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Date : 20170629


Dossier : T-800-17

Référence : 2017 CF 634

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 29 juin 2017

En présence de monsieur le juge Bell

ENTRE :

BELL CANADA

BELL EXPRESSVU LIMITED PARTNERSHIP BELL MEDIA INC.

VIDÉOTRON S.E.N.C.

GROUPE TVA INC.

ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC.

ROGERS MEDIA INC.

demanderesses

et

ADAM LACKMAN s/n TVADDONS.AG

défendeur

ORDONNANCE AVEC MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le 9 juin 2017, un juge de la Cour a rendu une ordonnance de type Anton Piller et accordé une injonction interlocutoire à la suite des requêtes présentées ex parte et à huis clos par les demanderesses.

[2]  Il ne fait aucun doute que l’examen des ordonnances ex parte – c.-à-d. des ordonnances présentées sans donner de préavis à la partie défenderesse ou sans qu’elle comparaisse – constitue l’une des plus grandes difficultés auxquelles les juges peuvent faire face dans notre système accusatoire. Lorsque « l’accusé » n’est pas présent, les normes et le fondement même de notre système de justice sont sérieusement remis en question. Pour cette raison, il est bien établi en droit que la partie qui sollicite une ordonnance ex parte doit procéder à une divulgation franche et complète au tribunal. Cette divulgation franche et complète s’applique non seulement aux faits qui sous-tendent la requête, mais également à la jurisprudence et aux dispositions législatives pertinentes qui pourraient avoir un effet sur le juge chargé de rendre une décision dans de telles circonstances. La jurisprudence pertinente en l’espèce qui a été élaborée au cours des 30 dernières années établit les circonstances dans lesquelles une ordonnance Anton Piller peut être rendue, et comment une telle ordonnance doit être exécutée.

[3]  Les ordonnances Anton Piller sont essentiellement des mandats de perquisition en matière civile qui donnent à un demandeur l’accès, sans préavis, aux locaux du défendeur pour y chercher et y saisir des biens. Même si le demandeur ou son représentant ne peut pénétrer dans les locaux sans la permission de l’occupant, cette permission est normalement obtenue sur la menace d’intenter une procédure d’outrage au tribunal.

[4]  L’arrêt de principe en ce qui concerne les ordonnances de type Anton Piller est l’arrêt Celanese Canada Inc c Murray Demolition Corporation, 2006 CSC 36, [2006] 2 RCS 189 [Celanese]. Dans ce jugement, au premier paragraphe de ses motifs, le juge Binnie, s’exprimant au nom de la Cour suprême, a déclaré ce qui suit :

L’ordonnance Anton Piller ressemble étrangement à un mandat de perquisition privé. Aucun préavis n’est donné à la partie qu’elle vise. En fait, les défendeurs n’en prennent normalement connaissance qu’au moment de sa signification et de son exécution, sans avoir eu la possibilité de la contester ou de contester la preuve sur laquelle elle repose. Il se peut même que le défendeur ignore complètement qu’une instance est en cours. Aucune autorité publique ne se voit confier l’exécution de l’ordonnance, laquelle autorise plutôt une partie privée à exiger que la partie adverse la laisse entrer dans ses locaux pour qu’elle puisse y effectuer une perquisition-surprise destinée à lui permettre de saisir et de conserver des éléments de preuve susceptibles d’étayer ses allégations dans un litige privé. Ce recours extraordinaire n’est justifié que dans le cas où le demandeur dispose d’une preuve prima facie solide et peut démontrer que, selon les faits, il y a tout lieu de croire qu’à défaut de cette ordonnance des éléments de preuve pertinents risquent d’être détruits ou supprimés de quelque autre manière. La partie visée par une ordonnance Anton Piller devrait bénéficier d’une triple protection : une ordonnance soigneusement rédigée décrivant les documents à saisir et énonçant les garanties applicables notamment au traitement de documents privilégiés; un avocat superviseur vigilant et indépendant des parties, nommé par le tribunal; un sens de la mesure de la part des personnes qui exécutent l’ordonnance.

