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Date : 20190320


Dossier : IMM-3537-18

Référence : 2019 CF 349

Montréal (Québec), le 20 mars 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

HEBERT MARLON LOPEZ COBO

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  M. López sollicite le contrôle judiciaire de la décision d’un agent des visas qui a rejeté sa demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire [CH]. J’accueille sa demande, puisque l’agent des visas n’a pas effectué une pondération raisonnable des facteurs pertinents, en particulier l’intérêt supérieur de la fille de M. López.

[2]  M. López est citoyen colombien. Il est arrivé au Canada en 2010 et a demandé l’asile. Sa demande a été rejetée en 2011. En 2012, il a épousé une citoyenne colombienne qui a obtenu le statut de réfugié au Canada. En 2013, son épouse a présenté une demande de résidence permanente et a inclus M. López à titre de membre de la famille. En 2014, le couple a eu une fille, née au Canada. En 2015, M. López a été renvoyé du Canada.

[3]  Peu de temps après, M. López a présenté une demande de résidence permanente, parrainée par son épouse, auprès de l’ambassade du Canada à Bogotá. C’est alors que M. López a dévoilé avoir fait l’objet d’une condamnation pénale pour possession d’un faux passeport. Les faits reprochés remontent à 2005. Il se dit innocent et affirme que, malgré son arrestation à l’époque, il croyait que l’affaire avait été classée sans suite. Or, il a été condamné in absentia en 2011. À son retour en Colombie en 2015, il a entrepris des démarches pour faire annuler cette condamnation, mais sans succès. Une telle condamnation rend M. López interdit de territoire, en vertu de l’article 36 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi].

[4]  Afin de surmonter cet obstacle, M. López a demandé à l’agent des visas de lui accorder une dispense CH en vertu de l’article 25 de la Loi. Cette demande a été rejetée, essentiellement pour le motif suivant :

While I am cognizant that the refusal of this application may result in the continued separation of [Mr. López, his wife] and their child, and that the best interests of the child may be served by living together with both parents, I am not satisfied that there are sufficient H&C grounds to overcome [Mr. López’s] criminal inadmissibility in this case.

[5]  M. López sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Selon l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, [2015] 3 RCS 909, au paragraphe 44 [Kanthasamy], notre Cour ne peut annuler une décision de ce type que si elle la juge déraisonnable.

[6]  Je dispose d’abord d’un argument préliminaire soulevé par le Ministre. Étant donné que M. López n’a pas présenté d’affidavit au soutien de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, le Ministre soutient que la demande n’est pas conforme à la règle 10 des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22. La règle 10 prévoit que le dossier du demandeur est composé, entre autres choses, d’ « un ou plusieurs affidavits établissant les faits invoqués à l’appui de la demande ». Or, la Cour d’appel fédérale a fréquemment rappelé le principe que, sauf certaines exceptions qui ne s’appliquent pas dans la présente affaire, le contrôle judiciaire se fonde exclusivement sur le dossier dont le décideur administratif était saisi (voir, par exemple, Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128 au paragraphe 86). D’ailleurs, la règle 17 prévoit le dépôt du dossier certifié du tribunal qui est censé contenir toute la preuve présentée au décideur administratif. Quel est donc le rôle de la règle 10? À mon avis, il s’agit de permettre au demandeur de présenter une preuve à l’étape de la demande d’autorisation, alors que le dossier certifié du tribunal n’est pas encore disponible. En effet, il se peut que les motifs de contrôle judiciaire ne soient pas apparents à la lecture de la décision contestée. Par contre, une fois l’autorisation accordée, il n’est souvent pas nécessaire de présenter une preuve par affidavit. L’absence d’affidavit de M. López n’est donc pas un vice qui entraîne le rejet de sa demande.

[7]  Je passe maintenant à l’analyse de la décision contestée. Cette décision contient le même type d’erreurs qui ont été jugées déraisonnables par mon collègue le juge Denis Gascon dans Nagamany v Canada (Citizenship and Immigration), 2019 FC 187 [Nagamany], ainsi que dans ma décision Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 [Sivalingam].

