Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190320


Dossier : IMM-3669-18

Référence : 2019 CF 342

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Montréal (Québec), le 20 mars 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

GULER YASUN

MELIH YASUN

MELIKE DOGA YASUN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Yasun et ses deux enfants mineurs ont demandé l’asile au motif que la demanderesse était persécutée en Turquie en raison de ses opinions politiques. Elle sollicite le contrôle judiciaire de la décision rejetant sa demande. J’accueille la demande de Mme Yasun, car le décideur a fait abstraction, d’une manière déraisonnable, de la preuve relative à son état psychologique, l’a jugé non crédible et a conclu que certains aspects de sa demande étaient invraisemblables.

I.  Les faits et la décision contestée

[2]  Mme Yasun, la demanderesse principale, est une citoyenne turque d’origine ethnique kurde et de confession alévie. Elle a peu d’instruction et travaillait comme coiffeuse. Les deux autres demandeurs sont les enfants mineurs de Mme Yasun. Ils ont quitté la Turquie en mai 2017 pour se rendre aux États-Unis, où ils sont restés pendant environ deux mois. En juillet 2017, ils sont venus au Canada et ont demandé l’asile. Les faits à l’origine de l’affaire sont décrits dans le formulaire Fondement de la demande d’asile [FDA] de Mme Yasun et peuvent être résumés comme suit.  

[3]  En décembre 2012, Mme Yasun a participé aux commémorations d’un soulèvement appelé « K. Maras ». Elle ainsi que d’autres participants ont été arrêtés par les forces de sécurité. Elle a été interrogée, insultée, battue et détenue pendant une journée.

[4]  Mme Yasun affirme qu’en tant que Kurde de confession alévie, elle a toujours soutenu les partis de gauche et voté pour ces derniers. Elle dit s’être jointe au Parti démocratique des peuples, connu sous l’acronyme HDP, en mai 2014.

[5]  Mme Yasun a aidé le HDP lors de la campagne électorale de mai 2015. Après la tenue d’un rassemblement organisé par l’un des dirigeants du parti dans sa ville, Mme Yasun et d’autres participants ont vu leurs lieux de travail vandalisés. Elle a porté plainte aux policiers, qui lui ont dit qu’ils ne pouvaient rien faire.

[6]  En avril 2016, Mme Yasun a participé à une manifestation contre un camp de réfugiés syriens. Du gaz lacrymogène a été utilisé contre les manifestants et Mme Yasun a été aspergée. Le jour suivant, la police l’a arrêtée et l’a brutalisée. Elle a été relâchée le lendemain.

[7]  En avril 2017, le lieu de travail de Mme Yasun a de nouveau été vandalisé. Elle s’est plainte à la police. Lorsque les policiers sont arrivés sur les lieux, ils ont remarqué que Mme Yasun avait exposé une affiche de l’un des dirigeants du HDP. Ils l’ont ensuite battue et l’on détenue pendant une journée.

[8]  Le 29 juin 2018, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a rejeté la demande d’asile de Mme Yasun. La décision de la SPR est particulièrement longue et je ne fournirai qu’un résumé à cette étape. La SPR a conclu que Mme Yasun n’était pas un témoin crédible. Elle était aussi d’avis que si Mme Yasun avait été recherchée par les autorités, elle n’aurait pas obtenu de passeport en novembre 2016, c’est-à-dire après la tentative ratée de coup d’État de juillet 2016 et la répression qui s’en est suivie. La SPR a aussi estimé que le fait que Mme Yasun n’a pas demandé l’asile aux États-Unis a nui à sa crédibilité. La SPR a conclu que la demanderesse avait un « profil politique très mineur » qui ne l’exposerait pas à un risque de persécution. Ainsi, la SPR a conclu que Mme Yasun n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention. La SPR a aussi conclu qu’il y a « absence de minimum de fondement » à la demande d’asile de Mme Yasun, selon le paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Par conséquent, Mme Yasun a été privée de son droit d’en appeler à la Section d’appel des réfugiés.

[9]  Mme Yasun sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR.

II.  Analyse

A.  La preuve psychologique

[10]  Dans son premier motif, Mme Yasun fait valoir que dans ses conclusions quant à la crédibilité, la SPR n’a pas tenu compte de son évaluation psychologique. Je suis d’accord. 

