ne pouvait] pas croire que les propos qu’ils [avaient] tenus [étaient] véridiques. »

[28]  La SAI a ensuite examiné sept cas particuliers jugés par la commissaire comme étant les exemples les plus flagrants de problèmes posés par la preuve. Le demandeur s’est opposé à toutes les conclusions, mais a mis l’accent sur trois de ces exemples. Il affirme que la SAI a tiré des conclusions déraisonnables en matière de crédibilité en ce qui a trait à chacun d’entre eux.

[29]  Le demandeur soutient également que la SAI n’a pas accordé suffisamment de poids au fait que lui et son épouse ont un enfant ensemble.

C.  La conclusion en matière de crédibilité concernant la date de rencontre des parties au mariage

[30]  Le demandeur conteste la conclusion en matière de crédibilité tirée par la SAI à la suite de son témoignage concernant la date où il a rencontré son épouse pour la première fois. Il a d’abord déclaré l’avoir rencontrée en 1995, mais il a ensuite dit janvier 1996. Il a calculé cette date en se fondant sur le fait qu’elle avait été cuisinière au camp pendant six mois, c’est-à-dire de janvier à juin 1996.

[31]  Selon le témoignage de son épouse, ils se sont rencontrés pour la première fois en juillet 1995. Dans le questionnaire de demande de parrainage qu’elle a rempli, elle a indiqué avoir rencontré le demandeur pour la première fois le 10 août 1995.

[32]  La SAI a noté que l’écart entre les dates indiquées par le demandeur et son épouse était « d’un an ». Le demandeur fait remarquer qu’il s’agit seulement d’un écart de six mois. Ce à quoi le défendeur rétorque que l’expression « un an » renvoie à une année civile, en ce sens qu’il s’agissait de 1996, et non de 1995. Le demandeur répond que c’est là une divergence raisonnable, étant donné que les faits remontent à si longtemps.

[33]  Je ne suis pas d’accord. L’écoulement du temps n’y est pour rien dans cette divergence. L’épouse du demandeur a été très précise quant au jour exact de leur rencontre. Le demandeur, quant à lui, s’est fondé sur d’autres renseignements dont il se souvenait.

[34]  Indépendamment du fait que les parties au mariage soient à six mois ou à un an d’écart dans leurs témoignages sur ce point, il est clair que ceux-ci ne concordent pas. La SAI a estimé que la question du moment où le demandeur et son épouse se sont rencontrés était très importante, et que leur preuve à ce sujet était incohérente. Cette conclusion est raisonnable, et elle trouve appui dans le dossier.

D.  La conclusion en matière de crédibilité concernant la demande en mariage

[35]  Dans le questionnaire de parrainage, l’épouse du demandeur a indiqué qu’il l’avait demandée en mariage le 10 juillet 2013. Elle a répété cette date à l’audience devant la SAI.

[36]  Le demandeur a déclaré à cette même audience que son épouse et lui avaient décidé de se marier en juin 2009. Son avocat fait valoir que décider de se marier n’est pas la même chose que de faire une demande en mariage, de sorte qu’il n’y a pas de contradiction dans ce témoignage.

[37]  La transcription montre qu’un peu plus tard, en contre-interrogatoire, le demandeur a été prié d’expliquer la différence entre la date qu’il a donnée et celle que son épouse a fournie. À ce moment-là, on lui a expressément demandé de préciser à quelle date il avait fait la demande en mariage, et non à quelle date il avait décidé de se marier. Le demandeur a alors confirmé que la demande en mariage avait eu lieu en 2009. Lorsqu’on lui a demandé d’expliquer pourquoi les dates étaient différentes, il a répondu que son épouse s’était « peut-être souvenue des mauvaises dates ».

[38]  La SAI s’est dite troublée par ces incohérences, et a conclu que l’explication du demandeur n’était pas raisonnable. La SAI a fait remarquer qu’en 2009, le demandeur venait tout juste de renouer avec son épouse et d’apprendre l’existence de sa fille. Il n’a pas obtenu son divorce avant le 10 août 2013. La SAI a rejeté l’explication du demandeur et a conclu que sa femme avait la bonne date, et que lui avait tort.

[39]  La SAI était tenue de rapprocher les versions contradictoires, et elle l’a fait. Après avoir lu l’intégralité de la transcription, la Cour est convaincue qu’il lui était loisible de tirer cette conclusion, compte tenu de la preuve.

