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Date : 20190320


Dossier : IMM‑749‑18

Référence : 2019 CF 339

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

LEDA VIRGINIA GUTIERREZ ORTIZ

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Leda Virginia Gutierrez Ortiz, est une citoyenne du Costa Rica âgée de 69 ans qui est arrivée au Canada à titre de visiteuse en février 2003. Elle affirme qu’elle a quitté le Costa Rica parce qu’elle était victime de violence familiale grave aux mains de son ex‑conjoint. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté sa demande d’asile en juin 2004. Sa demande d’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] a été rejetée en février 2005. La demanderesse a ensuite continué de vivre au Canada sans statut légal pendant les 12 années et demie qui ont suivi, jusqu’à son renvoi en septembre 2017.

[2]  Avant son renvoi, la demanderesse a présenté une demande de visa de résident permanent à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Cependant, dans une décision datée du 30 janvier 2018, un agent d’immigration principal a rejeté sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de cet agent, au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Elle demande à la Cour d’annuler la décision de l’agent et de renvoyer l’affaire à un autre agent d’immigration pour qu’il rende une nouvelle décision.

I.  Contexte

[3]  La demanderesse a déposé une demande d’asile en février 2003, mais elle ne s’est pas présentée à son audience devant la SPR à deux reprises. La SPR a donc prononcé le désistement de sa demande d’asile en juin 2004. La demanderesse a ensuite présenté une demande d’ERAR en décembre 2004, mais cette demande a été rejetée en février 2005.

[4]  Après le rejet de sa demande d’ERAR, l’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a ordonné à la demanderesse de se présenter à une entrevue avant renvoi en mars 2005. Le 16 mars 2005, l’ASFC a lancé un mandat d’arrêt contre elle parce qu’elle ne s’est pas présentée à l’entrevue. L’ASFC a exécuté ce mandat et arrêté la demanderesse près de 12 années plus tard, lorsque celle‑ci s’est rendue volontairement à l’ASFC le 24 février 2017. La demanderesse a été libérée sous caution peu de temps après.

[5]  La veille du jour où elle s’est rendue à l’ASFC, la demanderesse a présenté une demande de visa de résident permanent à partir du Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. L’agent a rejeté cette demande dans une décision datée du 30 janvier 2018.

[6]  Bien que la demanderesse ait quatre frères et sœurs au Costa Rica, elle affirme qu’ils ne peuvent pas lui fournir du soutien matériel parce qu’ils sont âgés et sans emploi. Les trois aînés sont à la retraite et le plus jeune des frères et sœurs ne travaille pas.

[7]  La demanderesse a travaillé comme femme de chambre pour une grande chaîne d’hôtels de février 2004 jusqu’à son renvoi en septembre 2017.

[8]  La demanderesse a habité avec son fils, qui est résident permanent du Canada, de 2003 à 2013, puis de décembre 2015 à septembre 2016 afin d’aider sa belle‑fille qui vivait une grossesse difficile. En mai 2016, la belle‑fille de la demanderesse a donné naissance à une fille, et la demanderesse a pris soin de sa petite‑fille pendant qu’elle vivait avec la famille. En septembre 2016, après l’arrivée au Canada de son petit‑fils en provenance du Costa Rica qui était alors âgé de 16 ans, la demanderesse a quitté la résidence de son fils pour vivre seule. Elle soutient qu’elle a aidé son petit‑fils à s’adapter à la vie au Canada en le conduisant à l’école et en préparant ses repas.

[9]  La demanderesse soutient que, si elle était autorisée à demeurer au Canada, elle prendrait soin de sa petite‑fille afin que sa belle‑fille puisse retourner travailler, et elle donnerait de l’argent à la famille de son fils pour l’aider à payer son loyer et son épicerie.

II.  Décision de l’agent

[10]  À l’appui de sa demande fondé sur des motifs d’ordre humanitaire, la demanderesse a invoqué son établissement au Canada, l’intérêt supérieur de ses deux petits‑enfants et les difficultés qu’elle éprouverait au Costa Rica.

[11]  L’agent a souligné que la demanderesse n’a pas tenté de régulariser son statut d’immigrante au Canada pendant plus de 12 ans après le désistement de sa demande d’asile et qu’elle a travaillé sans autorisation durant cette période. De l’avis de l’agent, le fait qu’elle n’a pas régularisé son statut et qu’elle a travaillé au Canada sans autorisation avait beaucoup joué contre elle.

[12]  L’agent a conclu que le fait que la demanderesse parle anglais, qu’elle avait travaillé comme bénévole dans un hôpital, qu’elle était membre d’une église et qu’elle avait des amis au Canada était un facteur légèrement favorable.

[13]  L’agent a tenu compte de l’argument de la demanderesse selon lequel elle avait aidé son petit‑fils à s’adapter à la vie au Canada, mais il a conclu que le soutien qu’elle lui fournissait en préparant ses repas et en le conduisant à l’école était moindre, car son petit‑fils était presque un adulte et pouvait faire ses propres repas et se rendre seul à l’école, et il avait également le soutien de son père et de sa belle‑mère.