[5]  Ainsi, la seule justification au droit, pour une partie, d’exécuter un mandat de perquisition (une ordonnance Anton Piller) dans le cadre d’un litige privé est le besoin démontré de préserver des éléments de preuve pertinents lorsqu’il y a une réelle possibilité de destruction ou de disparition de ceux-ci.

[6]  Dans l’arrêt Celanese, au paragraphe 35, la Cour expose quatre conditions essentielles devant être établies par un demandeur avant qu’une ordonnance Anton Piller ne puisse lui être accordée. Ces conditions, qui ont été confirmées dans l’arrêt Colombie-Britannique (Procureur général) c Malik, 2011 CSC 18, au paragraphe 29, [2011] 1 RCS 657 [Malik], se lisent ainsi :

  1. il doit y avoir une preuve prima facie solide;

  2. le préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par l’inconduite présumée du défendeur doit être très grave;

  3. il doit y avoir une preuve convaincante que le défendeur a en sa possession des documents ou des objets incriminants;

  4. il doit être réellement possible que le défendeur détruise ces pièces avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé.

[7]  À l’audience du 9 juin 2017, le juge, ayant estimé que ces quatre conditions avaient été respectées, a rendu l’ordonnance Anton Piller. Cette ordonnance, de même que l’injonction interlocutoire, a été accordée pour une période de 14 jours seulement.

[8]  L’ordonnance Anton Piller a été pleinement exécutée dans le délai de 14 jours indiqué dans l’ordonnance. Le 21 juin 2017, sur consentement des parties, l’injonction interlocutoire a été prolongée jusqu’au 30 juin 2017 afin de donner à la Cour la possibilité d’examiner plus en profondeur la requête en examen des demanderesses. Dans cette requête, elles demandent ce qui suit :

  1. Un jugement déclaratoire portant que l’ordonnance Anton Piller a été légalement délivrée, et que cette dernière et l’injonction interlocutoire qui l’accompagne ont été légalement exécutées.

  2. Une ordonnance autorisant les demanderesses à retirer une somme de 50 000 $ déposée le 9 juin 2017 à titre de garantie pour les dommages-intérêts.

  3. Une ordonnance prévoyant que les paragraphes C-17 à C-20 de l’ordonnance rendue le 9 juin 2017 demeurent valides jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue dans la présente instance.

  4. Une injonction interlocutoire fondée sur l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles), qui aurait pour effet de proroger l’injonction interlocutoire rendue le 9 juin 2017 jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue dans la présente instance.

  5. Une ordonnance d’injonction obligatoire qui contraindrait le défendeur à continuer de fournir les identifiants, mots de passe et autres renseignements d’accès nécessaires pour obtenir les documents visés par l’ordonnance Anton Piller. Cette ordonnance, si elle est rendue, aurait pour effet de procurer un mandat de perquisition permanent aux demanderesses jusqu’à ce que l’affaire soit définitivement tranchée.

  6. Que les dépens soient adjugés sur la base avocat-client.

II.  Les parties et les faits pertinents

[9]  Les demanderesses, qui constituent des personnes morales, des sociétés en commandite ou des sociétés en nom collectif, sont soit des diffuseurs exploitant des stations de télévision, soit des entreprises de distribution de radiodiffusion qui sont régies par la Loi sur la radiodiffusion, LC 1991, c 11, et qui reçoivent des diffusions de plusieurs stations de télévision. Les diffuseurs soutiennent qu’ils possèdent les droits canadiens relatifs à la communication d’un éventail d’émissions au public par télécommunication, au moyen de la diffusion à la télévision et en ligne. Plus précisément, les demanderesses Bell Media Inc, Rogers Media Inc et Groupe TVA Inc (les diffuseurs) font valoir que, entre autres choses, elles détiennent les droits canadiens voulus pour prendre, en vertu de l’article 3 de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42 (la Loi), les mesures suivantes :

  • a) communiquer les émissions des demanderesses au public par télécommunication, au moyen de la diffusion à la télévision, y compris le droit :

  • b) de mettre les émissions des demanderesses à la disposition du public par télécommunication au moyen de la diffusion à la télévision, de manière à ce que les membres du public puissent y accéder de l’endroit et au moment qu’ils choisissent individuellement,

  • c) d’autoriser de tels actes.

