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Date : 20190321


Dossier : IMM‑599‑18

Référence : 2019 CF 347

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2019

En présence de monsieur le juge Boswell

ENTRE :

ANGELA CASTILLO GARCIA

EVAN KIERI RIOS CASTILLO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Les demandeurs, Angela Castillo Garcia et son fils mineur, Evan Kieri Rios Castillo (Angela et Evan, âgés de 47 et de 9 ans, respectivement), sont des citoyens mexicains qui ont fui le Mexique en juillet 2016. Après leur arrivée au Canada, ils ont présenté des demandes d’asile, lesquelles ont été rejetées en mai 2017 par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR).

[2]  Dans une décision datée du 16 janvier 2018, la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR a rejeté l’appel interjeté à l’encontre de la décision de la SPR et a, en vertu du paragraphe 111(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Ils demandent à la Cour d’annuler la décision de la SAR et de renvoyer l’affaire à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

I.  Contexte

[3]  L’ex‑époux d’Angela était chauffeur de taxi à Veracruz, au Mexique. Le cartel de Los Zetas, une puissante organisation criminelle, a approché l’ex‑époux d’Angela en septembre 2015 et a exigé que celui‑ci utilise son taxi à des fins malhonnêtes. Le cartel a menacé d’enlever l’ex‑épouse et le fils du chauffeur de taxi, ainsi que de s’en prendre à eux si celui‑ci ne se conformait pas à ses exigences.

[4]  L’ex‑époux d’Angela s’est plié aux demandes de Los Zetas jusqu’en juillet 2016, lorsqu’il a cessé de travailler comme chauffeur de taxi. Il a déménagé à Cancún pour s’y cacher, tandis que les demandeurs sont venus au Canada pour y présenter des demandes d’asile. L’ex‑époux d’Angela habite maintenant avec sa sœur et exécute quelconques travaux d’électricité à Cancún.

[5]  La SPR a rejeté les demandes d’asile des demandeurs dans une décision datée du 12 mai 2017, dans laquelle elle a conclu qu’ils n’avaient pas réfuté la présomption de protection de l’État et que, subsidiairement, ils avaient une possibilité de refuge intérieur (une PRI) viable à Cancún. Les demandeurs ont interjeté appel de la décision de la SPR devant la SAR. Dans la décision qui fait l’objet du contrôle, la SAR a conclu que les demandeurs avaient une PRI viable à Cancún.

II.  Décision de la SAR

[6]  Dans les observations qu’ils ont présentées à la SAR, les demandeurs ont sollicité la tenue d’une audience et ont déposé de nouveaux éléments de preuve à l’appui de leur appel. La SAR a cependant déterminé qu’aucun de ces nouveaux éléments de preuve n’était conforme au paragraphe 110(4) de la LIPR car, à l’exception de l’affidavit d’Angela, ils étaient tous antérieurs, non seulement à la décision de la SPR, mais aussi à la date de l’audience. Selon la SAR, l’affidavit d’Angela était simplement une répétition du contenu de la demande qui avait déjà été instruite. Étant donné qu’aucun nouvel élément de preuve n’a été admis, la SAR, renvoyant au paragraphe 110(6) de la LIPR, a déclaré qu’il lui était interdit d’autoriser la tenue d’une audience.

[7]  Comme pour la SPR, les questions déterminantes pour la SAR étaient celles de l’existence d’une PRI viable et de la protection de l’État.

[8]  La SAR a conclu que Cancún constituait une PRI viable pour les demandeurs puisque le cartel de Los Zetas n’était pas présent à Quintana Roo (l’État dans lequel se trouve Cancún). Elle a aussi estimé que le cartel, bien qu’autrefois très puissant, l’était beaucoup moins aujourd’hui, et que Veracruz était la base opérationnelle de l’organisation. Le cartel du Golfe, dont la base principale est dans l’État de Quintana Roo, mène une lutte sans merci contre le cartel de Los Zetas pour le contrôle du territoire dans les États du nord‑est du Mexique. À la lumière de ces faits, la SAR a conclu qu’il existait moins qu’une simple possibilité que des membres de Los Zetas s’aventurent sur le territoire du cartel du Golfe pour traquer les demandeurs et s’en prendre à eux.

