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Date : 20190322


Dossier : IMM‑3342‑18

Référence : 2019 CF 360

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 22 mars 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

DAINIA MAGDALENE HILARIA SMITH et SHEMEKA CODENE KISHURMA JEFFERS

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Dainia Smith est arrivée au Canada avec sa fille, Shemeka Jeffers, en provenance de Saint‑Vincent‑et‑les‑Grenadines. Elles ont présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire ainsi qu’une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR). Les deux demandes ont été rejetées. La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire du rejet de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[2]  Les demanderesses soulèvent un certain nombre de questions au sujet de la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, mais je crois qu’il n’est pas nécessaire d’examiner chacune d’elles. J’accueille la demande, car j’estime que la décision est déraisonnable du fait qu’elle repose presque exclusivement sur la difficulté ou le risque auquel les demanderesses seraient exposées à leur retour à Sainte‑Lucie, plutôt que sur les difficultés auxquelles elles seraient exposées à Saint‑Vincent, le seul pays duquel les deux demanderesses sont citoyennes et où elles affirment qu’elles iraient si elles étaient contraintes de quitter le Canada. Une décision fondée sur l’analyse des risques du mauvais pays ne peut pas être raisonnable.

I.  Contexte

[3]  Mme Smith est née à Sainte‑Lucie. Lorsqu’elle avait 13 ans, sa mère a fui le pays en raison de son mari violent et a déménagé à Saint‑Vincent. Mme Smith est demeurée à Sainte‑Lucie pour prendre soin de ses frères et sœurs. Elle a finalement suivi sa mère à Saint‑Vincent, et ses frères et sœurs les ont finalement suivies à Saint‑Vincent eux aussi. Mme Smith est une citoyenne de Sainte‑Lucie et de Saint‑Vincent.

[4]  Mme Smith a donné naissance à sa fille, Shemeka Jeffers, à Saint‑Vincent, et sa fille est une citoyenne de ce pays. Lorsque sa fille avait un an, elles ont déménagé au Canada. Après quelques années, Mme Smith a rencontré un citoyen canadien qui a décidé d’essayer de la parrainer, de même que sa fille, afin qu’elles obtiennent la résidence permanente. Cette demande a été rejetée. Mme Smith et sa fille ont ensuite présenté une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ainsi qu’une demande d’ERAR. La demande d’ERAR a été rejetée le 25 avril 2018, et le même agent (l’agent) a rejeté la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire le lendemain.

II.  Questions en litige et norme de contrôle

[5]  Les demanderesses ont soulevé un certain nombre de questions concernant la décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. Elles soutiennent que : i) l’agent a appliqué le mauvais critère juridique lorsqu’il a examiné la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, ii) l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant était erronée, iii) l’agent n’a pas tenu compte de l’établissement des demanderesses au Canada, et iv) l’évaluation de la situation dans le pays était déraisonnable.

[6]  Je ne crois pas qu’il soit nécessaire de se pencher sur tous ces points. La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent relativement à une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable. En résumé, la décision doit appartenir aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

III.  Analyse

[7]  En l’espèce, la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire reposait principalement sur les difficultés auxquelles les demanderesses seraient exposées si elles retournaient à Saint‑Vincent – le pays d’où elles provenaient lorsqu’elles sont arrivées au Canada, le pays où Mme Smith a des frères et un foyer où elle pourrait retourner, et le seul pays où Mlle Jeffers a vécu avant d’arriver au Canada. Dans la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, il est écrit que la maison où vivaient les demanderesses à Saint‑Vincent est [traduction] « le seul foyer qu’a Dainia si elle est contrainte de quitter le Canada. En réalité, si elle est renvoyée du Canada, Shemeka et elle devront emménager dans cette maison, car elles n’ont littéralement aucun autre endroit où aller […] ». Les difficultés auxquelles les demanderesses seraient exposées à leur retour à Saint‑Vincent sont décrites de manière très détaillée dans la demande. Bien que les difficultés associées à un retour à Sainte‑Lucie y soient mentionnées, il est clair que le fondement général de la demande est un retour à Saint‑Vincent.