[10]  Les entreprises de radiodiffusion soutiennent qu’elles sont détentrices du droit de transmettre les émissions de télévision aux abonnés par divers moyens de télécommunication, y compris grâce à un signal satellite, à un câble coaxial, à la fibre optique et à des câbles hybrides fibre optique/coaxiaux.

[11]  Le défendeur, quant à lui, est un développeur de logiciels qui a créé des extensions pour une application de lecteur multimédia libre appelée KODI. Certaines extensions de KODI permettent aux utilisateurs d’avoir accès à une grande quantité de contenus vidéo qui seraient possédés et distribués par les demanderesses. Le défendeur a développé des extensions qui permettent aux utilisateurs d’avoir accès au matériel qui est clairement du [traduction] « contenu non attentatoire » ainsi qu’au matériel qui est, selon les demanderesses, un [traduction] « contenu attentatoire ». Dans la mesure où les extensions développées par le défendeur donnent accès au matériel allégué être du [traduction] « contenu attentatoire », les demanderesses soutiennent qu’elles en subissent un préjudice. Bien que le défendeur n’ait pas encore déposé de défense en l’espèce, il soutient que ses activités n’entraînent aucune violation de la Loi. D’après lui, ses activités sont protégées par l’alinéa 2.4(1)b) de la Loi, qui dispose que :

[...] n’effectue pas une communication au public la personne qui ne fait que fournir à un tiers les moyens de télécommunication nécessaires pour que celui-ci l’effectue; [...]

[12]  Le défendeur affirme que la jurisprudence découlant de l’arrêt Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique c. Assoc. canadienne des fournisseurs Internet, 2004 CSC 45, [2004] 2 RCS 427 [SOCAN], appuie sa position selon laquelle il n’effectue pas une « communication » de contenu. Il ne fait que le rendre accessible, tout comme Google et d’autres moteurs de recherche. En fait, il décrit candidement son entreprise comme un [traduction] « mini Google ».

[13]  En plus de soutenir que les produits qu’il a développés sont conformes à la Loi, le défendeur avance que la Loi offre aux demanderesses un recours éventuel, si elles estiment qu’il y a eu violation. Il affirme que ce recours, qui figure au paragraphe 41.27(5) de la Loi, permet aux demanderesses de lui donner un avis de la violation présumée et lui donne la possibilité d’y remédier. Selon lui, s’il y a effectivement eu violation de la Loi — ce qu’il nie—, les demanderesses ont utilisé une [traduction] « bombe atomique » en demandant une ordonnance Anton Piller, plutôt que de recourir à d’autres méthodes moins drastiques prévues par la Loi.

III.  Les questions dont je suis saisi

[14]  Le rôle de la Cour, à cette étape préliminaire du litige, n’est clairement pas de statuer sur le bien-fondé de l’affaire (Celanese, précité, paragraphe 1). Mon rôle consiste à effectuer une évaluation de novo de l’ordonnance Anton Piller après avoir entendu le point de vue opposé (John Stagliano Inc c Elmaleh, 2006 CF 585, au paragraphe 110, 292 FTR 208; Société Canadienne de Perception de la Copie Privée c Amico Imaging Services Inc., 2004 CF 469, aux paragraphes 27 et 28, 249 FTR 312). La Cour doit donc réexaminer les quatre conditions nécessaires pour l’octroi d’une ordonnance Anton Piller, à savoir : i) qu’il existe une preuve prima facie solide; ii) que le préjudice causé ou risquant d’être causé au demandeur par l’inconduite présumée du défendeur est très grave; iii) qu’il y a une preuve convaincante que le défendeur a en sa possession des documents ou des objets incriminants; et iv) qu’il est réellement possible que le défendeur détruise ces pièces avant que le processus de communication préalable puisse être amorcé (Celanese, précité, au paragraphe 35; Malik, précité, au paragraphe 29).