[8]  Premièrement, l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas examiné d’une manière raisonnable. L’agent ne démontre aucune empathie pour la situation de l’enfant (Nagamany au paragraphe 39). Il mentionne « la présomption fondée sur le bon sens selon laquelle il est dans l’intérêt supérieur de l’enfant d’être élevé par ses deux parents » (Sivalingam au paragraphe 17; Nagamany au paragraphe 41), mais, en réalité, ne lui accorde aucun poids. Or, il faut se pencher sur ce que l’agent fait et non sur ce qu’il dit. Bien que l’agent ne soit pas tenu de rédiger de longs motifs, la lecture de la décision ne me convainc pas qu’il a tenu compte de la « raison d’être équitable de la dispense » (Kanthasamy au paragraphe 31) et qu’il a « suffisamment pris en compte » l’intérêt supérieur de l’enfant (Kanthasamy au paragraphe 39).

[9]  Deuxièmement, l’agent a omis de contextualiser l’infraction qui donne lieu à l’interdiction de territoire. Bien que M. López se dise innocent, sa condamnation par un tribunal colombien suffit à fournir des motifs raisonnables de croire à la commission de l’infraction, selon l’article 33 de la Loi. Par contre, l’agent a omis de noter que l’infraction a été commise il y a près de 15 ans et qu’elle n’implique pas de violence. Omettre de tenir compte de ces facteurs atténuants a pour effet de créer un mur infranchissable, ce qui contrevient à l’objectif visé par l’article 25 de la Loi (Sivalingam aux paragraphes 9–10).

[10]  Le Ministre a également plaidé que le fait que M. López se soit marié et ait fondé une famille alors que son statut au Canada était incertain constituait une conduite blâmable qui joue à l’encontre de l’octroi d’une dispense CH. En d’autres termes, il ne faudrait pas récompenser l’illégalité dans laquelle M. López s’est placé. Or, l’agent ne s’est pas fondé sur ce motif. L’extrait que j’ai cité plus haut, qui résume le raisonnement de l’agent, montre bien que le seul facteur négatif qui l’a emporté sur l’intérêt supérieur de l’enfant est le dossier criminel de M. López. Il ne m’appartient pas de sauver la décision de l’agent en me fondant sur des motifs que celui-ci a choisi ne de pas invoquer, comme l’indiquait la Cour suprême dans l’arrêt Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6 au paragraphe 27.

[11]  De toute manière, je m’interroge sérieusement quant à la portée de l’argument du Ministre. Des demandes de dispense CH sont souvent présentées alors que le demandeur est déjà sous le coup d’une mesure de renvoi. En réalité, comme la Cour suprême le soulignait dans l’arrêt Kanthasamy au paragraphe 14, le pouvoir d’octroyer une dispense CH vise à « assouplir la rigidité de la loi ». L’exercice de ce pouvoir suppose, dès le départ, une situation non conforme à la Loi. On ne peut donc, sans tomber dans un raisonnement circulaire, invoquer l’illégalité ou la non-conformité à la Loi comme obstacle à l’octroi d’une dispense CH. Il faut être d’autant plus prudent lorsque l’intérêt supérieur d’un enfant est en jeu. Dans la mesure du possible, l’enfant ne devrait pas subir les conséquences de la conduite illégale de ses parents. Exclure l’octroi d’une dispense CH en raison de toute forme d’illégalité aurait pour effet pratique d’écarter la prise en considération de l’intérêt supérieur de l’enfant dans de larges catégories de situations. En dernière analyse, comme l’écrivait la Cour d’appel du Québec dans l’arrêt Adoption – 1445, 2014 QCCA 1162 au paragraphe 69, « c’est l’intérêt de l’enfant qui prévaut et non les circonstances de sa naissance ».

[12]  La demande de contrôle judiciaire est donc accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’une nouvelle décision soit prise.

[13]  En terminant, je me permets d’exprimer le souhait que cette nouvelle décision soit prise rapidement. En effet, comme je l’ai souligné dans l’affaire Iheonye c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 375, au paragraphe 20 : « on ne peut changer rétroactivement l’enfance d’une personne ».


JUGEMENT au dossier IMM-3537-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour redétermination;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3537-18

 

INTITULÉ :

HEBERT MARLON LOPEZ COBO c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 20 mars 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Cristian Roa Riveros

 

Pour le demandeur

 

Isabelle Brochu

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cristian Roa Riveros

Avocat

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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