E.  La conclusion en matière de crédibilité relative à l’emploi de l’épouse

[40]  Un autre élément d’incohérence relevé par la SAI — au sujet duquel a été tirée une conclusion, que le demandeur conteste comme étant une conclusion déraisonnable en matière de crédibilité — concerne la question de l’emploi qu’occupait l’épouse du demandeur après la fin de son travail sur le chantier. Interrogée à ce sujet, elle a répondu qu’elle avait un emploi [TRADUCTION] « comme serveuse dans des restaurants et cafés » de son village.

[41]  Auparavant, le demandeur avait déposé que, après avoir quitté le chantier de construction, son épouse [TRADUCTION] « était allée vendre des vêtements dans les rues ». Au départ, il avait répondu qu’il ne savait pas ce qu’elle faisait, mais l’avocat du défendeur a souligné que cela voudrait dire qu’il ne savait pas ce que son épouse avait fait de 2009 à 2014. À ce moment-là, le demandeur a dit qu’elle vendait des vêtements.

[42]  Le demandeur a été prié d’expliquer pourquoi sa femme avait seulement indiqué qu’elle travaillait comme serveuse lorsqu’elle a rempli son formulaire de parrainage. Il a répondu qu’il ne le savait pas, mais qu’elle vendait des vêtements lorsqu’il l’a rencontrée de nouveau.

[43]  Après une série d’autres questions concernant son enfant, son ex-mari et le demandeur, l’avocat a demandé à l’épouse du demandeur si elle avait eu d’autres emplois en plus d’être serveuse. À ce moment‑là, elle a déclaré qu’elle travaillait comme serveuse le jour et que, la nuit, sa nièce et elle vendaient des vêtements, en ajoutant qu’elle ne l’avait pas inscrit sur le formulaire de parrainage parce qu’elle l’avait oublié. Dans le même ordre d’idées, lorsqu’on lui a demandé de spéculer sur la raison pour laquelle son mari n’avait pas mentionné qu’elle était serveuse, elle a répondu [TRADUCTION] « il a oublié », puis [TRADUCTION] « pendant toute cette période, j’ai été serveuse ».

[44]  Il est certain que la SAI était la mieux placée pour rapprocher ces témoignages contradictoires. La commissaire a mentionné ce témoignage, ainsi que deux autres exemples, comme l’une des « préoccupations [les] moins importantes » pour illustrer toute l’étendue des importantes préoccupations en matière de preuve que la commissaire a soulevées après avoir entendu le témoignage. Le dossier étaye clairement cette conclusion.

F.  La SAI a-t-elle accordé un poids insuffisant à l’enfant issu du mariage?

[45]  Le cœur de l’affaire du demandeur est qu’il y a un enfant issu du mariage et que, comme le demandeur est le père, cela milite fortement en faveur de l’octroi du visa. D’après la preuve, le demandeur et son épouse ont repris contact en raison de l’enfant, avec qui le demandeur entretient maintenant une relation.

[46]  La fille du demandeur, qui est maintenant âgée de 21 ans, a témoigné avoir appris l’existence de son père biologique en mars 2009 et entretenir une relation continue avec lui depuis. Lorsqu’il est en Chine, ils passent du temps ensemble, au lac et à vélo. Lorsqu’il est au Canada, elle lui parle quatre ou cinq fois par semaine. Elle a l’intention de vivre avec son père si elle est autorisée à vivre en permanence au Canada.

[47]  L’avocat s’appuie sur la jurisprudence, en particulier sur la décision Gill c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 122 [Gill], pour insister sur le fait que, pour évaluer la légitimité ou l’authenticité d’un mariage, il faut accorder beaucoup de poids à la naissance d’un enfant. Lorsque la paternité d’un enfant est acceptée, comme c’est le cas en l’espèce, il y aurait donc présomption de preuve en faveur de l’authenticité du mariage. La SAI doit faire preuve d’une grande prudence « parce que les conséquences d’une erreur seraient catastrophiques pour la famille » : Gill, au paragraphe 6.

[48]  Le défendeur reconnaît l’existence de l’enfant, mais il affirme que le demandeur demande à la Cour de réévaluer la preuve. La présomption n’est pas déterminante, et elle peut être écartée « lorsque l’insuffisance d’éléments de preuve dignes de foi est si manifeste que les questions de crédibilité l’emportent sur les déclarations concernant la naissance de l’enfant », comme il est indiqué dans l’affaire Lamichhane c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 957 (au paragraphe 14) et dans d’autres affaires de la Cour.

