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Date : 20190311


Dossier : T-1419-18

Référence : 2019 CF 291

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 11 mars 2019

En présence de monsieur le juge Annis

ENTRE :

NARIMAN ZAKI ABDULFATTAH YOUNIS

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La demanderesse, Nariman Younis, sollicite le contrôle judiciaire de la décision du 7 juin 2018 par laquelle une juge de la citoyenneté a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’elle ne satisfaisait pas aux exigences en matière de résidence prévues à l’alinéa 5(1)c) de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C-29 (la Loi).

II.  Contexte

[2]  La demanderesse est une citoyenne jordanienne qui est résidente permanente du Canada depuis le 15 février 2010. Sa demande d’immigration avait été parrainée par son mari, M. Fouad Blasi, qui était résident permanent avant d’obtenir la citoyenneté canadienne le 8 novembre 2013.

[3]  La demanderesse est entrée au Canada à titre de résidente permanente le 15 février 2010. Elle a présenté une première demande de citoyenneté le 3 mai 2013. Conformément au guide d’instructions, elle a présenté son certificat du Cours de langue pour les immigrants au Canada comme preuve de ses compétences linguistiques, et elle a coché la case autorisant le gouvernement à vérifier ses résultats.

[4]  La demande a été retournée à la demanderesse le 20 juin 2013 parce que la preuve de ses compétences linguistiques était soi‑disant inacceptable et qu’elle n’avait présenté que son dernier passeport. Elle aurait pu régler la question du passeport rapidement, mais il lui a fallu du temps pour s’inscrire et se soumettre de nouveau à une évaluation de ses compétences linguistiques. Madame Younis a donc été en mesure de présenter une nouvelle demande de citoyenneté le 20 avril 2014 seulement. Par conséquent, les deux premiers mois qu’elle a passés au Canada ne pouvaient plus être pris en compte dans le calcul de la période pertinente, et Mme Younis ne comptait que 1 065 jours de présence effective au Canada à la date de sa deuxième demande. Son dossier a été renvoyé pour la tenue d’une audience devant un autre juge de la citoyenneté.

[5]  Le 31 juillet 2017, ce nouveau juge de la citoyenneté a rejeté la demande. Il a appliqué le critère en matière de résidence établi dans la décision Koo (Re), [1993] 1 CF 286 [Koo (Re)]. Bien qu’il ait reconnu que Mme Younis avait habité au Canada pendant 40 mois suivant ce critère, il a conclu que le Canada n’était pas le pays de sa résidence habituelle parce qu’elle se trouvait aux Émirats arabes unis (que le juge a cru, à tort, être le pays de citoyenneté de la demanderesse) pendant les 293 derniers jours de la période pertinente, et qu’elle y était restée après la fin de cette période.

[6]  La demanderesse allègue qu’à l’exception de deux visites en Jordanie et d’une troisième visite aux États-Unis, elle a vécu au Canada sans interruption pendant la période du 15 février 2010 au 30 juin 2013. Ses deux premiers enfants sont nés ici, et elle s’est occupée d’eux pendant que son mari travaillait. Après que M. Blasi a été embauché par une société à Dubaï, aux Émirats arabes unis, Mme Younis l’a suivi là‑bas avec les enfants, et elle y est restée avec un statut temporaire qui dépendait de l’employeur de son mari.

[7]  Le délégué du ministre a recalculé les absences et a déterminé que la demanderesse comptait 382 jours d’absence et 1 078 jours de présence. Il a renvoyé l’affaire pour qu’une audience soit tenue sur la question des jours manquants. Compte tenu de la conclusion selon laquelle la demanderesse n’avait ni établi ni maintenu de résidence au Canada, l’une des préoccupations soulevées portait sur le fait qu’elle avait fait ses valises et quitté le Canada pour rejoindre son mari aux Émirats arabes unis à la fin de la période pertinente.

