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Date: 20190325

Dossier : IMM-4726-18

Référence : 2019 CF 369

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2019

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

OSCAR ALEJANDRO DIAZ PENA

VICTOR NATHAEL DIAZ PENA

VIVIANA NOEMI HERNANDEZ ARAIZA ORLANDO MISSAEL DIAZ PENA

OSCAR DIAZ LOPEZ

MARTINA PENA LLAMAS

OSCAR ARTURO DIAZ HERNANDEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Oscar Alejandro Diaz Pena [le demandeur principal], ainsi que les membres de sa famille, Viviana Noemi Hernandez Araiza [Viviana] (l’épouse du demandeur principal), Victor Nathael Diaz Pena et Orlando Missael Diaz Pena (les frères du demandeur principal), Oscar Diaz Lopez et Martina Pena Llamas (les parents du demandeur principal) et Oscar Arturo Diaz Hernandez (le fils du demandeur principal) [collectivement, les autres demandeurs], demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR].

[2]  Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision, en date du 4 septembre 2018, par laquelle la SAR a confirmé la conclusion de la Section de la protection des réfugiés (SPR). Dans sa décision du 23 octobre 2017, la SPR a conclu que les demandeurs ont une possibilité de refuge intérieur [PRI] et qu’ils ne sont donc pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger.

II.  Contexte

[3]  Les demandeurs sont des citoyens du Mexique qui résidaient à Manzanillo, au Mexique, ou dans les environs.

[4]  À Manzanillo, les demandeurs exploitaient une quincaillerie et un restaurant, et Victor exploitait une clinique vétérinaire juste à côté.

[5]  À partir d’environ janvier 2009 jusqu’au début de 2014, le demandeur principal a travaillé pour Trans Kaifal, une entreprise de camionnage. Le travail du demandeur principal comportait des tâches administratives, y compris la gestion de la paie et d’autres tâches comptables pour l’entreprise.

[6]  Chez Trans Kaifal, le demandeur principal était sous la surveillance immédiate d’un dénommé Isrrael Contreras Carillo [M. Carillo], qui était également le propriétaire et le directeur de Trans Kaifal. Dans l’exercice de ses fonctions, le demandeur principal a constaté que de plus en plus d’argent de Trans Kaifal était utilisé par M. Carillo et son épouse, qui se servaient des comptes de l’entreprise pour des dépenses personnelles.

[7]  En février 2014, le demandeur principal a remis sa démission à M. Carillo après avoir été confronté par un directeur des comptes d’un des clients de Trans Kaifal au sujet d’irrégularités comptables chez Trans Kaifal. Monsieur Carillo a accepté cette démission.

[8]  Plus tard en 2014, le demandeur principal a commencé à entendre des rumeurs selon lesquelles M. Carillo l’accusait de fraude. Le demandeur principal a téléphoné à M. Carillo pour le questionner au sujet de cette accusation. Monsieur Carillo a fini par lui dire qu’il croyait que le demandeur principal lui avait volé de l’argent et qu’il s’en était ensuite servi pour ouvrir la quincaillerie.

[9]  Aucune autre communication n’a eu lieu entre le demandeur principal et M. Carillo jusqu’à ce que le demandeur principal et son frère Orlando reçoivent, en mai 2016, une assignation à comparaître, car ils étaient accusés par Trans Kaifal d’avoir détourné plus de sept millions de pesos (environ un demi-million de dollars). Ils ont participé à une réunion au bureau du procureur de l’État et ils ont fait une déclaration. Plus tard, le demandeur principal et son frère sont retournés au bureau du procureur de l’État avec deux témoins qui appuyaient leur déclaration.

[10]  Les demandeurs croyaient que l’affaire était réglée, mais le demandeur principal a reçu une autre assignation au début de janvier 2017. Il était accusé d’avoir détourné plus de deux millions de pesos du compte de l’entreprise et de la fille de M. Carillo. Le demandeur principal a été convoqué le 27 février 2017 au bureau du procureur de l’État pour répondre à l’accusation. Il a été informé que l’affaire n’irait pas plus loin et que M. Carillo et sa fille en seraient informés.