[9]  Outre la quasi‑absence du cartel de Los Zetas à Cancún et dans les régions avoisinantes, la SAR a fait remarquer que la cible principale de Los Zetas, soit l’ex‑époux d’Angela, vivait à Cancún en sécurité depuis environ un an. Du point de vue de la SAR, la preuve documentaire démontrait clairement que, contrairement aux allégations des demandeurs, Los Zetas n’exerçait pas d’activités à Cancún et que, par conséquent, le cartel ne représenterait pas une menace pour les demandeurs s’ils devaient s’y installer. Conformément au premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que Cancún constituerait une PRI sécuritaire pour les demandeurs, puisqu’ils y seraient à l’abri des risques auxquels ils pourraient être exposés à Veracruz.

[10]  Lorsque la SAR s’est penchée sur le deuxième volet du critère, elle a souligné que l’allégation de la demanderesse — selon laquelle il serait déraisonnable pour une femme célibataire se déplaçant seule avec un enfant de s’installer à Cancún — n’était pas raisonnable, étant donné qu’Angela vivait et travaillait comme mère seule à Veracruz, qu’elle avait de la famille à Cancún, qu’elle était en bonne santé et apte à travailler, et que son fils pouvait aller à l’école à Cancún. Pour la SAR, Cancún présentait toutes infrastructures d’une ville moderne, était facile d’accès pour les demandeurs et offrait de nombreux emplois diversifiés.

[11]  La SAR a conclu que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Cancún pour « tous les motifs mentionnés par le tribunal [de la SPR] », et aussi parce que le cartel de Los Zetas n’est pas réputé mener des activités dans l’État de Quintana Roo, qui est dominé par le cartel du Golfe, le principal rival de Los Zetas.

[12]  La SAR a conclu ses motifs en déclarant que, puisque le cartel de Los Zetas n’était pas présent à Cancún, il n’y avait aucun problème de protection de l’État contre l’organisation, et que, puisque la question de la PRI viable était déterminante, il n’y avait pas lieu d’évaluer la protection de l’État.

III.  Analyse

[13]  La question principale soulevée par la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

A.  Norme de contrôle

[14]  La norme de contrôle applicable à la décision de la SAR est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93, au paragraphe 35, [2016] 4 RCF 157).

[15]  Les décisions sur l’existence d’une PRI sont aussi susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Tariq c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1017, au paragraphe 14, 285 ACWS (3d) 143). Comme la Cour l’a souligné dans la décision Lebedeva c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 1165, au paragraphe 32, [2011] ACF no 1439, ces décisions « appellent la retenue de la Cour parce qu’elles concernent non seulement l’évaluation des circonstances propres au demandeur, circonstances relatées par son témoignage, mais également une compréhension intime de la situation qui règne dans le pays concerné » (voir aussi Rodriguez Diaz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1243, au paragraphe 24, [2009] 3 RCF 395, et Sivasamboo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1995] 1 CF 741, au paragraphe 26, [1994] ACF no 2018).

[16]  Selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit contrôler la décision administrative afin de déterminer si elle respecte les critères de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité du processus décisionnel et si elle appartient aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47, [2008] 1 RCS 190). Ces critères sont respectés s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708).

B.  Observations des demandeurs

[17]  Les demandeurs allèguent que la SAR a ignoré le témoignage crédible d’Angela. Ils soutiennent que certains éléments de preuve documentaire n’ont été ni examinés, ni consultés, ni abordés, et que, par conséquent, la SAR a commis une erreur parce qu’elle n’a pas tenu compte de façon adéquate des éléments de preuve essentiels à la décision.