[8]  La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision à la Cour fédérale. Celle‑ci a annulé la décision le 23 février 2018 dans le jugement Younis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 209. L’erreur faite par le juge en ce qui concerne la citoyenneté de Mme Younis a porté un coup fatal à la décision. La Cour fédérale a également fait remarquer que les commentaires du juge de la citoyenneté, selon lesquels la demanderesse avait vécu au Canada [traduction] « pendant seulement 40 mois », semblaient indiquer implicitement qu’elle avait satisfait au critère de résidence pendant 38 mois au cours de la période pertinente. La Cour a cependant conclu que « les motifs du juge ne respect[aient] pas le principe d’intelligibilité et sembl[aient] ne pas tenir suffisamment compte de la résidence requise pendant seulement trois des quatre années qui ont immédiatement précédé le dépôt de la demande, à savoir s’il s’[agissait] d’une résidence réputée en fonction des facteurs Koo ou d’une présence physique ».

[9]  La Cour fédérale a renvoyé l’affaire à une juge de la citoyenneté différente, ce qui a donné lieu à la tenue d’une autre audience le 5 juin 2018.

III.  Décision contestée

[10]  La juge de la citoyenneté a commencé son analyse en procédant à l’examen des éléments de preuve sur les voyages de la demanderesse dans le but de déterminer si les déclarations de celle‑ci étaient vérifiables et corroborées, et s’il y avait des absences non déclarées. Elle a conclu que la demanderesse avait 395 jours d’absence et 1 065 jours de présence effective, et qu’il lui manquait 30 jours.

[11]  La juge de la citoyenneté a ensuite appliqué le critère établi dans l’affaire Re Papadogiorgakis, [1978] 2 CF 208 [Papadogiorgakis], selon lequel le juge doit déterminer si le demandeur a établi sa résidence au Canada avant sa première absence prolongée du pays. La juge de la citoyenneté a fait remarquer qu’un juge doit d’abord s’assurer que le demandeur a établi sa résidence au Canada avant ses absences avant d’examiner la question de savoir si la résidence a été maintenue.

[12]  La juge de la citoyenneté a conclu que la demanderesse s’était établie au Canada avant sa première absence prolongée. Elle a indiqué que la demanderesse et son mari avaient trouvé un appartement, que celle‑ci avait commencé à suivre des cours d’anglais, qu’elle avait obtenu son permis de conduire et qu’elle avait eu un enfant pendant la période visée.

[13]  La juge de la citoyenneté s’est ensuite penchée sur la question de savoir si la demanderesse avait maintenu sa résidence au Canada. Elle a notamment remis en question la dernière absence de Mme Younis, qui allait du 1er juillet 2013 au 20 avril 2014. À cette époque‑là, cette dernière avait tenu une journée porte ouverte, avait vendu ses biens, avait mis fin à son bail et, avec ses deux enfants, avait rejoint son mari qui travaillait aux Émirats arabes unis. À la lumière de ces faits, la juge de la citoyenneté a conclu que la demanderesse avait alors cessé d’être une résidente du Canada et qu’elle n’avait donc pas maintenu sa résidence au pays. La juge de la citoyenneté n’a pas été convaincue par l’argument de la demanderesse — selon lequel l’emploi de son mari aux Émirats arabes unis était temporaire et instable — parce que celle‑ci n’avait fourni aucun indice qu’elle reviendrait au Canada à un moment précis (par exemple, en entreposant ses biens). Par conséquent, la juge de la citoyenneté a conclu qu’elle s’était absentée de façon continue et pour une durée indéterminée.

[14]  Ainsi, la juge de la citoyenneté a conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à démontrer qu’elle n’avait pas cessé de vivre au Canada et qu’elle avait centralisé son mode de vie ici.

[15]  La demanderesse sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision.

IV.  Questions en litige

[16]  La demanderesse soulève trois questions dans la présente demande :

  • a) Était‑il raisonnable pour la juge de la citoyenneté d’exiger de la demanderesse qu’elle prouve qu’elle avait résidé au Canada pendant plus de 1 095 jours au cours de la période pertinente?

  • b) Une issue dictée par la Cour constitue‑t‑elle une réparation appropriée?

  • c) Des dépens devraient‑ils être adjugés à la demanderesse?

