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Date : 20190325


Dossier : IMM‑3332‑18

Référence : 2019 CF 358

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 25 mars 2019

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

WEIJUN HUANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUDGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Weijun Huang, est un citoyen de la Chine. Il est entré au Canada en provenance des États‑Unis en septembre 2012 et a demandé l’asile au motif qu’il craignait d’être persécuté en Chine parce qu’il est un adepte du Falun Gong. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté sa demande d’asile pour des motifs de crédibilité, et il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 [la LIPR].

[2]  M. Huang soutient que la SPR a tiré des conclusions déraisonnables quant à la crédibilité. Le défendeur soutient que les conclusions quant à la crédibilité étaient raisonnables.

[3]  Pour les motifs qui suivent, la demande est accueillie.

II.  Contexte

[4]  M. Huang mentionne qu’il a commencé à pratiquer le Falun Gong en Chine en 2011 parce qu’il souffrait de douleurs cervicales chroniques. Son groupe de pratique a fait l’objet d’une descente du Bureau de la sécurité publique [le PSB] en juin 2012. Il s’est enfui et s’est réfugié chez son oncle.

[5]  Pendant qu’il était chez son oncle, M. Huang a appris que des représentants du PSB, qui étaient à sa recherche, s’étaient présentés à son domicile. Les représentants du PSB ont questionné ses parents afin de savoir où il se trouvait, l’ont accusé de participer aux activités d’une secte maléfique, et ils ont ordonné qu’il se rende à eux. Ils ont également averti ses parents qu’ils ne devaient pas dissimuler d’information sur leur fils et ils les ont informés que d’autres adeptes du Falun Gong avaient été arrêtés. 

[6]  M. Huang affirme que des représentants du PSB se sont présentés une deuxième fois à son domicile, qu’ils ont questionné ses parents de nouveau et qu’ils ont laissé entendre qu’il participait aux activités d’une secte maléfique. Il a donc décidé de fuir la Chine. Il a fait appel aux services d’un passeur, a quitté la Chine en août 2012 et est entré au Canada en septembre 2012 en passant par les États‑Unis. Il affirme que des représentants du PSB ont continué de se présenter à son domicile en Chine et qu’ils ont montré à ses parents un mandat d’arrêt à son nom en octobre 2012.

[7]  M. Huang affirme qu’il continue de pratiquer le Falun Gong au Canada.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[8]  La SPR a fait remarquer que la description qu’a faite M. Huang des événements était conforme à celle fournie dans l’exposé circonstancié de son formulaire de renseignements personnels. Néanmoins, elle a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité en se fondant sur l’absence de sommation du PSB. La SPR a reconnu que les pratiques du PSB varient d’un endroit à l’autre, mais elle a conclu que le PSB aurait laissé une sommation s’il portait un grand intérêt à M. Huang.

[9]  En ce qui concerne l’affirmation de M. Huang selon laquelle des représentants avaient montré un mandat d’arrêt à ses parents, la SPR a souligné, en renvoyant à la preuve documentaire, que le PSB aurait délivré une sommation coercitive avant d’obtenir un mandat d’arrêt. En s’appuyant sur l’absence de sommation coercitive, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas présenté d’éléments de preuve convaincants attestant que le PSB le recherchait.

[10]  La SPR a également conclu que M. Huang n’était pas recherché par le PSB parce qu’il avait quitté la Chine en utilisant son propre passeport. À l’appui de cette conclusion, la SPR a invoqué la preuve documentaire au sujet du projet Bouclier d’or et a conclu que, en dépit de la corruption qui mine les pratiques administratives en Chine, le passeur n’aurait pas pu soudoyer quatre responsables.

[11]  La SPR a estimé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour appuyer les allégations du demandeur selon lesquelles il était un adepte du Falun Gong en Chine et qu’il était recherché. Elle a conclu que la demande d’asile était frauduleuse et a mis en doute la crédibilité générale du demandeur.

[12]  Pendant l’examen de la demande d’asile sur place, la SPR a reconnu les connaissances de base de M. Huang sur le Falun Gong et a constaté que des photos et une lettre avaient été déposées en preuve. La SPR a rejeté les éléments de preuve présentés sur la pratique du Falun Gong au Canada et a fait remarquer qu’elle pourrait intégrer les conclusions qui ont déjà été tirées quant à la crédibilité dans son évaluation de la demande d’asile sur place. La SPR a conclu que le demandeur n’était pas un adepte du Falun Gong en Chine ou au Canada et qu’il avait présenté une demande d’asile frauduleuse. La demande d’asile sur place a été rejetée.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[13]  La demande soulève deux questions : (a) les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient‑elles raisonnables; et (b) l’analyse de la demande d’asile sur place effectuée par la SPR était‑elle raisonnable?