[11]  Le 1er mars 2017, le demandeur principal aurait été kidnappé par le fils de M. Carillo. Cet incident est décrit de façon très détaillée dans l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile. En résumé, le demandeur principal a été menacé de mort. On l’a en effet menacé à plusieurs reprises avec des armes à feu et des couteaux, qu’on a tenus contre sa tête et différentes parties de son corps. Une longue planche de bois a été utilisée pour le frapper sur les fesses, ce qui a causé un important traumatisme et des ecchymoses. Les agressions ont duré des heures, et les ravisseurs ont souvent parlé de le tuer.

[12]  Les ravisseurs ont finalement laissé le demandeur principal à une gare d’autobus après l’avoir prévenu qu’ils le tueraient s’il parlait à quiconque de ce qui s’était passé.

[13]  Le demandeur principal croyait que la police locale de Manzanillo avait collaboré avec les agresseurs et qu’elle avait joué un rôle dans l’enlèvement, et c’est pourquoi il ne l’a pas rapporté.

[14]  Le demandeur principal et sa famille ont fui la région pour se rendre à Zapopan, et ensuite à Veracruz et à Mexico pour de brèves périodes, avant de finalement partir pour le Canada. Les autres demandeurs ont pris l’avion pour le Canada en mai 2017. Le demandeur principal et son épouse sont restés au Mexique jusqu’au 5 juin 2017, car ils attendaient d’avoir la certitude qu’il était sécuritaire de se rendre au Canada.

A.  La décision de la SPR

[15]  Le 13 septembre 2017, la SPR a instruit la demande d’asile des demandeurs.

[16]  La SPR a commencé par mettre en doute la qualité de réfugié au sens de la Convention des demandeurs, car ils fuyaient une personne qui les ciblait pour des raisons pécuniaires. La SPR a souligné que, conformément aux conclusions de la Cour, le fait pour un demandeur de dénoncer la corruption ou de s’opposer à la criminalité ne signifie pas généralement qu’il appartient à un groupe social ciblé. La SPR a admis que la police locale avait peut-être joué un certain rôle dans la prise pour cible du demandeur principal, mais elle s’est appuyée sur la jurisprudence pertinente pour affirmer que l’opposition à la criminalité ne devrait pas être considérée comme une opinion politique à moins qu’elle puisse être perçue comme une remise en question de l’appareil étatique. En conséquence, la SPR a conclu que le demandeur principal n’était pas un réfugié au sens de la Convention.

[17]  La SPR a ensuite examiné la question de la PRI, plus précisément la question de savoir si Mexico ou Veracruz pouvaient être considérées comme une PRI.

[18]  Bien qu’elle ait estimé que certains points n’avaient pas été établis de manière crédible, la SPR a dans l’ensemble jugé crédible l’exposé circonstancié des demandeurs. La question déterminante à trancher par la SPR était celle de savoir s’il existait une PRI valable et si les demandeurs étaient des réfugiés au sens de la Convention.

[19]  Après l’examen de la preuve, la SPR a conclu que Mexico était une PRI valable pour les motifs suivants :