[15]  Pour ce qui est de l’injonction interlocutoire, je dois m’interroger à savoir si les demanderesses respectent le critère en trois parties établit dans les arrêts Manitoba (Procureur général) c Metropolitan Stores Ltd, [1987] 1 RCS 110, 38 DLR (4th) 321 [Metropolitan Stores] et RJR‑Macdonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 111 DLR (4th) 385 [RJR-Macdonald]; c’est‑à‑dire : i) y a-t-il une question sérieuse à juger?; ii) les demanderesses subiront-elles un préjudice irréparable si l’injonction n’est pas accordée?; et iii) la prépondérance des inconvénients favorise-t-elle l’octroi de l’injonction? Le critère est conjonctif. Je remarque également que l’exigence de la « preuve prima facie solide » applicable à l’octroi d’une ordonnance Anton Piller est une norme plus stricte que celle de la « question sérieuse à juger », qui constitue le premier élément du critère applicable en matière d’injonction interlocutoire (Indian Manufacturing Ltd c Lo, [1996] 2 FCR 647, 67 CPR (3d) 132; Havana House Cigar & Tobacco Merchants Ltd c Doe, [1999] ACF no 1225, au paragraphe 27, 1 CPR (4th) 521).

IV.  La preuve

[16]  Dans l’affidavit sur lequel se sont principalement appuyées les demanderesses, le déposant indique, entre autres, que l’entreprise du défendeur, appelée « TVAddons », héberge [traduction] « au total plus de 1 500 extensions ». Il déclare également que, parmi ces 1 500 extensions, on compte une liste triée sur le volet de 22 extensions [traduction] « qui sont presque toutes attentatoires ». Il s’ensuit que, d’après la propre preuve des demanderesses, seule une infime partie des extensions développées par le défendeur, c’est-à-dire un peu plus d’un pour cent, seraient des [traduction] « extensions attentatoires ». Ces renseignements sont conformes à l’affidavit du défendeur, dans lequel il indique que plus de 1 400 extensions sont accessibles sur le site Web TVAddons, et que la majorité d’entre elles ne sont pas liées à des [traduction] « sites d’hébergement illégitimes ».

[17]  Les principaux déposants des demanderesses et du défendeur parlent de l’application logicielle KODI comme d’une application [traduction] « libre », ce qui signifie qu’elle est mise à la disposition du public aux fins d’utilisation ou de modification de sa conception originale. Le défendeur déclare dans son affidavit que l’application KODI, [traduction] « sans recours à quelque extension supplémentaire, est utilisée pour chercher, exécuter, exploiter ou télécharger tout type de fichier numérique, notamment des images, de la musique, des jeux vidéo, des vidéos et des fichiers interactifs ». Il ajoute ensuite que, contrairement à ce qu’a affirmé le déposant des demanderesses, [traduction] « KODI ne se limite pas à fournir un accès à un contenu qui se trouve sur l’ordinateur des utilisateurs. L’application KODI comprend une liste d’extensions qui sont des moteurs de recherche sur le Web ». Le déposant des demanderesses a consacré une partie de son affidavit à expliquer comment le défendeur aurait pu avoir accès à l’œuvre « Orphan Black » à l’aide de ses extensions. Le défendeur, dans son affidavit, a fait état des mêmes résultats de recherche, qu’il a obtenus grâce à l’utilisation de Google, d’où son affirmation voulant que son site soit un [traduction] « mini-Google », et qu’il soit donc visé par les exceptions établies dans l’arrêt SOCAN, comme mentionné plus haut.

[18]  Dans le cadre de la présente requête en examen, l’audience complète tenue devant le juge ayant accordé l’ordonnance Anton Piller doit être prise en compte. L’échange suivant est tiré de la transcription de cette audience :

[traduction]

Juge : Et à la page suivante, au paragraphe 5 – les experts désactiveraient les domaines et les sous-domaines de TVAddons, donc. Ainsi, vous voulez vraiment neutraliser les activités du défendeur?