[49]  La SAI était pleinement consciente de l’importance d’un enfant issu du mariage. Elle a reconnu que la décision Gill établit que « dans l’évaluation de la légitimité du mariage, il faut accorder un poids considérable à la naissance d’un enfant ». Elle a en outre admis que le demandeur et son épouse avaient un enfant ensemble, mais a noté qu’il y avait encore un certain nombre de problèmes posés par la preuve relativement à l’authenticité du mariage. Plus précisément, il existait un problème en ce qui a trait au manque de fiabilité général des témoignages fournis par le demandeur et son épouse.

[50]  Or, les préoccupations relatives à la crédibilité étaient plus importantes encore que celles qui ont été exposées jusqu’ici.

[51]  L’agent était arrivé à cette même conclusion selon laquelle le mariage n’était pas authentique, en partie en raison des réponses données par l’épouse du demandeur à l’époque où elle avait été reçue en entrevue. Lorsqu’on lui a demandé si le demandeur était le père biologique de sa fille, elle a répondu qu’elle n’en était pas certaine, puisqu’elle entretenait une relation avec un autre homme à ce moment‑là. Lorsqu’elle s’est vu offrir un test d’ADN, elle a refusé.

[52]  À l’audience de la SAI, deux tests d’ADN ont été déposés en preuve. Bien qu’elle ait accordé peu de poids au test provenant de la Chine en raison des éléments de preuve contradictoires présentés par l’épouse du demandeur, la SAI a admis que le deuxième test établissait que le demandeur était le père de l’enfant.

[53]  La SAI est parvenue à la conclusion qu’elle ne pouvait tenir les propos du demandeur et de son épouse pour véridiques, puisque les deux témoins n’étaient pas dignes de foi. En plus des conclusions déjà exposées, la SAI avait plusieurs autres réserves à l’égard de la preuve :

  • - l’appelant n’a pas été sincère au sujet de ses interactions avec son ex-femme après leur séparation et leur divorce; il a continué de voyager avec elle et de prendre soin d’elle bien après leur séparation et pendant la période où il avait des liens avec son épouse actuelle;

  • - l’épouse du demandeur a témoigné que sa fille avait été conçue en juin 1996 et qu’elle avait rencontré son premier mari au milieu de 1998, mais elle a dit à l’agent que les deux hommes avec qui elle entretenait une relation en juin 1996 étaient le demandeur et son premier époux;

  • - le demandeur a donné des raisons contradictoires pour expliquer son divorce d’avec sa première femme, notamment dans son récit selon lequel, lorsqu’il lui avait parlé de sa fille en 2010, elle s’était mise en colère et avait consenti au divorce; questionné par la suite, il a affirmé que leurs caractères ne s’accordaient pas, et qu’ils s’étaient séparés en mars 2008 avant qu’il ne connaisse l’existence de sa fille; et, enfin, à l’audience, il a indiqué que son mariage avait éclaté vers 2008‑2009 parce qu’il avait entendu dire que sa première femme avait un autre homme dans sa vie;

  • - le demandeur et son épouse actuelle ont présenté des éléments de preuve incohérents concernant le moment où ils ont commencé à vivre ensemble; son épouse a dit que c’était en mars 2009, après la fête du Printemps, et le demandeur a mentionné juin 2009; mais, questionné par la suite, il a affirmé qu’ils avaient commencé à communiquer en mars, et à vivre ensemble en juin.

[54]  Le manque de fiabilité de la preuve découle des témoignages contradictoires, incohérents et changeants livrés par le demandeur et son épouse. À cela s’ajoute l’incapacité du demandeur de se rappeler plusieurs détails, par exemple la date où son épouse et lui se sont mariés, et les multiples raisons différentes qu’il a invoquées pour avoir divorcé de sa première épouse.

[55]  La SAI a eu l’avantage d’avoir une transcription du premier jour d’audience et de voir et d’entendre le demandeur en réplique. Elle a aussi entendu l’épouse et la fille du demandeur. En évaluant la preuve, la SAI jouissait donc d’un avantage important par rapport à la Cour. Il ne fait aucun doute qu’il faut faire preuve de déférence à son égard en ce qui concerne les conclusions quant à la crédibilité et les autres conclusions tirées.

[56]  Un examen des transcriptions confirme que ni le demandeur ni son épouse n’ont témoigné de manière franche. Je ne suis pas convaincue que la SAI ait commis une erreur en concluant que les questions de crédibilité éclipsaient la preuve concernant l’enfant. Le dossier appuie certainement les multiples conclusions défavorables quant à la crédibilité.