  1. Il n’y avait aucune possibilité sérieuse que les demandeurs soient persécutés pour un motif prévu à la Convention ou qu’ils soient exposés, selon la prépondérance des probabilités, soit au risque d’être soumis à la torture, à une menace à leur vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités à Mexico.
  2. Les conditions à Mexico et la situation personnelle des demandeurs ont amené la SPR à conclure qu’il n’était pas objectivement déraisonnable que ceux-ci cherchent refuge dans cette ville. Plus précisément, bien que la SPR ait accepté l’exposé circonstancié du demandeur principal, il était clair que les demandeurs avaient vécu dans la clandestinité dans d’autres régions du Mexique pendant environ trois mois sans problème, et qu’ils avaient déposé une plainte auprès du procureur de l’État pendant cette période. Bien que le demandeur principal ait été convoqué au Bureau du procureur de l’État, les autorités fédérales n’ont jamais poursuivi le demandeur principal ni autrement abusé de leurs pouvoirs.
  3. La SPR a conclu que la menace continue posée par M. Carillo était hypothétique. La SPR a remarqué que les demandeurs ont évoqué le fait que deux hommes avaient rendu visite au beau-frère de Viviana. Ils ont également mentionné que lorsqu’un membre de la famille a voulu remorquer les voitures des demandeurs du stationnement où elles se trouvaient, il a été intercepté et menacé par des hommes se déplaçant dans un VUS noir. Toutefois, tous ces incidents n’ont eu lieu qu’à Manzanillo. En outre, Viviana n’a pas été personnellement menacée, et à part l’épisode de la dépanneuse, aucun autre incident ne permettait de présumer qu’il y avait une menace précise. En fait, la SPR a conclu que même l’incident de la dépanneuse n’était peut-être pas lié aux allégations au cœur de leur demande d’asile. La SPR a tiré une conclusion défavorable du fait que ni M. Carillo, ni quelqu’un de son entourage, n’avait communiqué avec la belle-famille du demandeur principal pour tenter de savoir où il se trouvait.
  4. Tout en soulevant des doutes quant à la question de savoir si M. Carillo ou d’autres auteurs du préjudice étaient encore décidés à retrouver les demandeurs, la SPR a également conclu que les demandeurs n’avaient pas établi que M. Carillo entretenait des liens étroits avec les services policiers fédéraux. Monsieur Carillo n’avait donc pas les moyens de retrouver les demandeurs dans une grande ville comme Mexico, située à des centaines de kilomètres. Puisque l’entreprise de M. Carillo employait environ 35 personnes, rien ne permettait de penser que M. Carillo avait les moyens ou la capacité d’ordonner à ces employés d’entreprendre des recherches en vue de retrouver les demandeurs et de s’en prendre à eux, s’ils se trouvaient à Mexico.
  5. La SPR a tenu compte du fait que les demandeurs ont eux-mêmes admis que les motifs de M. Carillo relèvent de la conjecture. La SPR a noté que les demandeurs d’asile émettaient des hypothèses lorsqu’ils disaient que M.Carillo s’intéressait encore à eux, surtout que l’objectif apparent de M. Carillo avait été atteint, autant que faire se peut, par la saisie de tous les biens que les demandeurs avaient laissés à Manzanillo.
  6. Selon les renseignements sur la situation dans le pays, Mexico est donc une PRI valable. Par conséquent, la SPR a conclu qu’il était peu probable qu’une réinstallation dans la PRI compromette la vie ou la sécurité des demandeurs. Ces derniers n’ont pas démontré, selon la prépondérance des probabilités, qu’ils seraient exposés à une menace à leur vie, au risque de traitements ou de peines cruels et inusités ou au risque de torture à Mexico.

B.  Décision de la SAR

[20]  Les demandeurs n’ont pas présenté de nouveaux éléments de preuve à la SAR conformément au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[21]  Après avoir énoncé les faits, la SAR a conclu qu’il y avait un seul motif d’appel, soit la question de savoir si le commissaire de la SPR a commis une erreur dans l’analyse de la PRI.

[22]  Devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir que le commissaire de la SPR avait commis une erreur en concluant que les auteurs du préjudice ne cherchaient plus à faire du tort à leur famille. Les demandeurs soutiennent que le commissaire de la SPR s’est essentiellement livré à un raisonnement de nature conjecturale basé sur le fait que les autres membres de la famille n’ont pas été questionnés sur les allées et venues des demandeurs.

[23]  La SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve démontrant que les auteurs du préjudice seraient encore intéressés ou motivés à retrouver les demandeurs si ceux-ci devaient se réinstaller à Mexico (ou à Veracruz). La SAR a rejeté les arguments des demandeurs selon lesquels le fait pour la famille immédiate d’avoir fui le Mexique avec le demandeur principal ou, subsidiairement, le fait pour M. Carillo d’avoir pu être prévenu que les demandeurs avaient fui le pays explique pourquoi les auteurs du préjudice n’ont pas interrogé les autres membres de la famille et pourquoi il ne les cherche pas en ce moment. La SAR a conclu que les arguments des demandeurs au sujet de la motivation sont en fin de compte de nature hypothétique.

[24]  La SAR a également examiné la question de savoir si les auteurs de la persécution avaient la capacité de retrouver les demandeurs. En accord avec la SPR, la SAR a admis que l’influence de M. Carillo ne s’étendait pas à tous les policiers, et que les éléments de preuve déposés étaient insuffisants pour montrer qu’il avait la capacité d’influencer tous les représentants locaux et de l’État à l’extérieur de Manzanillo. Au contraire, la SPR et la SAR ont toutes deux souligné que les demandeurs avaient également eu une influence sur la police, ce qui indique clairement que les auteurs du préjudice n’avaient pas tant d’influence sur la police comme il a été allégué.

[25]  La SAR a également rejeté l’argument selon lequel M. Carillo et les auteurs du préjudice ont la capacité de causer du tort aux demandeurs parce qu’il était possible pour eux d’acheter des données personnelles sur le marché noir. 