V.  Cadre législatif

Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, ch C‑29, alinéa 5(1)c)

5 (1) Le ministre attribue la citoyenneté à toute personne qui, à la fois :

 

5 (1) The Minister shall grant citizenship to any person who

[…]

[…]

c) est un résident permanent au sens du paragraphe 2(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, a, sous réserve des règlements, satisfait à toute condition rattachée à son statut de résident permanent en vertu de cette loi et :

(c) is a permanent resident within the meaning of subsection 2(1) of the Immigration and Refugee Protection Act, has, subject to the regulations, no unfulfilled conditions under that Act relating to his or her status as a permanent resident and has

(i) a été effectivement présente au Canada pendant au moins mille quatre‑vingt‑quinze jours au cours des cinq ans qui ont précédé la date de sa demande,

(i) been physically present in Canada for at least 1,095 days during the five years immediately before the date of his or her application, and

(ii) [Abrogé, 2017, ch. 14, art. 1]

(ii) [Repealed, 2017, c. 14, s. 1]

(iii) a rempli toute exigence applicable prévue par la Loi de l’impôt sur le revenu de présenter une déclaration de revenu pour trois des années d’imposition complètement ou partiellement comprises dans les cinq ans qui ont précédé la date de sa demande; […]

(iii) met any applicable requirement under the Income Tax Act to file a return of income in respect of three taxation years that are fully or partially within the five years immediately before the date of his or her application;

VI.  Norme de contrôle

[17]  Il est bien établi qu’une décision rendue par un juge de la citoyenneté sur le respect ou le non‑respect, par un demandeur, des exigences de la Loi en matière de résidence est une question mixte de fait et de droit. À ce titre, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Degheb, 2019 CF 44, au paragraphe 4; Kulemin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 955, au paragraphe 21).

VII.  Position des parties

A.  Demanderesse

[18]  La demanderesse soutient qu’elle demeure sous le coup de la jurisprudence, non encore fixée, concernant le terme non défini « résident ». Il existe trois critères potentiels à cet égard : 1) le critère relatif au « mode de vie centralisé », établi dans la décision Papadogiorgakis, en vertu duquel certaines absences temporaires du Canada peuvent être comptées en tant que jours de présence, pourvu que la personne ait centralisé son mode de vie au Canada; 2) le critère de la « vie régulière, normale ou habituelle » de la décision Koo (Re), qui s’appuie sur la précédente approche et consiste à appliquer une évaluation à six facteurs pour déterminer quelles absences peuvent être comptées; et 3) le critère de la « présence physique », établi dans la décision Pourghasemi (Re), [1993] ACF no 32 [Pourghasemi (Re)], qui s’écarte des deux premiers critères pour ne tenir compte que des jours où la personne se trouve physiquement au Canada.

[19]  La demanderesse affirme que rien ne justifiait que la juge de la citoyenneté rejette la demande en s’appuyant seulement sur la conclusion qu’elle avait cessé de résider au Canada pendant les 293 derniers jours de la période pertinente, soit pendant moins d’un an. Compte tenu des conclusions de fait claires tirées par la juge de la citoyenneté et des dispositions législatives qu’elle a appliquées, la seule issue acceptable aurait été de reconnaître que Mme Younis avait satisfait à l’obligation de résidence.

[20]  La demanderesse soutient également qu’une issue dictée par la Cour est la seule réparation appropriée dans sa situation. La réparation habituelle dans le cadre d’un contrôle judiciaire consiste à annuler la décision et à renvoyer l’affaire à un autre décideur. Toutefois, la Cour fédérale a également le pouvoir de donner des instructions en vertu de l’alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales. Dans des affaires exceptionnelles où il n’y a qu’une seule issue raisonnable, ou pour lesquelles un retard risquerait de jeter le discrédit sur l’administration de la justice, la Cour d’appel fédérale a déclaré, dans l’arrêt D’Errico c Canada (Procureur général), qu’il était approprié pour la Cour de « dicter l’issue de l’affaire », ce qui est réellement obligatoire pour obtenir un résultat particulier de la nature d’un bref de mandamus. La demanderesse soutient que ces circonstances exceptionnelles existent en l’espèce. À la lumière des critères choisis par les deux juges de la citoyenneté et des conclusions de fait qu’ils ont tirées, une seule issue était raisonnable, soit celle de conclure que Mme Younis avait satisfait aux exigences en matière de résidence. La simple possibilité qu’un juge différent puisse tirer des conclusions de fait différentes ne justifie pas un nouvel examen complet du dossier.

[21]  Enfin, la demanderesse soutient que les dépens devraient lui être adjugés. Elle affirme que le ministre l’a obligée à consacrer du temps et de l’argent à l’accomplissement de tout le travail nécessaire à un autre contrôle judiciaire. Or, il n’a jamais été dans l’intérêt public de défendre la décision en cause, et la demande n’aurait jamais dû être contestée. En définitive, la demanderesse ne devrait pas avoir à assumer entièrement les coûts d’un deuxième contrôle judiciaire pour contester la même erreur, et il était injuste que le ministre l’oblige à le faire.