Avocat des demanderesses : Oui, tout à fait.

Juge : Tout à fait...

Avocat des demanderesses : Oui.

Juge : Alors, cela va au-delà d’une interdiction de mener des activités ou d’une interdiction de communiquer; vous voulez vraiment neutraliser le type.

Avocat des demanderesses : Oui, tout à fait, c’est sûr. Oui. Nous utilisons ses mots de passe, nous fermons tout; nous modifions le mot de passe et nous changeons tout, et il ne peut être réactivé par lui-même ou par quelqu’un d’autre. C’est le but.

[19]  Suivant l’ordonnance Anton Piller, la « perquisition » devait être faite entre 8 h et 20 h, sauf s’il était raisonnablement nécessaire de le faire en dehors de ces heures. Je conclus que cette perquisition comprend toute entrevue jugée nécessaire par l’avocat indépendant ou l’avocat des demanderesses. Dans son affidavit, l’avocat indépendant a déclaré que, le 12 juin 2017, l’interrogatoire du défendeur a commencé à 14 h 40 et [traduction] « a duré jusque vers minuit ». L’interrogatoire (mon expression) du défendeur a donc duré plus de 9 heures. Je reconnais que l’interrogatoire a été interrompu, selon l’avocat indépendant, par l’heure du souper et par l’occasion que le défendeur a eue de parler à son avocat. Toutefois, il est important de noter que l’on n’a pas permis au défendeur de refuser de répondre aux questions, sous peine d’une procédure d’outrage au tribunal, et que son avocat n’a pas été autorisé à clarifier les réponses aux questions. Je conclus sans hésiter que le défendeur a été soumis à un interrogatoire préalable dépourvu des mesures de protection normalement accordées aux justiciables dans ces circonstances (interrogatoire préalable). J’ajouterais, de plus, que les [traduction] « questions » n’étaient pas réellement des questions. Il s’agissait plutôt d’ordres ou de directives. Par exemple, le défendeur s’est vu prier de [traduction] « fournir à l’huissier » ou de [traduction] « divulguer aux avocats des demanderesses ».

[20]  À mon avis, la partie la plus inacceptable de l’interrogatoire concernait l’affidavit de l’avocat indépendant, où celui-ci déclare que l’avocat des demanderesses [traduction] « a fourni au défendeur Lackman des noms » d’autres personnes qui pourraient exploiter des sites Web semblables. Il appert que le défendeur devait associer les 30 noms de cette liste à des noms, adresses et autres données concernant des personnes susceptibles d’avoir une certaine connaissance des noms de la liste, ou un certain lien avec ceux-ci. Cette liste et les réponses du défendeur s’étendent sur trois pages complètes figurant dans les pièces jointes à l’affidavit de l’avocat indépendant. Je conclus que ces questions, posées par l’avocat des demanderesses, visaient uniquement à faire avancer l’enquête que l’on menait, et que, plutôt que de chercher à conserver des éléments de preuve existants, on était en fait à la recherche d’éléments de preuve supplémentaires.

V.  Analyse

A.  L’ordonnance Anton Piller

[21]  L’ordonnance Anton Pillar en question a été conçue délibérément par les avocats des demanderesses pour mettre fin à l’entreprise du défendeur, ce qu’elles admettent. Il ne leur importait guère que seule une infime partie des extensions élaborées par le défendeur, correspondant à un peu plus de 1 % selon elles, porterait atteinte au droit d’auteur. Par conséquent je conclus que l’ordonnance Anton Piller dont je suis saisi ne visait que partiellement à protéger les éléments de preuve susceptibles de disparaître ou d’être détruits. Je suis d’avis que son objet véritable était de détruire le gagne-pain du défendeur, de le priver des ressources financières nécessaires au financement d’une défense à l’action intentée contre lui et de faire subir à ce dernier un interrogatoire préalable dépourvu des protections procédurales que garantit notre système de justice civil.

