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Date : 20190318


Dossier : IMM-2564-18

Référence : 2019 CF 324

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 mars 2019

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

IURII VERBANOV

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  Monsieur Iurii Verbanov sollicite le contrôle judiciaire d’une mesure de renvoi prise le 14 mai 2018, par la Section d’appel de l’immigration (la SAI). La SAI a conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Verbanov avait volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes contre l’humanité commis par la police moldave, et a pris une mesure de renvoi à son endroit, en application du paragraphe 67(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la Loi concernant l’immigration), et de l’alinéa 229(1)b) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement concernant l’immigration).

[2]  Pour les motifs exposés ci‑dessous, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, en ce qui a trait à la question litigieuse de la complicité soulevée par M. Verbanov, puisque la Cour est convaincue que la SAI a commis une erreur dans son application du critère de la complicité formulé par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 (Ezokola). Étant donné que cette question litigieuse permet à la Cour de statuer sur l’affaire, l’autre question litigieuse soulevée par M. Verbanov ne sera pas examinée.

II.  LE CONTEXTE

[3]  Il n’est pas contesté que, en 2005, M. Verbanov a entamé des études au Collège de police de Moldavie, et que, de 2007 à 2011, il a travaillé comme policier à Chisinau, en Moldavie. Il avait le grade de « plutonier-major », qui est présenté comme le plus haut grade de la hiérarchie non policière. M. Verbanov a travaillé pour le service municipal de police de Chisinau, au sein du service de la répression des infractions dans les services publics et les transports urbains, et son travail consistait à arrêter les voleurs à la tire et à les amener au commissariat de police. Le 12 juillet 2011, M. Verbanov a obtenu le statut de résident permanent au Canada, à titre de conjoint d’une travailleuse qualifiée.

[4]  Le 20 décembre 2013, M. Verbanov fut l’objet de deux rapports d’interdiction de territoire rédigés par l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) et transmis à la Section de l’immigration, en application de l’article 44 de la Loi concernant l’immigration. Selon le ministre, M. Verbanov serait interdit de territoire pour grande criminalité, au titre de l’alinéa 36(1)c) de la Loi concernant l’immigration, et pour crimes contre l’humanité, au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi concernant l’immigration.

[5]  Le 16 avril 2015, la Section de l’immigration a conclu que M. Verbanov n’était pas interdit de territoire pour les motifs susmentionnés. En particulier, en ce qui a trait aux prétentions de crimes contre l’humanité, la Section de l’immigration a conclu, selon les termes de l’alinéa 35(1)a) de la Loi concernant l’immigration, que ni M. Verbanov ni ses collègues du service de la répression des infractions dans les services publics et les transports urbains n’avaient commis des actes pouvant constituer des crimes contre l’humanité. À la Section de l’immigration, M. Verbanov a déclaré qu’il n’avait eu aucune connaissance d’actes de torture infligés aux personnes qu’il avait arrêtées et amenées à ses supérieurs hiérarchiques, et, qu’au contraire, ces personnes étaient généralement remises en liberté contre le versement de pots‑de‑vin à ses supérieurs. La Section de l’immigration a jugé que le témoignage de M. Verbanov était crédible (décision de la Section de l’immigration aux paragraphes 8, 18, 48, 68 et 69).

[6]  Le ministre a interjeté appel de la décision de la Section de l’immigration. M. Verbanov a témoigné à la SAI, et, le 3 avril 2017, la SAI a rejeté l’appel. Elle a conclu que la version des faits donnée par M. Verbanov était crédible, et que ni M. Verbanov ni le service au sein duquel il travaillait n’avaient commis d’actes de violence ou de torture pouvant constituer des crimes contre l’humanité (première décision de la SAI, au paragraphe 7). La SAI a aussi refusé de faire droit à l’argument du ministre selon lequel M. Verbanov était un complice.

[7]  Le 8 novembre 2017, la Cour fédérale a accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par le ministre et renvoyé l’affaire à la SAI, concluant essentiellement que la SAI, lorsqu’elle a statué sur sa complicité, n’avait pas examiné les actes commis par M. Verbanov au regard des exigences de l’arrêt Ezokola.

III.  LA DÉCISION CONTESTÉE

[8]  Le dossier a été renvoyé à la SAI pour qu’elle statue à nouveau, et, le 14 mai 2018, la SAI a accueilli l’appel interjeté par le ministre. La SAI a conclu : (1) que les actes commis par le service de police moldave constituent des crimes contre l’humanité; (2) qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que M. Verbanov, qui a servi au sein de la police, a volontairement contribué de manière significative et consciente à de tels crimes. Par conséquent, la SAI a pris une mesure de renvoi, en application du paragraphe 67(2) de la Loi concernant l’immigration, et de l’alinéa 229(1)b) du Règlement concernant l’immigration, lesquels renvoient à l’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains, au titre du paragraphe 35(1) de la Loi concernant l’immigration.