[26]  La SAR a donc présumé que les demandeurs ne seraient exposés à aucun risque prospectif ou continu s’ils devaient se réinstaller dans un endroit proposé comme PRI. La SAR a conclu que les demandeurs ne s’étaient pas acquittés du fardeau d’établir que la PRI était déraisonnable. En fait, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient présenté aucun argument expliquant pourquoi ils ne pouvaient pas vivre en toute sécurité dans les villes proposées comme PRI, ou qu’il serait indûment difficile pour eux de vivre à Mexico ou à Veracruz.

[27]  Se fondant sur ce qui précède, la SAR a confirmé la conclusion de la SPR selon laquelle les demandeurs ont une PRI à Mexico ou à Veracruz et ne sont donc pas des réfugiés au sens de la Convention ou des personnes à protéger.

III.  Question en litige

[28]  La seule question en litige est celle de savoir si la décision de la SAR quant à l’existence d’une PRI était raisonnable.

IV.  Norme de contrôle

[29]  Dans Salazar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 83, la juge Kane a examiné une demande de contrôle judiciaire d’une décision de la SAR. Au paragraphe 22 de cette décision, la juge Kane a conclu que les questions mixtes de fait et de droit émanant des décisions de la SAR emportent l’application de la norme de la décision raisonnable.

V.  Analyse

A.  La décision de la SAR concernant l’existence d’une PRI était-elle raisonnable?

(1)  La conclusion relève essentiellement de la conjecture

[30]  D’après les demandeurs, la conclusion de la SAR et de la SPR selon laquelle les demandeurs avaient une PRI valable repose sur le fait que les auteurs de la persécution ne cherchaient plus à les retrouver. Ils font valoir que cette conclusion est une erreur susceptible de contrôle et qu’elle est purement conjecturale.

[31]  Les demandeurs affirment que rien ne permet de conclure à une absence de motivation. Ils font valoir que la SAR se livre à des conjectures quant à savoir si les auteurs du préjudice sont motivés et qu’elle fait erreur en émettant des hypothèses sur la façon dont les auteurs du préjudice se comporteraient. Ils ajoutent que ni eux ni le décideur ne peuvent savoir ce que pensent les auteurs de la persécution.

[32]  Les demandeurs font également valoir que l’analyse de la PRI est dépourvue de tout contexte pertinent et qu’elle repose sur des hypothèses étant donné que :

  1. le procureur général du Mexique n’a pas donné suite à la plainte détaillée au sujet du rôle de la police locale;
  2. tous les membres de la famille immédiate ont fui le pays, et il ne reste personne pouvant être directement ciblé par les auteurs du préjudice;
  3. la SPR et la SAR ont accepté l’exposé circonstancié du demandeur principal et, par conséquent, ont accepté que la police locale eût probablement joué un rôle;
  4. il est impossible de savoir si les auteurs de la persécution surveillent les domiciles et les entreprises des demandeurs sans être repérés;
  5. il est erroné de présumer du comportement des auteurs de la persécution (Gad c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 303 [Gad]).

[33]  Les demandeurs soutiennent que la SAR, en affirmant que les auteurs de la persécution ne sont plus motivés, se livre à des conjectures. Le défendeur soutient à l’inverse que les demandeurs se livrent à des conjectures en supposant que, s’ils retournent au Mexique, les auteurs de la persécution ont la motivation et la capacité de les retrouver et de leur causer des préjudices.

[34]  Pour commencer l’analyse, j’examinerai le critère relatif à la PRI. Ce critère a été élaboré dans la jurisprudence depuis la décision Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA), à la page 710, et l’arrêt Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1993 CanLII 3011 (CAF).

[35]  Le critère relatif à la PRI exige que la Commission soit convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la partie du pays où, selon elle, il existe une possibilité de refuge.

[36]  Deuxièmement, les conditions dans la partie du pays où l’on juge qu’il existe une possibilité de refuge doivent être telles qu’il ne serait pas déraisonnable que le demandeur d’asile y cherche refuge, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui lui sont propres. Pour paraphraser le juge en chef Crampton qui décrit le critère au paragraphe 12 de la décision Hamdan c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 643 [Hamdan], la barre est très haute lorsqu’il s’agit de démontrer ce qui serait objectivement déraisonnable et ne nécessite rien de moins que la présentation d’une preuve réelle et concrète de l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité du demandeur s’il devait se relocaliser dans la région où il y a une PRI. Il incombe au demandeur de présenter cette preuve.