[18]  Les demandeurs sont d’avis que la SAR s’est fondée sur les éléments de preuve documentaire de manière sélective pour conclure qu’il existait une PRI adéquate, et qu’elle a ignoré les éléments de preuve démontrant le contraire. Ils affirment que la SAR a tiré sa conclusion à l’égard de la PRI sans tenir compte de l’ensemble de la preuve, y compris les documents sur la situation dans le pays qui démontrent que le cartel de Los Zetas est actif partout au Mexique et qu’il déploie des efforts pour élargir son territoire ou reprendre le territoire perdu, notamment à Cancún. Les demandeurs allèguent en outre que la SAR a tiré sa conclusion sans prendre en compte tous les aspects relatifs à la présence de Los Zetas partout au Mexique, comme les contre‑insurrections dans les territoires contrôlés par des groupes rivaux et la violence persistante dans l’ensemble du pays.

[19]  En se fondant sur un article intitulé « Violence in Mexico Tourism Corridor Reflects Evolving Criminal Trends » [la violence dans le corridor touristique du Mexique reflète l’évolution des tendances criminelles] (l’article sur le corridor touristique) daté du 26 janvier 2017, les demandeurs affirment que le cartel de Los Zetas est bel et bien présent à Cancún. Ils renvoient au document 7.14 du cartable national de documentation, intitulé « Mexico’s Drug War: Balkanization Leads to Regional Challenges » [la guerre de la drogue au Mexique : la balkanisation donne lieu à des défis régionaux] et daté du 18 avril 2013, qui fait état de la volonté du cartel de Los Zetas d’affronter les autres gangs.

[20]  La SAR a estimé qu’il existait une PRI viable à Cancún parce que l’ex‑époux d’Angela continuait d’y habiter et d’y travailler. Les demandeurs font valoir que cette conclusion est déraisonnable et constitue une mauvaise interprétation du témoignage d’Angela, qui a explicitement souligné que son ex‑époux [traduction] « ne sort[ait] pas comme une personne normale le ferait », et qu’il ne travaillait que pour les personnes en qui il avait confiance. De l’avis des demandeurs, le témoignage pertinent démontre que ce n’est pas parce que Los Zetas n’est pas présent à Cancún que l’ex‑époux d’Angela est en sécurité, mais bien parce qu’il se cache.

[21]  Les demandeurs avancent que la conclusion selon laquelle il existe une PRI viable à Cancún est déraisonnable, à la lumière de la décision Cruz Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 399, au paragraphe 10, [2008] ACF no 487. Ils estiment que, pour établir l’existence d’une PRI viable, le décideur doit démontrer que la situation dans la région où se trouve la PRI est « qualitativement différente » de celle qui sévit dans les autres régions du pays où il y a un risque raisonnable de persécution. Les demandeurs ajoutent, compte tenu de la décision Ahmed c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) [1993] ACF no 718, au paragraphe 5, 156 NR 221, que la SAR a eu tort de s’attendre à ce qu’ils se cachent à Cancún pour rester en sécurité.

C.  Observations du défendeur

[22]  Le défendeur soutient qu’une personne doit chercher refuge ailleurs dans son propre pays, si elle le peut, avant de solliciter la protection internationale. Il est d’avis que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Cancún — PRI dont l’existence était étayée par la preuve — et qu’il était raisonnable que la SAR tire une telle conclusion.

[23]  Le défendeur avance que la conclusion de la SAR selon laquelle Cancún constitue une PRI viable était raisonnable parce que l’ex‑époux d’Angela — la cible principale de Los Zetas — était déménagé à Cancún, où il n’avait été ni poursuivi ni menacé. Le défendeur soutient que la preuve ne démontre pas que les demandeurs seraient obligés de se cacher à Cancún pour éviter que Los Zetas les trouve et s’en prenne à eux. Il ajoute que, même si les éléments de preuve relatifs à l’ex‑époux d’Angela établissent que celui‑ci a encore peur et qu’il prend la précaution de ne pas sortir trop souvent, rien dans le dossier n’indique qu’il se cache ou qu’il est exposé à des risques.