[11]  Mme Yasun a été évaluée par un psychiatre, le Dr Kitamura, qui lui a aussi fait passer un test de dépistage des troubles cognitifs. Voici sa conclusion :

En résumé, compte tenu de ses antécédents, de mes examens objectifs de l’état mental et cognitif, Mme [Yasun] répond aux critères d’un trouble neurocognitif (démence) majeur établis dans la cinquième édition du Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM-5), vraisemblablement le résultat combiné du traumatisme cérébral survenu lors de l’agression qu’elle a subie dans son enfance, qui s’ajoute à sa scolarité limitée et aux effets continus de son anxiété et sa dépression graves en raison de la persécution dont elle est victime (voir ci‑dessous), qui sont reconnus pour avoir des effets néfastes sur la mémoire, la concentration et le processus décisionnel (« fonctions supérieures »). Mme [Yasun] est sujette à la confusion, à l’inattention et aux troubles de la mémoire en période de stress accru, comme lorsque des questions lui sont posées sur les persécutions antérieures qu’elle a subies en Turquie, surtout par des personnes occupant des postes d’autorité. Dans le contexte d’une audience relative à une demande d’asile, je recommande qu’il lui soit permis d’être assistée par un représentant désigné.

[12]   Dans la section d’introduction de ses conclusions relatives à la crédibilité, la SPR a fait état de ces résultats et ne semblait pas les remettre en question. De plus, elle a indiqué que « la Commission a tenu compte de la mesure dans laquelle ses problèmes de santé touchaient sa mémoire et la crédibilité de son témoignage ».

[13]  Toutefois, il semble que la SPR n’a pas tenu compte de ces facteurs lorsqu’elle a souligné, à plusieurs occasions, que Mme Yasun a livré un témoignage confus, qu’elle ne se souvenait pas d’événements précis ou qu’elle n’a pas fourni d’explications satisfaisantes.

[14]  Par exemple, la SPR a tiré une « conclusion défavorable quant à la crédibilité de Mme Yasun » sur la foi de ses explications au sujet de la tentative de son mari de venir au Canada et de son arrestation à l’aéroport en Turquie. Il semble que le principal fondement de cette conclusion défavorable soit le fait que Mme Yasun n’a pas modifié son formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA] après avoir appris la tentative ratée de son mari pour la rejoindre au Canada. En réponse aux questions de la SPR, Mme Yasun a fourni un certain nombre d’explications pour se justifier, y compris l’absence d’un interprète, le fait qu’elle n’avait pas le numéro de téléphone de son conseiller et le fait qu’elle n’avait pas de téléphone. La SPR a trouvé ce témoignage « difficile à suivre ». Toutefois, je ferais remarquer que les raisons fournies par Mme Yasun ne s’excluent pas mutuellement. Par surcroît, la transcription de l’audience montre que, peu de temps après l’échange évoqué dans la décision, le commissaire de la SPR a constaté que Mme Yasun ne se sentait pas bien et a décidé de reporter l’audience. Cet événement n’est toutefois pas mentionné dans la décision pour expliquer le témoignage « difficile à suivre » de Mme Yasun.

[15]  On trouve un autre indice que la SPR n’a pas dûment tenu compte de l’état psychologique de Mme Yasun. À l’ouverture de l’audience, l’avocat de Mme Yasun voulait montrer à la SPR que sa cliente était atteinte de déficience cognitive et qu’elle était vulnérable. L’échange suivant a ensuite eu lieu :

[traduction]

Avocat : […] par exemple dans – récemment, elle était dans mon bureau pour se préparer en vue de l’audience précédente à celle-ci, et elle s’est effondrée et j’ai pratiqué la RCR sur elle. 

Commissaire : [rires] avez-vous le certificat pour ça ?

[16]  Bien que le commissaire de la SPR ait peut-être simplement voulu détendre l’atmosphère, cet échange donne l’impression qu’il n’était pas réceptif aux difficultés auxquelles Mme Yasun faisait face.