[37]  J’estime que la SAR ne s’est pas livrée à des conjectures et qu’elle a fondé sa décision sur la preuve dont la SPR et elle disposaient. Le fardeau incombe aux demandeurs, et le fait de ne pas fournir de preuve concrète ne permet pas de dire que la SAR ou la SPR se sont livrées à des conjectures. À mon avis, elles ne l’ont pas fait.

[38]  Je ne suis pas d’accord pour dire que les demandeurs ont établi la capacité d’agir des auteurs du préjudice simplement en raison de l’existence d’une corruption et de la possibilité d’acheter des renseignements personnels sur le marché noir.

[39]  En fait, la SPR et la SAR ont examiné en profondeur pourquoi M. Carillo et ses associés manquent de moyens. Il semble raisonnable de conclure que la petite entreprise de M. Carillo n’est pas en mesure de mener une chasse à l’homme à l’échelle nationale, et ce, même si elle était en mesure d’acheter des renseignements personnels sur le marché noir.

[40]  La SAR accorde une attention particulière à la nature très locale de l’influence de M. Carillo. En outre, il est vrai que les demandeurs ont vécu sans harcèlement pendant des mois dans d’autres régions du Mexique. Par conséquent, je conviens à cet égard que ce sont les demandeurs eux-mêmes qui émettent des hypothèses au sujet de la capacité de M. Carillo de les traquer, et non la SAR.

[41]  De plus, rien n’indique que M. Carillo a « acheté » la police fédérale. En fait, selon la preuve, les demandeurs ont eux-mêmes tenté d’obtenir l’aide de la police fédérale, mais ils ont quitté le pays peu après. En fait, quand on les a interrogés au sujet d’une réponse à la plainte déposée à la police fédérale, les demandeurs ont admis qu’ils n’avaient attendu que 10 jours avant de quitter le Mexique, tout en sachant qu’il faudrait à la police au moins 10 jours pour leur répondre. Ils ont également admis avoir reçu par courriel une réponse de la police fédérale du Mexique, mais ils ont reçu cette réponse, aux dires du demandeur principal, pendant qu’ils demandaient le statut de réfugié au Canada. Par conséquent, ils n’ont jamais répondu à la police fédérale mexicaine ni téléphoné au numéro qui leur était fourni.

[42]  Je ne suis pas d’avis que la SAR se livre à des conjectures lorsqu’elle déclare que la police fédérale mexicaine pourrait aider les demandeurs. La preuve indique que la police a répondu à la plainte déposée et que les demandeurs n’y ont pas donné suite ou n’ont pas fait d’autres démarches pour obtenir l’aide de la police. Cette absence de preuve dont ils sont responsables ne peut permettre de conclure que la SAR se livrait à des conjectures au sujet de l’aide possible de la police fédérale mexicaine.  

[43]  Je conviens qu’il est prouvé qu’il existe de la corruption au Mexique, comme le démontrent les renseignements sur la situation dans le pays. Toutefois, ces renseignements montrent clairement que les citoyens mexicains, menacés d’extorsion par de simples citoyens ou des gangs, fuient vers des endroits plus sécuritaires afin d’échapper aux conséquences de cette extorsion.

[44]  Dans la décision Saldana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1092, la juge Dawson a examiné une affaire dans laquelle la SPR avait conclu que Mexico était une PRI valable pour un certain nombre de demandeurs. Dans cette affaire, les demandeurs ont fait valoir qu’ils étaient ciblés par un gang de Tlaxcala, au Mexique, qui croyait qu’ils avaient beaucoup d’argent. Un des demandeurs avait été kidnappé par des hommes qui l’ont détenu pendant des jours et lui ont dit qu’il avait cinq jours pour verser l’argent. Bien qu’il soit vrai que, dans cette affaire, les allégations des demandeurs n’ont pas été jugées entièrement crédibles, la juge Dawson a conclu que Mexico demeurait une PRI valable.

[45]  Compte tenu de la taille de Mexico et de la vie relativement stable qu’on peut y mener, si l’on se fie aux renseignements sur la situation dans le pays figurant au dossier, je suis d’accord pour dire que la SAR a conclu de façon raisonnable que la preuve ne permettait pas de conclure à la capacité des auteurs du préjudice de trouver les demandeurs si ceux-ci devaient retourner au Mexique.