[24]  De l’avis du défendeur, les documents sur la situation dans le pays démontrent que le cartel de Los Zetas est très peu présent à Cancún, où domine une organisation de trafic de stupéfiants rivale. Les éléments de preuve que les demandeurs ont présentés au sujet de l’éclatement des groupes et de la formation d’alliances ne portaient pas précisément sur Cancún, affirme le défendeur, mais plutôt sur la région dans laquelle les demandeurs vivaient, à Veracruz. Le défendeur ajoute que les guerres intestines au sein des organisations et les alliances changeantes entre celles‑ci ne prouvent pas que le cartel de Los Zetas prendrait le risque de s’aventurer sur le territoire d’une organisation rivale juste pour poursuivre un chauffeur de taxi.

D.  La décision de la SAR était‑elle raisonnable?

[25]  Une PRI est définie comme une « situation de fait dans laquelle une personne risque d’être persécutée dans une partie d’un pays mais pas dans une autre partie du même pays » (Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] 1 CF 589, au paragraphe 2, 109 DLR (4th) 682 [Thirunavukkarasu]). Comme l’existence d’une PRI dans une autre partie du même pays est un facteur déterminant dans la décision relative au statut de réfugié, il incombe au demandeur de prouver qu’il risque sérieusement d’être persécuté, où qu’il se trouve au pays (Thirunavukkarasu, aux paragraphes 2 et 6).

[26]  Pour conclure à l’existence d’une PRI, la SAR doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que : 1) l’appelant ne risque pas sérieusement d’être persécuté dans la région constituant la PRI; et que 2) compte tenu de toutes les circonstances, dont celles qui sont propres à l’appelant, la situation dans la région où se trouve la PRI est telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour l’appelant de s’y réfugier (Rasaratnam c Canada (ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706, au paragraphe 13, 140 NR 138).

[27]  Les demandeurs contestent la façon dont la SAR a apprécié la preuve dans son analyse de la PRI. Ils sont d’avis que la SAR s’est fondée sur les éléments de preuve de manière sélective et qu’elle a tiré sa conclusion relative à la PRI sans tenir compte de tous les éléments de preuve. Je suis d’accord.

[28]  Bien entendu, il est bien établi qu’un décideur comme la SAR est présumé avoir soupesé et considéré toute la preuve qui lui a été présentée, à moins que l’on fasse la preuve du contraire (Boulos c Canada (Alliance de la fonction publique), 2012 CAF 193, au paragraphe 11, [2012] ACF no 832, citant Florea c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 598, au paragraphe 1). Le défaut de faire état de certains éléments de preuve pertinents ne justifie habituellement pas que la Cour conclue que la décision a été rendue sans égard à la preuve, ni qu’elle prenne des mesures à cet égard, comme le prévoit l’alinéa 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7.

[29]  Ce n’est pas toujours le cas, cependant, puisque « […] plus la preuve qui n’a pas été mentionnée expressément ni analysée dans les motifs de l’organisme est importante, et plus une cour de justice sera disposée à inférer de ce silence que l’organisme a tiré une conclusion de fait erronée "sans tenir compte des éléments dont il [disposait]" » (Hinzman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CAF 177, au paragraphe 38, [2012] 1 RCF 257, citant Cepeda‑Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] ACF no 1425, au paragraphe 17, 157 FTR 35).

[30]  En l’espèce, la SAR s’est largement appuyée sur un document intitulé « Mexico, Organized Crime and Drug Trafficking Organizations [DTO]  » [Mexique, crime organisé et organisations de trafic de stupéfiants], qui est daté du 25 avril 2017 et qui correspond au point 7.7 dans le cartable national de documentation sur le Mexique. La SAR a formulé les commentaires suivants sur le document :

[24] Pour ce qui est de la PRI, j’ai examiné attentivement le cartable national de documentation et j’accorde une attention particulière au point 7.7, un document intitulé Mexico, Organized Crime and Drug Trafficking Organizations [Mexique, crime organisé et organisations de trafic de stupéfiants]. Ce document porte précisément sur toutes les organisations de trafic de stupéfiants au Mexique, et il explique quelles sont les alliées et les ennemies de chaque organisation ainsi que l’endroit où chacune d’entre elles a établi sa base de pouvoir. Par exemple, les Zetas ont déjà été très puissants, mais, au cours des dernières années, ils le sont beaucoup moins, puisque leur base opérationnelle est dans l’État de Veracruz.