[22]  Pour ce qui est de la question de savoir s’il existe une « preuve prima facie solide », je n’en suis pas convaincu. Quoique je reconnaisse que l’objectif du présent examen n’est pas de trancher le fond de l’affaire, j’ai néanmoins évalué la solidité des éléments de preuve émanant des demanderesses. Ce faisant, j’ai examiné avec soin les arguments présentés par l’avocat du défendeur en ce qui concerne son interprétation de la Loi et l’application de l’arrêt SOCAN aux faits de l’espèce. J’ai aussi examiné avec soin les affidavits produits par les déposants du défendeur et des demanderesses. Je suis impressionné par la manière directe avec laquelle le défendeur décrit sa connaissance et son utilisation du logiciel libre KODI, et explique les similarités entre TVAddons et Google. Les actions exécutées par l’expert des demanderesses afin d’accéder au matériel prétendument attentatoire de TVAddons ont été reproduites par le défendeur à l’aide de Google. À mon avis, la jurisprudence découlant de l’arrêt SOCAN est pertinente à l’égard de la question qui nous occupe. Même si la preuve prima facie peut avoir paru solide aux yeux du juge ayant entendu l’affaire ex parte, la présence de la partie adverse dans la salle d’audience et les arguments présentés ont démontré qu’il n’y a avait rien de plus qu’une question sérieuse à juger. L’exigence élevée relative à la preuve prima facie solide n’est pas respectée.

[23]  Faute d’une preuve prima facie solide, et en présence d’une ordonnance trop générale conçue pour faire bien plus que de préserver des éléments de preuve qui risquent d’être détruits ou de disparaître, il n’est guère utile d’examiner en profondeur la délivrance et l’exécution de l’ordonnance Anton Piller. Je conclus que l’ordonnance doit être annulée. Je me pencherai maintenant sur la question de l’injonction interlocutoire.

B.  Injonction interlocutoire

[24]  Bien que j’admette l’existence d’une question sérieuse, et que je reconnaisse qu’il est fort possible que les demanderesses subissent un préjudice irréparable si l’injonction interlocutoire n’est pas rendue, je ne suis pas convaincu que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi d’une telle injonction.

[25]  Le défendeur a démontré qu’il a une cause défendable selon laquelle il ne viole pas la Loi. Il a aussi déclaré que TVAddons est sa seule source de revenus. Si une injonction était accordée par la Cour, elle mettrait effectivement fin au présent litige, puisque les demanderesses ont reconnu qu’elles souhaitaient neutraliser le défendeur de façon à ce qu’il soit impossible que ses extensions soient réactivées [traduction] « par lui-même ou par quelqu’un d’autre ». En outre, si le défendeur est ainsi [traduction] « neutralisé », il pourrait ne pas avoir les ressources financières nécessaires pour préparer sa défense. Compte tenu de la prépondérance des inconvénients, je répète également que les demanderesses ont admis que la vaste majorité des extensions étaient non attentatoires. La question de savoir si la proportion d’environ 1 % restante est attentatoire peut tout à fait être débattue. Pour ces motifs, j’estime que la prépondérance des inconvénients penche en faveur défendeur, et aucune injonction interlocutoire ne sera prononcée.

C.  Autres considérations

[26]  Les demanderesses ont demandé le remboursement de leur dépôt de 50 000 $ versé à titre de garantie pour les dommages-intérêts. Étant donné que l’ordonnance Anton Piller est maintenant déclarée illégale, je laisse aux parties le soin de négocier le montant, le cas échéant, du dépôt qui doit être confisqué en faveur du défendeur. Si les parties n’arrivent pas à s’entendre sur cette question dans les 90 jours suivants le prononcé de la présente ordonnance, elles peuvent s’adresser de nouveau à la Cour pour présenter leurs arguments et obtenir un règlement de cette question.

[27]  Enfin, les demanderesses ont demandé que les dépens soient taxés sur la base avocat‑client. Le défendeur a indiqué que, dans le cadre de la présente requête en examen, il considérait approprié que les dépens soient adjugés suivant l’issue de la cause, que celle-ci lui soit favorable ou non. Par conséquent, la Cour ordonnera que les dépens suivent l’issue de la cause.