[14]  L’agent a également tenu compte du fait que la demanderesse a pris soin de sa petite‑fille et a habité avec elle de sa naissance jusqu’à septembre 2016, lorsqu’elle a déménagé de chez son fils. L’agent n’était pas convaincu que la petite‑fille de la demanderesse se souvenait d’elle. L’agent a fait remarquer que la petite‑fille de la demanderesse habitait avec ses parents, et il n’était pas convaincu que ses parents ne prenaient pas bien soin d’elle et que son intérêt supérieur ne leur tenait pas à cœur.

[15]  L’agent a reconnu que les grands‑parents jouent un rôle important dans la vie de leurs petits‑enfants et qu’il était dans l’intérêt supérieur de la petite‑fille d’accueillir la demande de dispense de la demanderesse. L’agent a jugé que cet élément était un facteur favorable important.

[16]  En réponse à l’argument de la demanderesse selon lequel elle ne pourrait pas subvenir à ses besoins au Costa Rica et que ses quatre frères et sœurs qui habitent dans ce pays ne seraient pas en mesure de lui fournir un logement ou du soutien matériel, l’agent a déclaré qu’il n’était pas persuadé que ses frères et sœurs ne seraient pas en mesure de lui fournir du soutien affectif pour l’aider à se réinstaller au Costa Rica ou qu’ils ne seraient pas disposés à lui fournir un tel soutien.

[17]  Bien que la demanderesse ait travaillé au Canada pendant de nombreuses années, l’agent n’a pas été convaincu par l’argument selon lequel elle n’avait pas d’économies ou qu’elle ne pouvait pas utiliser ses économies pour subvenir à ses besoins au Costa Rica. L’agent a ajouté que le fils de la demanderesse est un travailleur syndiqué de la construction, et qu’il n’était pas convaincu que son fils ne serait pas en mesure de l’aider financièrement.

[18]  L’agent a tenu compte du fait que la demanderesse compte environ 13 années d’expérience en tant que femme de chambre dans un hôtel et du fait qu’elle parle anglais. L’agent n’a toutefois pas été convaincu qu’elle ne pourrait pas utiliser ces compétences pour obtenir du travail au Costa Rica si elle devait présenter une demande de résidence permanente de l’extérieur du Canada.

[19]  L’agent a fait observer que la demanderesse a été renvoyée au Costa Rica et qu’il n’y avait aucune preuve démontrant qu’elle n’avait pas trouvé un logement, qu’elle ne subvenait pas à ses besoins au Costa Rica ou qu’elle éprouvait des difficultés. L’agent a conclu que la demanderesse n’avait fourni aucun élément de preuve objectif pour appuyer son affirmation selon laquelle elle avait quitté le Costa Rica en 2003 à la suite d’actes de violence commis par son ex‑conjoint, et pour démontrer que son ex‑conjoint s’intéressait à elle pendant son séjour au Canada ou durant les mois où elle a récemment résidé au Costa Rica.

[20]  Après avoir fait remarquer que la situation générale au Costa Rica n’était pas parfaite, l’agent a conclu que la demanderesse ne subirait pas plus que des difficultés minimes selon sa situation particulière et a déterminé que ce facteur était légèrement favorable à sa demande de dispense.

[21]  L’agent a conclu en déclarant ce qui suit :

[traduction]

En résumé, j’estime que la décision de la demanderesse de demeurer au Canada sans statut légal pendant plus de 12 ans a nettement joué contre elle. J’estime également que sa décision de travailler au Canada sans autorisation pendant environ 12 ans constitue un facteur particulièrement défavorable. Je conclus que l’établissement de la demanderesse, l’intérêt supérieur de ses deux petits‑enfants au Canada et les difficultés qu’elle éprouvera si elle doit présenter une demande de résidence permanente de la manière habituelle ne l’emporteront pas sur le facteur défavorable important que constituent sa décision de demeurer au Canada sans statut légal et sa décision de travailler sans autorisation légale.

III.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[22]  La décision d’un agent d’immigration de ne pas accorder de dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR relève de l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, au paragraphe 44, [2015] 3 RCS 909). La décision d’un agent aux termes du paragraphe 25(1) est hautement discrétionnaire puisque cette disposition « prévoit un mécanisme en cas de circonstances exceptionnelles » et que la Cour doit faire preuve « d’une très grande retenue » envers l’agent (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303, au paragraphe 4, [2016] ACF no 1305).

[23]  Lorsque la Cour examine une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable, son examen doit s’en tenir « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont remplis si les motifs « permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

B.  La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

[24]  La demanderesse affirme que l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve documentaire qu’elle avait déposés à l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire lorsqu’il a analysé l’importance du rôle que jouent les grands‑parents auprès de leurs petits‑enfants.