[9]  C’est la décision qui fait l’objet du contrôle judiciaire dans la présente instance.

[10]  Devant le nouveau tribunal de la SAI, M. Verbanov n’a pas témoigné de nouveau, sauf pour confirmer sa preuve précédente, qui comprenait des déclarations faites à un agent de l’ASFC, et ses témoignages à la Section de l’immigration et à la SAI.

[11]  La SAI a fait observer que, sur la foi de la preuve présentée, elle devait trancher la question de savoir si M. Verbanov avait été complice d’un acte constitutif d’une infraction prévue par la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24 (la Loi sur les crimes contre l’humanité). Cela exigeait que la SAI détermine d’abord si la police moldave avait commis un crime contre l’humanité, et, si oui, qu’elle détermine ensuite si M. Verbanov était complice de ce crime, parce qu’il y aurait volontairement contribué de manière significative et consciente.

[12]  En ce qui concerne les crimes contre l’humanité, la SAI a jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la police moldave avait commis des crimes contre l’humanité, parce qu’étaient présents les quatre éléments constitutifs d’un crime contre l’humanité, tels qu’ils ont été énoncés dans l’arrêt Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40.

[13]  En ce qui concerne la complicité de M. Verbanov, la SAI a confirmé qu’il incombait au ministre d’établir qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que la personne avait volontairement contribué de manière significative et consciente à la perpétration du crime qui lui était reproché.

[14]  La SAI a fait référence aux considérations énoncées dans l’arrêt Ezokola et, à partir de ces considérations, a fait observer : (1) que la police moldave est une organisation importante, légitime, structurée et hiérarchisée qui ne peut être décrite comme ayant un but limité et brutal; qu’il est donc plus difficile d’établir que M. Verbanov a volontairement contribué de manière significative et consciente aux actes évoqués que s’il avait fait partie d’un groupe de plus petite taille; (2) que M. Verbanov a été en service dans la police moldave de son plein gré et qu’il aurait pu quitter l’organisation simplement en exprimant son désir de le faire, malgré son obligation de rembourser le gouvernement du financement de ses études; (3) qu’il a été en service de 2007 à 2011, une longue période pendant laquelle il ne pouvait ignorer les actes de torture commis, en raison de l’ampleur de ceux‑ci; (4) qu’il a travaillé au sein du service responsable de la lutte contre la criminalité dans les lieux publics et les transports urbains, qui surveille et appréhende les voleurs à la tire; son grade n’était ni celui d’un débutant ni celui d’une personne occupant un poste de très haut rang; son service n’était pas mentionné de manière précise dans la preuve documentaire, bien qu’il ait été rapporté que des prévenus soupçonnés d’avoir commis des infractions de droit commun auraient subi la torture dans les commissariats de police de Chisinau; (5) que le travail de M. Verbanov était de surveiller, d’arrêter et d’amener les voleurs à la tire dans un commissariat de police où ils seraient interrogés et ensuite remis en liberté par des policiers de grade supérieur. La SAI a jugé que la version des faits donnée par M. Verbanov était trop édulcorée comparativement à la valeur probante de la preuve documentaire, qui confirme que les actes de torture des prévenus dans les commissariats de police sont répandus et signalés par des sources fiables. La SAI a déclaré qu’il est difficile de penser qu’il n’y a pas eu plus de cas de prévenus ayant résisté à leur arrestation, mais que cela ne voulait pas dire qu’aucun des éléments de son témoignage n’était crédible. En fait, la SAI a fait preuve d’une certaine déférence à l’égard des deux tribunaux ayant siégé précédemment, mais a conclu que M. Verbanov avait enjolivé la réalité en omettant de mentionner certains faits défavorables qui ont dû se produire.

[15]  Pour déterminer si M. Verbanov avait volontairement contribué de manière significative et consciente à la perpétration des crimes, la SAI a discuté de la difficulté à laquelle le ministre a été exposé pour s’acquitter de son fardeau, et de l’enjeu de blâmer un jeune policier, sans qu’il existe d’autres preuves concrètes contre lui.