[17]  De plus, la décision de la SPR contient un long examen d’un certain nombre d’affaires dans lesquelles des juges de notre Cour, pour diverses raisons, ont conclu que peu de poids devait être accordé à un rapport psychologique ou psychiatrique. La SPR a ensuite déclaré qu’elle accorderait « peu de valeur probante au rapport du Dr Kitamura au moment de déterminer si les allégations dans la demande d’asile sont véridiques ». Toutefois, le rapport du Dr Kitamura n’a pas été présenté comme preuve de la persécution subie par la demanderesse en Turquie, mais plutôt comme preuve d’un état psychologique pouvant avoir une incidence sur sa façon de témoigner. Il n’était donc pas nécessaire que la SPR mette en doute la validité des rapports psychiatriques en général. Cet examen inutile jette un doute sur la déclaration de la SPR selon laquelle elle a tenu compte de l’état psychologique de Mme Yasun dans son évaluation de la crédibilité de celle-ci.

[18]  Dans ces circonstances, il s’agit d’une affaire où les propos de ma collègue la juge Anne Mactavish sont pertinents : « [I]l est impossible de déterminer clairement à partir de ses motifs pourquoi et comment la Commission a conclu que le diagnostic de déficit cognitif grave du Dr [Kitamura] n’expliquait pas que [Mme Yasun] était incapable de se souvenir correctement des événements qui avaient été à l’origine de sa demande d’asile » (Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1103 au paragraphe 23). 

B.  Questions liées à la crédibilité

[19]  Deux autres conclusions défavorables en matière de crédibilité semblent déraisonnables.

[20]  Premièrement, la SPR a reproché à Mme Yasun d’avoir omis de mentionner son adhésion au HDP lorsqu’elle a été interrogée au point d’entrée. Pourtant, la Cour a déclaré maintes fois qu’il ne faut pas accorder trop de poids aux notes prises au point d’entrée compte tenu des circonstances dans lesquelles elles sont prises (voir, par exemple, Wu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1102 au paragraphe 16; Alekozai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 158 au paragraphe 8 [Alekozai]; Horvath c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 147 aux paragraphes 21 et 22). Au surplus, ces notes révèlent que Mme Yasun a mentionné expressément qu’elle avait une affiche de l’un des dirigeants du HDP dans son lieu de travail, même si elle n’a pas donné le nom du parti. Je ne vois pas comment des conclusions raisonnables en matière de crédibilité peuvent reposer sur une base aussi mince.

[21]  Deuxièmement, la SPR a reproché à Mme Yasun de ne pas avoir revendiqué l’asile pendant son séjour de deux mois aux États-Unis précédant son arrivée au Canada. Par conséquent, la SPR « tire une conclusion défavorable quant à sa crédibilité dans l’ensemble et à la véracité des allégations qui figurent dans sa demande d’asile ». Toutefois, la demanderesse avait une bonne raison de ne pas revendiquer l’asile aux États-Unis : elle a un parent au Canada, ce qui l’exempte de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Notre Cour reconnaît la présence d’un parent au Canada comme une raison valable de ne pas revendiquer l’asile aux États-Unis : Ay c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 671 aux paragraphes 39 et 40; Gopalarasa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1138 aux paragraphes 32 à 35; Alekozai, au paragraphe 12.

C.  Conclusion relative à l’invraisemblance

[22]  De plus, dans sa décision, la SPR a tiré une conclusion d’invraisemblance qui n’était pas raisonnablement fondée sur la preuve. La SPR a conclu que les autorités turques n’auraient probablement pas délivré un passeport à Mme Yasun si elles l’avaient ciblée en raison de ses activités politiques. Toutefois, en concluant ainsi, la SPR présume que les autorités qui délivrent des passeports communiqueraient avec la police locale qui l’a maltraitée. Cela pourrait ou non être le cas. Rien dans le dossier n’appuie une telle hypothèse (voir, par analogie, Yoosuff c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1116 au paragraphe 9). Il est imprudent de fonder une conclusion d’invraisemblance sur l’hypothèse que les policiers qui arrêtent ou battent des adversaires politiques conservent des traces écrites de ces incidents.

[23]  Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un commissaire différent de la SPR afin qu’il rende une nouvelle décision.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3669-18

  LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. L’affaire est renvoyée à un commissaire différent de la Section de la protection des réfugiés pour nouvelle décision;

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-3669-18

 

 

INTITULÉ :

GULER YASUN, MELIH YASUN, MELIKE DOGA YASUN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Talia Joundi

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Suzanne M. Bruce

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.