[25] Cancún est situé dans l’État de Quintana Roo, dans la péninsule du Yucatan. Fait plus important encore, la base principale du cartel du Golfe se trouve à Cancún et dans le Quintana Roo. Selon ce même document, le cartel du Golfe mène une lutte continue contre les Zetas, qui sont affaiblis, afin de contrôler le territoire dans les États du Nord‑Est du Mexique. Le conflit virulent qui en découle entre les Zetas et le cartel du Golfe a été qualifié de conflit le plus violent de l’histoire du crime organisé au Mexique.

[26] Cette âpre rivalité entre les Zetas et l’organisation de trafic de stupéfiants du Golfe me porte à croire qu’il y a moins qu’une simple possibilité que les Zetas s’aventurent sur le territoire du Golfe dans le seul but de pourchasser les appelants et de s’en prendre à eux. Il est assurément peu probable que l’organisation de trafic de stupéfiants du Golfe collabore avec les Zetas de quelque manière que ce soit pour exposer les appelants à tout danger provenant des Zetas. Le même document précise également que, pour l’essentiel, les spécialistes s’entendent pour dire que l’organisation des Zetas n’est plus aussi puissante que lorsqu’elle était au faîte de sa dominance, en 2011 et en 2012.

[27] Outre la quasi‑inexistence des Zetas à Cancún et dans la région, la principale cible des Zetas était l’ex‑époux qui vit en sécurité à Cancún depuis environ un an. Il n’est plus chauffeur de taxi et occupe en réalité un emploi quelconque d’électricien. Il assez clair dans la preuve documentaire susmentionnée que, contrairement aux allégations de l’appelante principale et de son ex‑époux, les Zetas ne sont pas à Cancún et, selon la prépondérance des probabilités, ne constitueraient pas une menace pour les appelants s’ils s’installaient à Cancún.

[31]  Cependant, le document 7.7 en dit plus que ce qu’a mentionné la SAR. Bien que l’auteure décrive l’histoire de Los Zetas et reconnaisse que le cartel n’est plus aussi puissant que lorsqu’il était au faîte de sa dominance en 2011 et en 2012 (page 18), elle ajoute qu’il entre encore dans la catégorie des [traduction] « cartels nationaux » qui :

[traduction]

[…] contrôlent de nombreuses voies d’acheminement des stupéfiants ou y maintiennent une présence, y compris les points d’entrée et de sortie le long des frontières nord et sud. En outre, ces cartels exploitent d’importantes routes internationales de la drogue  à destination et en provenance du pays. Indépendamment de leur importante présence territoriale, ils cherchent activement à étendre leur contrôle sur les nouvelles voies d’acheminement vers le nord. (Page 27.)

[32]  Au point 7.7, on trouve également deux cartes. La première montre que le cartel du Golfe contrôle la région dans laquelle se trouve Cancún, et que Los Zetas contrôle la région dans laquelle se trouve l’État de Veracruz; la carte est accompagnée d’une annotation indiquant qu’elle [traduction] « peut évoluer compte tenu du caractère changeant des organisations mexicaines de trafic de stupéfiants ». L’autre carte, qui illustre les cartels mexicains en fonction de leurs origines et des régions sur lesquelles ils exercent une influence, montre que le cartel de Los Zetas est influent dans la région où se trouve Cancún.

[33]  La preuve documentaire indique que Cancún se trouve dans un territoire contesté qui, selon le document 7.7, à la page 27, pourrait passer à tout moment sous le contrôle de Los Zetas. En effet, des membres du cartel se rendent à Cancún pour tenter d’en gagner le contrôle (document sur le corridor touristique, auquel les demandeurs renvoient). Le cartel de Los Zetas a aussi déjà assassiné des personnes qui avaient refusé de travailler pour lui (document 7.7, à la page 18).

[34]  Angela a témoigné devant la SPR et a affirmé que son ex‑époux n’était pas en danger parce qu’il se cachait, et qu’il ne travaillait que pour les personnes qu’il connaissait et en qui il avait confiance :

[traduction]

Commissaire : Votre époux… vous avez indiqué plus tôt que votre époux est actuellement à Cancún, n’est-ce pas?