[16]  La SAI a souligné que M. Verbanov « ne pouvait pas ignorer » les actes de torture commis et qu’« il devait même être conscient » que la pratique était répandue (deuxième décision de la SAI, au paragraphe 91). En définitive, la SAI a conclu que la preuve documentaire révèle « une pratique si courante chez les forces policières moldaves que M. Verbanov, de par ses fonctions, ne peut qu’y avoir contribué » (deuxième décision de la SAI, au paragraphe 94).

[17]  La SAI a accueilli l’appel et pris une mesure de renvoi contre M. Verbanov.

IV.  LES OBSERVATIONS DES PARTIES

A.  Les arguments de M. Verbanov

[18]  M. Verbanov affirme que la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a conclu que : (1) la police moldave a commis des crimes contre l’humanité pendant les années où il y était employé, (2) M. Verbanov a été complice de crimes contre l’humanité commis par la police moldave.

[19]  La Cour examinera uniquement la seconde question litigieuse, puisqu’elle suffit pour trancher la présente affaire.

[20]  En ce qui concerne la complicité, M. Verbanov fait valoir que lorsque la SAI applique le critère énoncé dans l’arrêt Ezokola, sa décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. M. Verbanov fait valoir que, (1) la SAI a commis une erreur lorsqu’elle a tiré des conclusions déraisonnablement vagues quant à la crédibilité, et (2) l’analyse de la SAI n’étayait pas sa conclusion.

[21]  Premièrement, M. Verbanov avance que la SAI n’a pas clairement rejeté une partie précise de son témoignage, mais a plutôt exprimé de vagues doutes quant à sa vraisemblance et à sa fiabilité (Murillo c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1240; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 556, aux paragraphes 32 et 33).

[22]  Deuxièmement, M. Verbanov fait valoir que la conclusion de la SAI quant à la crédibilité n’est rien de plus qu’une déclaration de culpabilité par association, laquelle fut interdite par la Cour suprême du Canada, au paragraphe 84 de l’arrêt Ezokola. M. Verbanov fait essentiellement valoir que dans son analyse des facteurs énoncés dans l’arrêt Ezokola, la SAI divulgue peu de preuve donnant à penser que la complicité existe, et, par conséquent, sa conclusion manque de transparence et n’est pas justifiée. De plus, M. Verbanov met l’accent sur le fait que la durée de son service, selon la jurisprudence, n’est pas significative (Hadhiri c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1284, au paragraphe 34 (Hadhiri); Musabyimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 50, au paragraphe 3 (Musabyimana); Sarwary c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 437 (Sarwary); Talpur c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 822, au paragraphe 38 (Talpur); Ndikumasabo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 955 (Ndikumasabo). Enfin, M. Verbanov fait observer que la conclusion de la SAI quant à la complicité est incohérente avec les rapports datant de 2008 et plus tard, lesquels font état des efforts du gouvernement moldave en vue de combattre la torture.

B.  Les arguments du ministre

[23]  Le ministre soutient que la décision de la SAI, en ce qui a trait à la complicité, est raisonnable, et que la SAI n’a pas tiré d’inférence relativement à la crédibilité et n’a pas non plus tiré de conclusions vagues et non étayées. La conclusion de la SAI n’était pas fondée sur une déclaration de culpabilité par association, mais était plutôt une conclusion raisonnable fondée sur la preuve dont elle disposait.

[24]  Plus précisément, le ministre soutient que les faits montrent que M. Verbanov s’est joint volontairement à la police moldave; que l’arrestation, la détention et l’interrogatoire de prévenus équivalent à une contribution significative, et que des demandes de contrôle judiciaire semblables ont été rejetées (Shalabi c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 961; Sarway); et que la SAI peut conclure que M. Verbanov avait connaissance de ces actes, puisqu’une telle connaissance peut résulter d’une inférence, ou une personne peut volontairement ne rien voir (Petrov c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2007 CF 465, au paragraphe 59).

[25]  En ce qui a trait à la crédibilité, le ministre soutient que : (1) la SAI n’est pas liée par les conclusions tirées par les décideurs précédents, et a expliqué sa conclusion distincte (Siddiqui c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2007 CF 6, aux paragraphes 17 à 19); (2) la conclusion de la SAI quant à la crédibilité n’est ni vague ni peu claire; (3) il est loisible à la SAI de conclure que M. Verbanov n’est pas crédible (Loayza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 304, au paragraphe 41; Uriol Casiro c Canada (Citoyenneté et Immigration) 2011 CF 1190, aux paragraphes 16 et 17).