B.  Défendeur

[22]  Le défendeur soutient que la décision de la juge de la citoyenneté était raisonnable. Il affirme que le pouvoir discrétionnaire d’un juge de la citoyenneté de choisir lequel des trois critères s’applique est bien établi. De plus, lorsque la demande de citoyenneté de la demanderesse a été renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue, la juge Elliott n’a pas exigé que l’un ou l’autre de ces critères soit utilisé. Par ailleurs, aucune contrainte n’a été imposée à l’exercice, par la deuxième juge de la citoyenneté, de son pouvoir discrétionnaire de décider lequel des trois critères appliquer.

[23]  Le défendeur soutient en outre que la juge de la citoyenneté a énoncé correctement le critère défini dans la décision Papadogiorgakis, et qu’elle a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à démontrer qu’elle avait un mode de vie centralisé au Canada, comme l’exige le critère. En outre, la juge de la citoyenneté a raisonnablement conclu que le dernier voyage de la demanderesse — d’une durée de 293 jours sans interruption, jusqu’au moment où elle a présenté sa demande de citoyenneté depuis l’extérieur du Canada — avait fait en sorte qu’elle cesse d’être une résidente du Canada. La juge de la citoyenneté a conclu que l’absence de la demanderesse du Canada n’était pas [traduction] « temporaire, mais plutôt continue et d’une durée indéterminée ».

[24]  Rien, dans la décision Papadogiorgakis, n’indique qu’un demandeur peut respecter le critère s’il a quitté le Canada de façon [traduction] « continue et [pour] une durée indéterminée » au moment où il présente sa demande de citoyenneté. Les faits de la présente demande n’ont rien à voir avec ceux de l’affaire Papadogiorgakis. En l’espèce, la juge de la citoyenneté a conclu que la demanderesse avait quitté le Canada de façon [traduction] « continue et [pour] une durée indéterminée » dans les 293 jours ayant immédiatement précédé le dépôt de sa demande de citoyenneté. Elle n’avait pas quitté le Canada à des « fins temporaires ». La demanderesse a rompu la continuité de la centralisation de son mode de vie habituel au Canada. Nulle part dans les motifs de la juge Elliott n’était-il précisé comment le critère établi dans la décision Papadogiorgakis — ou toute autre exigence en matière de résidence prévue au paragraphe 5(1) — devait être appliqué pour les fins du nouvel examen. De fait, la juge de la citoyenneté a correctement appliqué le critère énoncé dans la décision Papadogiorgakis et a raisonnablement conclu que la demanderesse n’avait pas centralisé son mode de vie au Canada.

[25]  Enfin, le défendeur soutient que, si la demande est accueillie, il n’y a pas lieu de dicter l’issue de l’affaire ni d’adjuger des dépens. Car les circonstances rares et exceptionnelles dans lesquelles il serait approprié pour la Cour de dicter l’issue de l’affaire n’existent pas en l’espèce. L’octroi de la citoyenneté — et l’obligation de résidence en particulier — suppose une évaluation fondée sur des faits. Il n’y aura pas non plus une seule issue possible si l’affaire est renvoyée pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Le juge de la citoyenneté a le pouvoir discrétionnaire de choisir l’un des trois critères pour déterminer si les exigences en matière de résidence sont respectées. Il est incontestable, en l’espèce, que la demanderesse ne pourrait pas respecter le critère strict établi dans la décision Pourghasemi (Re). Les critères formulés dans les décisions Koo (Re) et Papadogiorgakis représentent quant à eux des évaluations qualitatives fondées sur des faits. Même à supposer que la demande soit accueillie, un juge de la citoyenneté pourrait quand même conclure que la citoyenneté ne devrait pas être accordée à la demanderesse.

VIII.  Analyse

[26]  Il s’agit en l’espèce d’interpréter le critère utilisé par la juge de la citoyenneté, tel qu’il a d’abord été énoncé dans la décision Papadogiorgakis. La nature de ce critère a été bien décrite en ces termes par le juge en chef de notre Cour dans la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 576, au paragraphe 38 (je souligne) :

Ce critère est un critère qualitatif qui « dépend essentiellement du point jusqu’auquel une personne s’établit en pensée et en fait, ou conserve ou centralise son mode de vie habituel avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances, au lieu en question », même si cette personne a pu s’absenter du Canada pendant de longues périodes.