[25]  Cet argument est sans fondement. L’agent a tenu compte du soutien que la demanderesse avait fourni en tant que grand‑mère et des répercussions que pourraient subir ses petits‑enfants si une dispense ne lui était pas accordée en vertu du paragraphe 25(1) de la LIPR. L’agent a estimé que ce facteur était un facteur favorable important même si la demanderesse n’était pas la principale fournisseuse de soins des enfants touchés, que son petit‑fils aîné était capable de faire lui‑même les choses qu’elle avait faites pour prendre soin de lui, et que la plus jeune de ses petits‑enfants ne se souviendrait pas de sa perte en raison de son âge. Je suis d’avis que l’agent a raisonnablement conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne serait pas compromis si une dispense n’était pas accordée.

[26]  En l’espèce, l’intérêt supérieur des enfants n’a pas été minimisé comme ce fut le cas dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 65, 243 NR 22. Au contraire, l’intérêt supérieur des enfants a été suffisamment pris en compte puisque l’agent a jugé qu’il s’agissait d’un facteur favorable important. Comme l’a conclu la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Canada (Ministre de la citoyenneté et de l’immigration) c Legault, 2002 CAF 125, aux paragraphes 12 et 13, [2002] 4 CF 358, l’obligation de tenir compte de l’intérêt supérieur d’un enfant n’appelle pas un certain résultat dans une affaire donnée. Cette obligation fait plutôt partie des facteurs que l’agent doit prendre en compte lorsqu’il exerce son pouvoir discrétionnaire. Si l’agent tient compte des répercussions de la décision sur les enfants, la décision sera alors raisonnable et pourra être maintenue, et ce, même si elle est défavorable à l’égard d’une personne qui présente une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire.

[27]  La demanderesse renvoie à la décision Benyk c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 950, [2009] ACF no 1164 [Benyk] en faisant remarquer que cette décision reposait sur des faits qui ressemblent beaucoup à ceux en l’espèce et que la demande de contrôle judiciaire y a été accueillie.

[28]  Le renvoi à cette décision est infondé. Bien qu’il y ait des similitudes entre les affaires, qui portent toutes deux sur une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qui a été présentée par une grand‑mère qui souhaitait demeurer au Canada avec ses petits‑enfants dont elle prenait soin, la demanderesse en l’espèce n’est pas la principale fournisseuse de soins de ses petits‑enfants. Dans la décision Benyk, la grand‑mère était « l’une des deux principales fournisseuses de soins » de ses petites‑filles compte tenu de la nature du travail de leur mère (au paragraphe 6), et l’agent avait laissé entendre de façon déraisonnable que la mère des petites‑filles pourrait se trouver un autre emploi qui lui permettrait de prendre soin de ses enfants si la grand‑mère devait retourner dans son pays d’origine (aux paragraphes 12 et 13).

[29]  Avant de conclure, il convient de soulever un dernier point. L’agent a émis des hypothèses sur le niveau de soutien affectif que fourniraient les frères et sœurs de la demanderesse vivant au Costa Rica, ainsi que sur les économies de la demanderesse et sur la question de savoir si son fils serait en mesure de l’aider financièrement à se réinstaller au Costa Rica. Ces suppositions n’étaient pas justifiées compte tenu des éléments de preuve dont disposait l’agent. Ces suppositions n’ont toutefois pas joué un rôle fondamental dans la décision de l’agent, et elles ne rendaient pas déraisonnable la totalité de la décision lorsque celle‑ci était examinée « comme un tout » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Ltée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).

IV.  Conclusion

[30]  En l’espèce, l’agent n’a pas minimisé l’intérêt supérieur des petits‑enfants de la demanderesse. Au contraire, l’agent a estimé qu’il s’agissait d’un facteur favorable important. L’agent a raisonnablement tenu compte des autres facteurs soulevés par la demanderesse dans sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et, après avoir soupesé les autres facteurs favorables et défavorables, il a rendu une décision raisonnable. Comme l’a fait remarquer la Cour dans la décision De Melo Silva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 941, au paragraphe 8, 234 ACWS (3d) 1020 : « Le nombre d’années passées au Canada ne constitue pas en soi, au regard du droit en matière d’immigration, un motif pour récompenser des demandeurs qui s’y sont établis ici illégalement ».

[31]  Les motifs de l’agent pour justifier son refus de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse sont intelligibles, transparents et justifiables, et la décision appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. La demande de contrôle judiciaire de la demanderesse est donc rejetée.

[32]  Ni l’une ni l’autre des parties n’ayant proposé de question grave de portée générale à certifier en vertu de l’alinéa 74d) de la LIRP, la Cour n’en certifie aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑749‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est rejetée, et qu’aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme,

Ce 27e jour de mai 2019

Manon Pouliot, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑749‑18

 

INTITULÉ :

LEDA VIRGINIA GUTIERREZ ORTIZ c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 17 DÉCEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFs :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Ronald Shacter

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Silcoff Shacter

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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