[8]  Pour des motifs qui ne sont pas expliqués dans la décision, l’agent a évalué le risque associé à un retour à Sainte‑Lucie. Bien que la situation dans les deux pays soit mentionnée dans la décision, environ la moitié de celle‑ci est consacrée à une longue citation tirée d’un rapport sur la situation à Sainte‑Lucie rédigé par un Département d’État des États‑Unis. Les passages suivants contiennent les principales conclusions de l’agent :

[traduction]

À la lumière des éléments de preuve dont je dispose, je ne suis pas convaincu que le fait de retourner à Sainte‑Lucie aurait des répercussions négatives importantes sur l’intérêt supérieur de l’enfant […]

La demanderesse adulte est née à Sainte‑Lucie et y a passé une grande partie de sa vie. Je reconnais que les demanderesses pourraient avoir de la difficulté à se réadapter à leur vie, mais elles ne m’ont pas convaincu que cela justifierait une exemption pour des motifs d’ordre humanitaire. Il est d’autant plus raisonnable de croire que la demanderesse adulte se soit fait et ait continué de se faire des amis, des connaissances, des réseaux sociaux, etc. pendant les années où elle a vécu à Sainte‑Lucie […]

[9]  Le défendeur a laissé entendre que l’agent a rendu sa décision relative à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en s’appuyant simplement sur la même analyse des risques liés à un retour à Sainte‑Lucie sur laquelle il s’était appuyé pour rendre sa décision relative à la demande d’ERAR. Cela pourrait bien être vrai et, sans me prononcer sur la question de savoir si cette explication constitue un fondement raisonnable pour une telle approche, je ferais simplement observer qu’il s’agit d’une simple hypothèse, car cette explication n’est pas énoncée dans la décision fondée sur des motifs d’ordre humanitaire elle‑même.

[10]  Deux grands principes sont établis dans la jurisprudence : i) une décision qui est essentiellement fondée sur une analyse reposant sur le mauvais pays est déraisonnable (Pinto Ponce c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 181, au paragraphe 41; Landaverde c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1665, aux paragraphes 35 et 36); et ii) une décision où le mauvais pays est mentionné, manifestement à tort, ne sera pas déraisonnable simplement à cause d’une telle erreur commise par inadvertance (Earl c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 312; Deyo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 381).

[11]  En l’espèce, j’estime que l’essentiel de l’analyse qu’a faite l’agent de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et de la question de l’intérêt supérieur de l’enfant était axée sur Sainte‑Lucie plutôt que sur Saint‑Vincent. Le problème à cet égard est que les demanderesses ont clairement mentionné dans leurs observations détaillées liées aux motifs d’ordre humanitaire qu’elles devraient retourner à Saint‑Vincent si elles étaient contraintes de quitter le Canada, car elles vivaient à Saint‑Vincent avant leur arrivée au pays et les frères de Mme Smith y vivent. Cette dernière n’a aucun lien familial ou autre à Sainte‑Lucie. Mlle Jeffers n’a jamais vécu à Sainte‑Lucie et n’est pas une citoyenne de ce pays. Ni l’une ni l’autre des demanderesses ne sont demeurées en relation avec le père de Mlle Jeffers, et la mère de Mme Smith est décédée. La preuve démontre que les frères de Mme Smith sont les seuls membres de sa famille immédiate qu’il lui reste, et ils vivent tous à Saint‑Vincent.

[12]  L’agent a décidé d’axer l’analyse sur le mauvais pays ou, à tout le moins, n’a pas vraiment tenu compte des difficultés auxquelles les demanderesses seraient exposées à Saint‑Vincent, le pays où elles ont clairement affirmé qu’elles retourneraient si elles étaient contraintes de quitter le Canada. Pour ce motif, je conclus que la décision de l’agent est déraisonnable. J’annule donc la décision et je renvoie l’affaire à un autre agent pour nouvel examen.

[13]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale à certifier et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑3342‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est accueillie, la décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

  3. L’intitulé est modifié, avec effet immédiat, de façon à ce que la graphie des noms des demanderesses soit rectifiée : DAINIA MAGDALENE HILARIA SMITH et SHEMEKA CODENE KISHURMA JEFFERS.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de mai 2019

Manon Pouliot, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3342‑18

INTITULÉ :

DAINIA MAGDALENE HILARIA SMITH ET SHEMEKA CODENE KISHURMA JEFFERS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 FÉVRIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 22 MARS 2019

COMPARUTIONS :

Adela Crossley

POUR LES DEMANDERESSES

Veronica Cham

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Crossley Law

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDERESSES

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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