[14]  Les questions soulevées font intervenir des questions de fait et des questions mixtes de fait et de droit qui doivent être examinées selon la norme de la décision raisonnable (Mohamud c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 170, au paragraphe 2; Feng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 18, au paragraphe 16 [Feng]). La norme de la décision raisonnable est empreinte de déférence. Une cour de révision doit se demander si le processus décisionnel tient compte des éléments de justification, de transparence et d’intelligibilité, et si la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Les conclusions quant à la crédibilité appellent une grande déférence; en effet, la SPR « est en meilleure position pour évaluer la preuve, jauger la crédibilité des témoins et tirer les inférences qui s’imposent » (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 94, au paragraphe 14 [Huang]).

V.  Analyse

A.  Les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient‑elles raisonnables?

[15]  La SPR a tiré des conclusions défavorables quant à la crédibilité au motif qu’une sommation n’avait pas été délivrée par le PSB et que M. Huang avait quitté la Chine en utilisant son propre passeport authentique sans encombre.

[16]  En ce qui concerne l’absence de sommation, la SPR a invoqué la preuve documentaire démontrant qu’une sommation est généralement remise aux membres de la famille lorsque le PSB s’intéresse à une personne. La SPR s’est appuyée sur le nombre de visites du PSB au domicile de M. Huang ainsi que sur les arrestations de deux membres du groupe de pratique qui ont été rapportées pour conclure que le PSB s’intéressait à lui. La SPR a également fait remarquer qu’une sommation aurait été un document essentiel à la délivrance d’un mandat d’arrêt.

[17]  Bien que cette question ait été présentée comme une question de crédibilité, il semble que la SPR ait essentiellement conclu qu’il était invraisemblable que le PSB n’ait pas remis une sommation à la famille du demandeur. En tirant cette conclusion, la SPR a fait remarquer que le PSB aurait dû s’adresser à des autorités supérieures avant de délivrer un mandat d’arrêt, alors que le PSB était en mesure de délivrer une sommation « sans obtenir au préalable la permission des autorités supérieures ». Il était donc raisonnable de s’attendre à ce que le PSB ait délivré une sommation coercitive.

[18]  Des conclusions de vraisemblance ne doivent être tirées que dans les cas les plus évidents. En l’espèce, la SPR a reconnu « que les pratiques du PSB en matière de délivrance de sommations varient d’un endroit à l’autre » et que la preuve documentaire démontre que les autorités « remettent généralement une sommation ».

[19]  Même si elle a mentionné la nature équivoque de la preuve documentaire relative aux sommations, la SPR a néanmoins conclu que, selon la prépondérance des probabilités, une sommation aurait été remise « compte tenu des nombreuses visites » du PSB et de « l’arrestation d’autres adeptes » du groupe. La SPR n’a toutefois relevé aucun élément dans la preuve documentaire pour appuyer son opinion selon laquelle il aurait été plus probable qu’une sommation ait été remise si le PSB avait effectué de nombreuses visites. La SPR s’est plutôt appuyée sur la jurisprudence antérieure de la Cour pour étayer ce fait.

[20]  Il est bien établi que les demandes d’asile dépendent des faits particuliers de l’affaire. Les décisions antérieures de la Cour sont particulièrement utiles lorsque des questions de droit se posent. Cependant, la jurisprudence doit être utilisée avec prudence lorsqu’elle est invoquée pour interpréter la preuve et étayer des conclusions de fait. Une conclusion quant à la vraisemblance doit être [traduction] « étayée » par la mention de la preuve documentaire (Lorne Waldman, Immigration Law and Practice, 2e éd. (LexisNexis Canada, 2018) (feuilles mobiles), au paragraphe 8.64; voir aussi He c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1089, au paragraphe 8). Tel n’a pas été le cas en l’espèce. Comme l’a récemment fait observer le juge Simon Fothergill, « [l]a Cour a maintes fois mis en garde contre la formulation d’hypothèses quant au comportement rationnel des autorités chinoises et à la question de savoir s’il faut s’attendre à ce qu’elles délivrent une citation à comparaître coercitive » (Huang, au paragraphe 21).

[21]  La preuve documentaire elle‑même soulève également des inquiétudes. La SPR a fait référence à la loi sur les peines relatives à l’administration de la sécurité publique de la Chine, qui figure dans le cartable national de documentation, pour étayer sa conclusion selon laquelle une sommation est généralement remise aux membres de la famille et selon laquelle le PSB peut délivrer des sommations coercitives et non coercitives sans devoir s’adresser à des autorités supérieures. L’avocate du demandeur signale qu’aucun de ces aspects n’est abordé dans la loi citée par la SPR. Bien que la SPR n’y ait pas fait référence, l’avocate du demandeur renvoie également à une réponse à une demande d’information contenue dans le dossier [la RDI], où il est mentionné que le PSB est tenu d’obtenir l’approbation des autorités supérieures lorsqu’une sommation coercitive doit être délivrée et qu’une sommation coercitive doit être signifiée à personne au suspect. L’avocat du défendeur n’a relevé aucun élément de preuve démontrant le contraire. 