LA COUR ORDONNE que :

  1. L’injonction interlocutoire délivrée par la Cour le 9 juin 2017 est prolongée, sur consentement des parties, jusqu’au 30 juin 2017 ou jusqu’à ordonnance contraire de la Cour, selon la première éventualité (voir le paragraphe e) ci-dessous).

  2. La requête des demanderesses visant l’obtention d’un jugement déclaratoire portant que l’exécution de l’ordonnance Anton Piller et de l’injection interlocutoire a été menée de façon légitime est rejetée.

  3. La requête présentée par les demanderesses afin d’obtenir l’autorisation de la Cour de retirer le montant de 50 000 $ déposé le 9 juin 2017 à titre de garantie pour les dommages-intérêts est rejetée.

  4. La requête visant l’obtention d’une ordonnance prévoyant que les paragraphes C-17 à C‑20 de l’ordonnance rendue le 9 juin 2017 demeurent valides jusqu’à ce qu’une décision finale soit rendue dans la présente instance est rejetée. Il est entendu que l’ordonnance Anton Piller est complètement annulée, et déclarée nulle et non avenue.

  5. La requête en injonction interlocutoire est rejetée. L’injonction provisoire prononcée le 9 juin 2017 et prolongée jusqu’au 21 juin 2017 est annulée, avec prise d’effet immédiat.

  6. Toutes les autres ordonnances sollicitées par les demanderesses dans leur avis de requête modifié déposé le 16 juin 2017 et instruit le 21 juin 2017 sont rejetées.

  7. Tous les articles saisis au cours de l’exécution de l’ordonnance Anton Piller, notamment les téléphones, les ordinateurs, l’équipement informatique, les dossiers, les communications ou les éléments de preuve attestant que des communications ont été établies entre le défendeur et des tiers, de même que les noms de domaines, les noms de sous‑domaines, les mots de passe, les identifiants, les renseignements bancaires, les renseignements figurant dans les registres des sociétés, les renseignements concernant les comptes d’hébergement, les renseignements sur les serveurs, les codes, les renseignements sur les programmeurs, de même que l’ensemble des transcriptions et enregistrements du défendeur en réponse à toute question lui ayant été posée par quiconque au cours de l’exécution de l’ordonnance Anton Piller, doivent être remis au défendeur; et aucune copie de ces documents ne doit être conservée par l’avocat indépendant, par les demanderesses ou par toute personne autre que le défendeur.

  8. Tous les affidavits déposés par les demanderesses au soutien de leur requête visant l’obtention d’une ordonnance Anton Piller doivent être mis sous scellés, porter la mention [traduction]« Sujet à ordonnance de confidentialité » et être placés dans le dossier de la Cour no T-800-17. Ils doivent en outre demeurer confidentiels et sous scellés jusqu’à nouvel ordre de la Cour.

  9. Les dépens suivent l’issue de la cause.

  10. Je conserve compétence à l’égard de toute requête ou demande de directives quant au contenu de la présente ordonnance.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-800-17

 

INTITULÉ :

BELL CANADA, BELL EXPRESS VU LIMITED PARTNERSHIP, BELL MEDIA INC., VIDÉOTRON S.E.N.C., GROUPE TVA INC., ROGERS COMMUNICATIONS CANADA INC., ROGERS MEDIA INC. c ADAM LACKMAN S/N TV ADDONS.AG

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 21 juin 2017

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 30 juin 2017

COMPARUTIONS :

Me François Guay

Me Guillaume Lavoie St-Marie

POUR LES DEMANDERESSES

 

Me Éva Richard, Me Karim Renno

Me Hilal El Ayoubi

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Karl Delwaide, Me Marie‑Gabrielle Bélanger

Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Tour de la Bourse, bureau 3700

800, rue Victoria

Montréal (Québec) H4Z 1E9

POUR LES DEMANDERESSES

 

 

Me Bernard Letarte, MLudovic Sirois – Procureur général du Canada – Justice Canada

Bureau TSA-6060

284, rue Wellington

Ottawa (Ontario) K1A 0H8

pour le défendeur

 

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