VII.  Remarques incidentes

[57]  Bien que la SAI ne se soit pas appuyée sur elle en ce qui a trait à l’importance de la naissance de l’enfant, je m’en voudrais de ne pas commenter la question de savoir si la présomption énoncée dans la décision Gill devrait s’appliquer aux faits de l’espèce.

[58]  Le demandeur soutient que, comme il a été dit dans la décision Gill, les conséquences pour la famille d’une erreur dans l’évaluation de l’authenticité d’un mariage seront catastrophiques. Par conséquent, il ne serait pas déraisonnable d’appliquer une présomption de preuve en faveur de l’authenticité d’un mariage, car les parties à un mariage frauduleux seraient peu susceptibles de risquer les responsabilités à vie associées à l’éducation d’un enfant.

[59]  La SAI et le défendeur ont tous deux reconnu que le demandeur est le père de la fille. Le défendeur a soutenu, tout comme la SAI a conclu, que les préoccupations relatives à la crédibilité étaient suffisantes pour surmonter la présomption.

[60]  Cette présomption est fondée sur la naissance d’un enfant dans une relation familiale existante. Elle est un élément de preuve permettant d’établir l’authenticité de cette relation. En l’espèce, l’enfant est née d’un rapport sexuel entre les parties au mariage. Il n’y avait pas de famille, pas de mariage et pas de relation entre eux à ce moment-là.

[61]  Les parties n’ont eu aucune relation, matrimoniale ou autre, l’une avec l’autre pendant toute la période de douze ans allant de mars 1997 à février 2009. Le demandeur se trouvait au Canada, où il était marié et vivait avec sa première épouse. De mars 1998 à septembre 2006, son épouse actuelle était mariée à un autre homme et vivait en Chine avec son enfant.

[62]  En l’absence de circonstances extraordinaires telles que l’incarcération, pour que l’on puisse réclamer le bénéfice de la présomption selon laquelle avoir un enfant ensemble est une preuve d’authenticité d’un mariage, il est nécessaire qu’une relation familiale existe. Cette relation devrait être en place au moment de la naissance de l’enfant ou dans un délai raisonnable par la suite. La détermination de ce qui est raisonnable dépendra des circonstances.

[63]  La présomption peut-elle entrer en jeu rétroactivement, après plus d’une décennie au cours de laquelle le père n’a eu aucun contact avec la mère, et n’avait aucune connaissance de l’existence de l’enfant? Bien que je me demande si, en fonction des faits de l’affaire, la présomption peut ou devrait s’appliquer, je n’ai pas à en décider. Je soulève simplement cette question pour examen ultérieur, s’il y a lieu.

VIII.  Conclusion

[64]  La SAI a examiné à fond la preuve, et a raisonnablement conclu que le demandeur et son épouse étaient tous deux des témoins qui n’étaient pas dignes de confiance. Les préoccupations relatives à la crédibilité ont été décrites comme étant « importantes ». De nombreux exemples de déclarations contradictoires ont été fournis dans la décision.

[65]  Les conclusions de la SAI sont étayées par la preuve. La Cour a examiné celle-ci, y compris les transcriptions et les documents versés au dossier, et elle est d’accord avec de telles conclusions, car elles font partie des issues possibles acceptables fondées sur les faits et le droit : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]. Ce n’est pas le rôle de la Cour que de réévaluer la preuve.

[66]  Lus dans leur ensemble, « les motifs répondent aux critères établis dans Dunsmuir s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16.

[67]  Pour les motifs exposés ci-dessus, je suis convaincue que les critères énoncés dans Dunsmuir ont été respectés. Les motifs permettent aussi bien au demandeur qu’à la Cour siégeant en révision de comprendre pourquoi la SAI en est arrivée aux conclusions qu’elle a tirées, et la Cour est ainsi en mesure de déterminer que la décision appartient aux issues possibles acceptables fondées sur les faits et le droit.

[68]  La demande est rejetée.

[69]  Les faits de l’espèce ne soulèvent aucune question grave de portée générale à certifier.


JUGEMENT rendu dans le dossier IMM-5546-17

LA COUR STATUE que la demande est rejetée, et aucune question n’est certifiée.

« E. Susan Elliott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de mai 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

IMM-5546-17

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

KAI HAM FUNG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 juin 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ELLIOTT

 

DATE DES MOTIFS :

Le 26 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Georgina Murphy

 

Pour le demandeur

 

Neeta Logsetty

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats et conseillers juridiques

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.