[22]  Après avoir examiné la loi de la Chine et la RDI, je suis convaincu que ces éléments n’appuient pas la conclusion de vraisemblance qu’a tirée la SPR, et je conclus que la conclusion de vraisemblance et la conclusion défavorable quant à la crédibilité qui en résulte étaient déraisonnables.

[23]  Je me penche à présent sur le départ de la Chine de M. Huang. Là encore, la SPR a tiré sa conclusion en se fondant sur la vraisemblance. Le fait que M. Huang a franchi des contrôles de sécurité sans contrainte a mené la SPR à conclure qu’il n’était pas recherché par le PSB. Cependant, selon le témoignage de M. Huang, une sommation n’a pas été délivrée et ce n’est qu’après son départ de la Chine qu’un mandat d’arrêt a été montré à ses parents. L’analyse déficiente qu’a faite la SPR de la délivrance d’une sommation a une incidence sur le caractère raisonnable de son analyse du départ et entache le caractère raisonnable de celle‑ci.

B.  L’analyse de la demande d’asile sur place effectuée par la SPR était‑elle raisonnable?

[24]  La SPR s’est appuyée sur ses conclusions défavorables erronées quant à la crédibilité et les a intégrées dans son analyse de la demande d’asile sur place. Ce seul fait mine le caractère raisonnable de la conclusion relative à la demande d’asile sur place (Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 749, aux paragraphes 58 et 59). Cependant, il ne s’agit pas de la seule erreur susceptible de contrôle qu’a commise la SPR.

[25]  La jurisprudence établit clairement que la SPR doit envisager le sort que subirait un demandeur s’il retournait en Chine et était identifié comme un adepte du Falun Gong. Dans la décision Liu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 972 [Liu], le juge Douglas Campbell a expliqué en ces termes l’évaluation de la demande sur place qui doit être effectuée :

[8] […] [q]ue la SPR ait cru ou non que le demandeur était un « véritable adepte du Falun Gong » au Canada, elle a néanmoins reconnu qu’il pratiquait le Falun Gong au Canada. Les questions liées à la demande sur place qui ont été soumises à la SPR étaient donc les suivantes : considérerait‑on le demandeur comme un adepte du Falun Gong à son retour en Chine; et si c’était le cas, s’exposerait‑il à plus qu’une simple possibilité de persécution? La SPR a carrément omis de traiter ces questions essentielles (voir : Shao Rong Hu c Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2012 CF 544, au paragraphe 8). [Non souligné dans l’original.]

[26]  M. Huang avait déposé en preuve des photos de lui ayant trait à sa pratique du Falun Gong au Canada ainsi qu’une lettre qui a été décrite dans la décision de la SPR comme une lettre d’un autre adepte. Les photos ont été rejetées parce qu’elles n’étaient pas datées. La « lettre », qui était en fait une déclaration sous serment, a quant à elle été écartée au motif que la SPR ne connaissait pas son auteur et que ce dernier n’avait pas comparu comme témoin.

[27]  La SPR était tenue de se pencher sur ce que mentionne la preuve et non de la rejeter d’emblée en raison de ce qu’elle ne mentionne pas (Feng, au paragraphe 37). Il ne s’agissait pas de savoir si M. Huang était un véritable adepte; il s’agissait plutôt de répondre aux questions suivantes au sujet de M. Huang : « considérerait‑on le demandeur comme un adepte du Falun Gong à son retour en Chine; et si c’était le cas, s’exposerait‑il à plus qu’une simple possibilité de persécution? » (Liu, au paragraphe 8).

[28]  Le défendeur s’appuie sur les décisions Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 877, et Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 765, pour affirmer qu’il incombait à M. Huang de démontrer que sa pratique au Canada avait attiré l’attention des autorités chinoises. Selon le défendeur, le demandeur ne s’est pas acquitté de ce fardeau et la SPR a raisonnablement rejeté sa demande d’asile sur place.

[29]  Cette jurisprudence est peu utile. En effet, dans les décisions Li et Zhang, la question était de savoir si les demandeurs s’étaient acquittés du fardeau de la preuve. En l’espèce, la question est plutôt de savoir si la SPR a omis de tenir compte de la preuve.

VI.  Conclusion

[30]  La demande est accueillie. Les parties n’ont pas relevé de question grave de portée générale, et aucune n’est soulevée.


JUDGMENT dans le dossier IMM‑3332‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 7e jour de mai 2019

Manon Pouliot, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3332‑18

 

INTITULÉ :

WEIJUN HUANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 MARS 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GLEESON

 

DATE DES MOTIFS :

LE 25 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Elyse Korman

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Brad Gotkin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Korman & Korman LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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