V.  ANALYSE

A.  Norme de contrôle

[26]  L’examen d’un appel interjeté à la SAI est une audience de novo au sens large, et n’est pas limité au dossier dont disposait la Section de l’immigration (Yiu c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 480, au paragraphe 16 (Yiu); Castellon Viera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1086, au paragraphe 10 (Castellon Viera)). La SAI peut annuler la décision de la Section de l’immigration et y substituer une décision qui, selon elle, aurait dû être rendue (paragraphe 67(2) de la Loi concernant l’immigration). La SAI ne doit aucune déférence à la Section de l’immigration, et n’est pas liée par les conclusions tirées par la Section de l’immigration (Musabyimana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 50, au paragraphe 24; Yiu, au paragraphe 16; Castellon Viera, au paragraphe 12). La SAI n’est pas tenue de décider si la Section de l’immigration a conclu à juste titre ou de façon raisonnable qu’une personne est interdite de territoire, mais elle doit plutôt déterminer si la personne est effectivement interdite de territoire (Castellon Viera, au paragraphe 11). Néanmoins, la SAI doit examiner les conclusions tirées par la Section de l’immigration, lorsque le demandeur n’a pas témoigné à la SAI (Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 1224, au paragraphe 27).

[27]  Une décision selon laquelle une personne est interdite de territoire est une question mixte de faits et de droit soumise au contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Verbanov, 2017 CF 1015, au paragraphe 17). La cour effectuant un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable s’interroge quant aux attributs rendant une décision raisonnable, lesquels renvoient à la fois au processus décisionnel et aux issues de la décision. Dans le cadre du contrôle judiciaire, le caractère raisonnable tient principalement à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

B.  Critère de la complicité – interdiction de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la Loi concernant l’immigration

[28]  Le résident permanent ou l’étranger est interdit de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux, parce qu’il a commis, hors du Canada, une infraction visée aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité (alinéa 35(1)a) de la Loi concernant l’immigration). L’article 6 de la Loi sur les crimes contre l’humanité inclut la torture dans la définition des crimes contre l’humanité, ce qui est en jeu en l’espèce. Comme la Cour suprême du Canada l’a reconnu dans l’arrêt Ezokola, « différents modes de participation à un crime international peuvent écarter la protection d’une personne à titre de réfugié », y compris la complicité (Ezokola, au paragraphe 2).

[29]  Les parties ne contestent pas que le critère de la complicité tel qu’il est énoncé dans l’arrêt Ezokola est celui qui s’applique à la situation de M. Verbanov, même si la présente affaire ne porte pas sur la protection des réfugiés. Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême a redéfini le critère de la complicité, en concluant que le « critère fondé sur la participation personnelle et consciente » retenu par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ramirez c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 2 CF 306, a parfois été indûment assoupli de manière à englober la complicité par association. La Cour suprême a écarté la méthode de la « culpabilité par association », au motif que « la complicité susceptible de s’entendre de la culpabilité par association ou de l’acquiescement passif » va à l’encontre de principes fondamentaux du droit pénal (Ezokola, aux paragraphes 81 et 82).

[30]  La Cour suprême a redéfini la notion de complicité axée sur la contribution, selon laquelle une personne est complice lorsqu’elle « a volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’une organisation » (Ezokola, au paragraphe 84).

[31]  La Cour suprême a souligné que les caractéristiques clés de la notion de complicité axée sur la contribution sont : (1) le caractère volontaire de la contribution, selon lequel les décideurs doivent par exemple tenir compte du mode de recrutement de l’organisation et des possibilités de quitter celle‑ci, et la possibilité d’invoquer le moyen de défense de la contrainte; (2) la contribution significative, selon laquelle la contribution de l’accusé vise un « dessein commun plus large, comme la réalisation de l’objectif d’une organisation par tous les moyens nécessaires, y compris la commission de crimes de guerre » (Ezokola, au paragraphe 87); (3) la contribution consciente, selon laquelle une personne « doit être au courant de leur [les crimes gouvernementaux] perpétration ou du dessein criminel du gouvernement et savoir que son comportement facilitera la perpétration des crimes ou la réalisation du dessein criminel », et selon laquelle il y a connaissance quand une personne « est consciente qu’une circonstance existe ou qu’une conséquence adviendra dans le cours normal des événements » (Ezokola, aux paragraphes 89 et 90).