[Non souligné dans l’original.]

[27]  La juge de la citoyenneté a conclu qu’il était nécessaire de garder à l’esprit le principe d’un mode de vie centralisé au Canada, avec son cortège de relations sociales, d’intérêts et de convenances, pendant toute la période de quatre ans au cours de laquelle, si ce mode de vie n’était pas maintenu, la Loi exigerait normalement 1 095 jours de présence effective dans le pays.

[28]  La demanderesse a accumulé 1 065 jours de résidence effective au Canada, soit 30 jours de moins que les 1 095 jours requis pour satisfaire à l’exigence légale de trois ans pendant la période de quatre ans qu’elle a désignée dans sa demande.

[29]  La demanderesse a accumulé la majorité de ses absences au cours des 293 derniers jours de la période de 4 ans. La juge de la citoyenneté a conclu qu’à la date du départ de la demanderesse pour la période prolongée, soit le 1er juillet 2013, l’absence de cette dernière n’était pas temporaire, mais [traduction] « continue et d’une durée indéterminée ».

[30]  Avant le 1er juillet 2013, la demanderesse avait accumulé quelque 102 jours d’absence lors de deux voyages en Jordanie et d’un voyage aux États‑Unis. La juge de la citoyenneté a conclu que la demanderesse avait établi sa résidence au Canada avant sa dernière absence de 293 jours. Compte tenu de cette conclusion, la demanderesse fait valoir qu’en date du 1er juillet 2013, elle avait satisfaisait à l’exigence relative aux trois années de résidence, si on ajoutait les 102 jours d’absence temporaire à ses 1 065 jours de présence effective au Canada.

[31]  Néanmoins, au paragraphe 33 de ses motifs, la juge de la citoyenneté a conclu que [traduction] « la demanderesse n’a[vait] pas réussi à démontrer qu’elle n’avait pas cessé de vivre au Canada et qu’elle avait centralisé son mode de vie ici ».

[32]  Je souscris à la conclusion de la juge de la citoyenneté, et j’estime que ladite conclusion était raisonnable.

[33]  Il y a une distinction à faire entre le critère quantitatif de 1 095 jours de résidence effective décrit dans la Loi et la nature qualitative des jours de résidence calculés en fonction du critère établi dans la décision Papadogiorgakis.

[34]  La nature qualitative du critère établi dans la décision Papadogiorgakis consiste essentiellement à démontrer une intention d’établir une résidence permanente au Canada. Par exemple, le juge de Montigny (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) a mis l’accent sur l’intention du demandeur de rester au Canada dans le jugement Boland c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 376, au paragraphe 14, lequel est rédigé comme suit (je souligne) :

Dans l’affaire Papadogiorgakis, […] la Cour a élaboré un critère qui oblige le juge de la citoyenneté à apprécier la qualité de l’attachement du demandeur au Canada (ce qu’on est convenu d’appeler « le critère du mode de vie centralisé »). Les absences du demandeur du Canada pendant la période en cause peuvent être comptées comme des périodes de résidence au Canada si le demandeur démontre que ces absences étaient temporaires et qu’il avait l’intention de faire du Canada le lieu de son domicile permanent.

[Non souligné dans l’original.]

[35]  Je souscris aussi à l’argument du défendeur selon lequel la juge de la citoyenneté, lorsqu’elle a instruit l’affaire, ne pouvait pas fermer les yeux sur le fait que la demanderesse avait cessé de résider au Canada et n’avait pas centralisé son existence ici au moment où elle a présenté sa demande, soit après la détermination de la période de quatre ans pertinente.

[36]  Je conclus que la demanderesse tente d’imposer une définition stricte qui correspond davantage à la nature quantitative de la résidence selon la loi qu’au compromis qualitatif permis par la décision Papadogiorgakis. J’entends par là que la décision Papadogiorgakis crée une exception à la définition du terme « résident » figurant au sous‑alinéa 5(1)c)(ii) de la Loi (dans sa version en vigueur le 31 juillet 2014).