Angela : Oui, il se trouve à Cancún.

Commissaire : D’accord. S’en est‑on pris à lui à Cancún?

Angela : Il affirme qu’il va bien à l’heure actuelle, mais qu’il craint de sortir, vous savez, comme une personne normale le ferait.

[…]

Angela : Il ne travaille plus comme avant, mais il possède aussi de solides aptitudes pour le branchement de luminaires. Il n’offrirait ces services que si une personne qu’il connaît le lui demandait, sinon il ne le ferait pas… Il ne travaille pas. [Non souligné dans l’original.]

[35]  La SAR ne disposait d’aucun élément de preuve concernant ce qui peut arriver aux conjoints et aux enfants des personnes ciblées par les organisations mexicaines de trafic de stupéfiants; en effet, elle avait rejeté un article sur le sujet parce qu’il était antérieur à la décision de la SPR. Néanmoins, la SAR a souscrit à la conclusion de la SPR selon laquelle le témoignage d’Angela était crédible. Par conséquent, la crainte de cette dernière d’être enlevée parce que son ex‑époux avait refusé de travailler comme chauffeur pour le cartel de Los Zetas aurait dû être acceptée d’emblée. Compte tenu de la preuve documentaire dont disposait la SAR — preuve documentaire dont elle n’a pas fait une analyse complète —, la crainte d’Angela par rapport à Cancún n’est pas déraisonnable.

[36]  Qui plus est, la SAR n’a pas pleinement examiné la façon dont la SPR en est arrivée à conclure que les demandeurs pouvaient obtenir la protection de l’État à Cancún. L’examen fait par la SPR de la preuve était sélectif et axé uniquement sur les éléments qui appuyaient l’efficacité de la protection de l’État. La SPR a cité un rapport du Département d’État des États‑Unis de 2016, dans lequel il était indiqué que, « [e]n général, les autorités civiles exercent un contrôle efficace sur les forces de sécurité ». Cependant, le rapport précise ce qui suit immédiatement après :

[traduction]

Parmi les problèmes les plus importants liés aux droits de la personne, on peut noter l’implication de la police et de l’armée dans de graves abus, comme des exécutions illégales, de la torture et des disparitions. L’impunité et la corruption au sein des organismes d’application de la loi et dans le système juridique constituent toujours de graves problèmes. Des groupes criminels organisés ont tué, enlevé, extorqué et intimidé des citoyens, des migrants, des journalistes et des défenseurs des droits de la personne.

[37]  À mon avis, il n’était ni justifiable ni transparent de la part de la SAR de ne pas examiner pleinement la conclusion de la SPR quant à la protection de l’État que les demandeurs pourraient obtenir à Cancún. En outre, compte tenu des éléments de preuve se trouvant dans le dossier certifié du tribunal, il n’était pas raisonnable pour la SAR de souscrire, pour les motifs invoqués par la SPR, à la décision de celle-ci selon laquelle les demandeurs avaient une PRI viable à Cancún, étant donné que le cartel de Los Zetas est réputé exercer des activités dans l’État de Quintana Roo, où se trouve Cancún.

IV.  Conclusion

[38]  La demande de contrôle judiciaire des demandeurs est accueillie. La SAR a procédé à une appréciation déraisonnable de la preuve relative à la question de savoir s’il était objectivement raisonnable pour les demandeurs de chercher refuge à Cancún.

[39]  Aucune des parties n’a soulevé de question grave de portée générale; par conséquent, aucune question n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑599‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 16 janvier 2018 est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de celle-ci afin qu’il rende une nouvelle décision conformément aux motifs du présent jugement. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Keith M. Boswell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de mai 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑599‑18

 

INTITULÉ :

ANGELA CASTILLO GARCIA, EVAN KIERI RIOS CASTILLO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 18 DÉCEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BOSWELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Christina Gural

Allison Grandish

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Nicole Paduraru

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Christina Gural

Avocate

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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