[32]  La Cour suprême a ensuite énuméré les six facteurs destinés à servir de guide dans l’application du critère énoncé, afin de baliser l’analyse visant à déterminer si une personne a ou non volontairement apporté une contribution significative et consciente à un crime ou à un dessein criminel. Ces facteurs sont : (1) la taille et la nature de l’organisation; (2) la section de l’organisation à laquelle le demandeur d’asile était le plus directement associé; (3) les fonctions et les activités du demandeur d’asile au sein de l’organisation; (4) le poste ou le grade du demandeur d’asile au sein de l’organisation; (5) la durée de l’appartenance du demandeur d’asile à l’organisation (surtout après qu’il a pris connaissance de ses crimes ou de son dessein criminel); (6) le mode de recrutement du demandeur d’asile et la possibilité qu’il a eue ou non de quitter l’organisation.

[33]  Il convient de mentionner que la Cour suprême fait référence en particulier aux facteurs (1), (4) et (5), lorsqu’elle examine si une personne a ou non eu connaissance du dessein criminel de l’organisation ou des crimes perpétrés par celle‑ci.

C.  Application du critère par la SAI, en l’espèce

[34]  Pour que la SAI conclue que M. Verbanov fût complice, le ministre devait établir, selon la norme des « motifs raisonnables de croire », que M. Verbanov avait volontairement contribué de manière significative et consciente aux crimes ou au dessein criminel d’un groupe.

[35]  La SAI a reconnu qu’il était difficile que le ministre s’acquitte de son fardeau; et il appert de toute évidence, en dépit des meilleurs efforts déployés par l’avocat pour convaincre la Cour du contraire, que la SAI, dans ses efforts d’atténuation du fardeau du ministre, a essentiellement conclu que M. Verbanov avait été déclaré coupable par association.

[36]  La Cour ne comprend pas comment l’examen par la SAI des considérations de l’arrêt Ezokola peut mener à la conclusion que le ministre s’est acquitté de son fardeau. L’analyse de la SAI pourrait plutôt laisser entendre, au contraire, que ce fardeau n’a pas été déchargé. Ni la taille et la nature du service de police ni le grade de M. Verbanov au sein de l’organisation n’ont permis à la SAI de tirer l’inférence qu’il avait connaissance du dessein criminel du groupe, et la jurisprudence sur l’incidence de la durée des années de service d’une personne n’est pas déterminante (Hadhiri, au paragraphe 34; Musabyimana, au paragraphe 3; Sarwary, aux paragraphes 3 et 48; Talpur, au paragraphe 38; Ndikumasabo).

[37]  Pourtant, malgré la conclusion qu’elle a tirée sur le fondement des facteurs militants en faveur de M. Verbanov, et malgré le témoignage de ce dernier, la SAI s’est fondée sur la preuve documentaire démontrant une pratique répandue de torture des prévenus dans les commissariats de police pour conclure que M. Verbanov « ne pouvait pas ignorer » les actes de torture commis et qu’« il devait même être conscient » que le phénomène était répandu (décision de la SAI, au paragraphe 91). Non seulement la SAI a tiré une inférence quant à la connaissance de M. Verbanov, en raison du fait que la torture était répandue, mais elle a également décidé que, par conséquent, M. Verbanov avait apporté une contribution significative aux crimes en arrêtant des prévenus.

[38]  La conclusion de complicité tirée par la SAI équivaut à une déclaration de culpabilité par association, que la Cour suprême du Canada interdit, au paragraphe 84 de l’arrêt Ezokola. La SAI a omis de procéder à une analyse pour déterminer si le ministre s’était ou non acquitté du fardeau qui lui incombait d’établir, selon les motifs raisonnables de croire, que M. Verbanov avait apporté une contribution volontaire. La SAI s’est fondée uniquement sur la preuve documentaire des activités de la police moldave pour tirer l’inférence de la connaissance. Elle s’est « attaché[e] indûment aux activités criminelles du groupe plutôt qu’à la contribution de l’individu à ces activités criminelles » (Ezokola, au paragraphe 79). La décision de la SAI est déraisonnable.

D.  Question en vue de la certification

[39]  Les parties ont conjointement présenté une question, afin que la Cour la certifie, concernant les crimes contre l’humanité. Toutefois, comme les parties l’ont relevé, étant donné que la Cour n’a pas examiné cette question litigieuse, elle ne certifiera donc pas la question.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que :

  1. la demande est accueillie;

  2. l’affaire est renvoyée à la Section d’appel de l’immigration pour qu’elle statue à nouveau;

  3. aucune question n’est certifiée.

« Martine St‑Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mai 2019.

L. Endale, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2564-18

INTITULÉ :

IURII VERBANOV c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 février 2019

Jugement et motifS :

La juge ST-LOUIS

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

 

le 18 mars 2019

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman, Jacqueline Swaisland et Charles Steven

Pour le demandeur

Angela Marinos

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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