[37]  L’interprétation de la demanderesse, si elle était adoptée, fausserait l’objet même de la résidence permanente et de la citoyenneté canadienne. En invitant les non‑résidents à devenir résidents permanents et, par la suite, citoyens du pays, le Canada a pour objectif d’inciter les demandeurs à s’efforcer de contribuer à leur propre bien-être et à celui du pays en vivant et en demeurant ici.

[38]  La citoyenneté canadienne n’a pas pour but de fournir aux étrangers un refuge où ils peuvent retourner en cas de besoin, ni de leur permettre de profiter de la bonne réputation qu’ont les citoyens canadiens partout où ils vont. C’est en devenant des Canadiens et en faisant du Canada leur pays d’adoption que les étrangers peuvent bénéficier de ces avantages.

[39]  Le moins que l’on puisse attendre d’une personne qui demande la citoyenneté canadienne, c’est qu’elle démontre son intention de vivre et de demeurer au pays pendant la période relativement courte de quatre ans — laquelle a été prolongée et est maintenant fixée à cinq ans — précédant le dépôt de sa demande.

[40]  Je rejette également l’argument subsidiaire de la demanderesse selon lequel la juge de la citoyenneté était tenue d’appliquer le critère formulé dans la décision Koo (Re), lequel énonce six facteurs différents utilisés pour déterminer si un demandeur vit régulièrement, normalement ou habituellement au Canada.

[41]  Cet argument de la demanderesse s’appuie sur l’issue favorable donnée à sa demande dans le jugement Younis c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 2009. Madame la juge Elliott a annulé la décision du juge de la citoyenneté précédent, qui avait rejeté la demande de Mme Younis en se fondant sur le critère énoncé dans la décision Koo (Re). La juge Elliott a annulé la demande au seul motif que le premier juge de la citoyenneté avait conclu, à tort, que la demanderesse était une citoyenne des Émirats arabes unis, alors qu’elle était en fait une citoyenne de la Jordanie. Elle n’a pas exigé — comme elle aurait pu le faire lorsqu’elle a renvoyé l’affaire pour nouvel examen par un autre juge de la citoyenneté — que le critère de la décision Koo (Re) soit appliqué lors de la nouvelle instruction de l’affaire.

[42]  J’aurais pu souscrire à l’argument de la demanderesse si la juge de la citoyenneté avait choisi le critère énoncé dans la décision Pourghasemi (Re), dans la mesure où celui‑ci est fondé sur l’obligation stricte d’accumuler 1 095 jours de présence effective au Canada, et où l’issue de l’affaire aurait donc été déterminée d’avance. Toutefois, comme la juge de la citoyenneté a retenu le critère énoncé dans la décision Papadogiorgakis, je suis convaincu que l’issue aurait été la même si le critère établi dans la décision Koo (Re) avait été appliqué.

[43]  Ceux-ci sont essentiellement deux critères qualitatifs, dont l’objectif est de déterminer si le demandeur a l’intention de faire du Canada le lieu de son domicile permanent. Voir, par exemple, la jurisprudence citée dans la décision Koo (Re) à cet égard :

  • Lee Re (1988), 24 FTR 188 (CF 1re inst.), à la page 90 : [traduction] « manifesté son intention d’établir et de conserver son foyer à un endroit donné au Canada ».
  • Lau (Re), T‑136‑91, 6 février 1992, à la page 1 : [traduction] « ait manifestement l’intention de vivre au Canada », réaffirmé dans Chien, Re (1992) 51 FTR 317 (CF 1re inst.).
  • Law (Re), T‑1604‑91, 22 mai 1992, à la page 6 : [traduction] « fait du Canada l’endroit où il vivait "régulièrement, normalement ou ordinairement" ».

[44]  Par conséquent, pour les motifs énoncés ci‑dessus, la demande de contrôle judiciaire est rejetée sans dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑1419‑18

LA COUR STATUE que :

1.  L’intitulé de la cause est modifié afin de refléter le bon défendeur, soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Peter Annis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 30e jour de mai 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1419‑18

INTITULÉ :

NARIMAN ZAKI ABDULFATTAH YOUNIS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JANVIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ANNIS

DATE DES MOTIFS :

LE 11 MARS 2019

COMPARUTIONS :

Arghavan Gerami

POUR LA DEMANDERESSE

Adrian Johnston

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gerami Law Professional Corporation

Ottawa (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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