[46]  La conclusion de la SAR selon laquelle les auteurs du préjudice n’avaient plus la motivation de cibler les demandeurs était raisonnable. Cette conclusion n’était pas purement hypothétique.

[47]  Premièrement, M. Carillo a effectivement pillé ce qui restait des biens du demandeur principal à Manzanillo. Il ne semble pas avoir grand-chose d’autre pour lui à gagner s’il continue de cibler le demandeur principal.

[48]  Deuxièmement, bien qu’il soit vrai que les demandeurs se sont enfuis, M. Carillo aurait facilement pu rendre visite à la belle-famille des demandeurs pour obtenir des renseignements. Il serait raisonnable de supposer que ce serait la première étape d’une personne intéressée à obtenir de tels renseignements. En outre, l’examen de la transcription montre que Viviana a rendu un témoignage contradictoire sur ce point. Elle a initialement déclaré que les auteurs du préjudice [traduction] « ont commencé à embêter [sa] famille […] ils embêtent les deux côtés de la famille », mais elle a ajouté presque immédiatement après que sa famille n’est pas en danger et qu’il n’y a eu aucune menace depuis. Compte tenu de ces renseignements, ainsi que des autres éléments de preuve au dossier, il n’est pas hypothétique de la part de la SAR de conclure que les auteurs de la persécution ne s’intéressent plus aux demandeurs puisqu’ils ont déjà importuné la famille et qu’ils avaient arrêté de le faire.

[49]  Je comprends que le rôle de la SAR n’est pas de se mettre à la place de l’auteur de la persécution et d’émettre des hypothèses sur ses motivations (Gad, précitée). Dans la décision Gad, le juge Harrington mentionne au paragraphe 11 que « [l]’argument de l’agente d’ERAR, portant que, si M. Gad avait attiré l’attention des autorités égyptiennes, ces dernières auraient contacté d’une manière ou d’une autre les membres de sa famille et ses coreligionnaires, n’est que pure conjecture. Comment pouvons-nous savoir ce qui se passe dans la tête de l’agent de persécution? »

[50]  Toutefois, je suis d’accord avec le défendeur pour dire que l’affaire Gad est différente, car la preuve indique clairement que le demandeur avait attiré l’attention des autorités nationales en Égypte, qui, de toute façon, fonctionnaient comme une dictature militaire. En l’espèce, la preuve présentée par les demandeurs est de nature conjecturale et ne permet pas de conclure que les auteurs du préjudice poursuivent leurs recherches pour retrouver les demandeurs ailleurs qu’à Manzanillo.

[51]  Enfin, les demandeurs ont signalé que l’existence d’une PRI à Veracruz avait été évoquée dans la décision, et qu’il s’agissait d’une erreur. Aucun argument à ce sujet n’a été présenté dans le mémoire du droit des demandeurs, à l’exception de la déclaration du 25 octobre 2018 figurant dans leur mémoire des arguments : [traduction] « La SPR n’a pas précisé l’existence d’une PRI à Veracruz dans sa décision » (au paragraphe 29). Les demandeurs ont cependant admis que même s’il y avait eu une erreur, elle était sans conséquence.

[52]  En l’espèce, l’erreur alléguée ayant été soulignée dans le mémoire des arguments, j’examinerai donc brièvement ce point, car il n’a pas été présenté comme un argument complet. Je ne considère pas que la mention de Veracruz soit en fait une erreur. L’examen de la transcription de la première audience permet de conclure que les villes de Mexico et de Veracruz ont toutes deux été évoquées en tant que PRI.

[53]  Il incombe aux demandeurs d’établir qu’ils ne pouvaient se réclamer d’une PRI et, en l’espèce, ils ne se sont pas acquittés de ce fardeau. Comme je suis d’avis que la conclusion de la SAR est raisonnable, je rejetterai la demande.

[54]  Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et aucune ne se pose. Par conséquent, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4726-18

LA COUR STATUE que :

  1. la demande est rejetée;

  2. aucune question n’est certifiée.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour de juillet 2019

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

IMM-4726-18

 

INTITULÉ :

JUAN CARLOS MADRIGAL RAMIREZ ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 25 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 25 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Lobat Sadrehashemi

POUR LES DEMANDEURS

Tasneem Karbani

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Embarkation Law Corporation

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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