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Date : 20190226


Dossier : IMM-4268-18

Référence : 2019 CF 233

Montréal (Québec), le 26 février 2019

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

AHMED MADANI BA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Contexte

[1]  Le demandeur, Ahmed Madani Ba, est un citoyen du Burkina Faso. Muni d’un visa étudiant, il entre au Canada en décembre 2009. Le 4 janvier 2016, sa demande de prorogation de permis d’études est refusée et le demandeur est informé qu’il doit quitter le Canada. Le 4 juin 2016, le demandeur est arrêté par les autorités policières canadiennes alors qu’il est passager d’une voiture stationnée sur le terrain d’une propriété privée. Constatant que le demandeur est sans statut au Canada, les autorités policières en informent l’Agence des services frontaliers du Canada, qui prend le demandeur en charge. Le demandeur dépose alors une demande d’asile dans laquelle il allègue être « victime de persécution de la part de [ses] anciens camarades d’armes qui sont devenus ses agents de persécution ». Dans un deuxième récit déposé deux (2) mois plus tard, le demandeur allègue craindre retourner au Burkina Faso en raison de son orientation sexuelle.

[2]  Le 2 février 2017, la Section de la protection des réfugiés [SPR] rejette la demande d’asile du demandeur pour absence de crédibilité. Le demandeur interjette appel de cette décision à la Section d’appel des réfugiés [SAR]. Dans une décision rendue le 10 août 2018, la SAR rejette l’appel, jugeant comme la SPR que le demandeur n’est pas crédible.

[3]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les raisons qui suivent, la Cour est d’avis que certaines conclusions de la SAR manquent d’intelligibilité, de transparence et de justification et justifient l’intervention de la Cour.

II.  Analyse

[4]  La norme de contrôle applicable aux décisions de la SAR portant sur la crédibilité et l’évaluation de la preuve est celle de la décision raisonnable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35; Ali c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 688 au para 5; Acikgoz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 149 au para 21).

[5]  Lorsque la norme du caractère raisonnable s’applique, le rôle de la Cour est de déterminer si la décision appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ». Si « le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité », il n’appartient pas à cette Cour d’y substituer l’issue qui lui serait préférable (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47 [Dunsmuir]; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 59).

[6]  Devant la SAR, le demandeur a notamment fait valoir que la SPR avait erré en ne tenant pas compte, dans son évaluation de crédibilité, des difficultés qu’il avait à affirmer son orientation sexuelle et à rechercher de l’aide psychologique pour les traumatismes qu’il aurait vécus. Selon le demandeur, ces difficultés expliqueraient, par exemple, son retard à réclamer l’asile, son défaut de faire allusion dans son premier récit à son orientation sexuelle et à l’échange de baisers survenus lorsqu’il était écolier fréquentant une école militaire, ainsi que les raisons pour lesquelles il n’aurait pas eu d’autres relations sexuelles avec des hommes et n’aurait pas obtenu de l’aide psychologique au Canada.

[7]  En réponse à cet argument, la SAR indique ce qui suit :

[32] Un autre élément soulevé dans le mémoire consiste à relever que la SPR n’a pas pris en considération le fait que [le demandeur] pouvait avoir du mal à s’affirmer et à vouloir rechercher de l’aide. De son propre aveu, il n’aurait eu qu’une seule expérience sexuelle avec un homme. Depuis lors, aucune autre relation, et ce, depuis de nombreuses années. En conséquence, la SAR a beaucoup de difficulté à concilier ses prétentions avec ces agissements.

[8]  La SAR continue son analyse de la façon suivante :

[33] En conséquence, la SPR a analysé correctement ce chapitre.

[9]  Un peu plus loin dans ses motifs, la SAR réitère le fait que le demandeur n’aurait pas eu d’autres relations sexuelles avec un homme depuis ce temps en affirmant ce qui suit :

[36] […] Alors qu’il est au Canada depuis 2009, il a fréquenté des filles et il vit d’ailleurs avec une personne de sexe féminin. Se déclarant bisexuel, et sans vouloir extrapoler, nous aurions pu assumer que [le demandeur] a ou a entretenu des relations même de courte durée avec un homme et ayant des relations sexuelles spontanées et occasionnelles avec des hommes. Ce n’est pas la situation. La SAR ne fait que traduire son témoignage à l’effet qu’il n’a eu qu’un seul échange de baiser avec un écolier et que depuis ce temps, aucune relation sexuelle, amitié particulière n’a eu lieu. En conséquence, les faits nous portent à croire que [le demandeur] n’est pas bisexuel, mais plutôt hétérosexuel. En conclusion, l’histoire étant basée sur un baiser dans le bois qui a entraîné des coups et blessures [au demandeur], ne croyant pas qu’il soit bisexuel, son récit s’en voit réduit à une peau de chagrin.

[10]  La Cour reconnaît qu’elle doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions de crédibilité de la SAR et qu’elle doit considérer les motifs dans leur ensemble, à la lumière du dossier (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36 au para 53; Odia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 363 au para 6). Il est également bien établi qu’un décideur n’est pas tenu de faire référence à tous les arguments ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire ou de tirer une conclusion explicite sur chaque élément constitutif de son raisonnement qui a mené à sa conclusion finale (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16 [Newfoundland Nurses]).

[11]  Toutefois, cette déférence ne permet pas à la Cour de deviner ou d’émettre des hypothèses sur ce que la SAR a pu penser si ses motifs ne sont pas intelligibles et ne permettent pas à la Cour de comprendre le fondement de sa conclusion et de déterminer si celle-ci fait partie des issues possibles et acceptables (Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11; Newfoundland Nurses au para 16).

[12]  En l’espèce, la SAR a décidé d’adresser l’argument soulevé par le demandeur. Cependant, en analysant les motifs de la SAR, la Cour ne parvient pas à comprendre son analyse. En effet, la Cour voit difficilement le lien entre l’allégation du demandeur qu’il avait de la difficulté à affirmer son orientation sexuelle en raison des traumatismes subis et l’affirmation de la SAR que le demandeur n’a pas eu d’autres relations sexuelles avec des hommes.

[13]  La Cour reconnaît, comme le prétend le défendeur, que d’autres éléments portant sur la crédibilité du demandeur pourraient appuyer la conclusion de la SAR. Cependant, en l’absence de motifs intelligibles, la Cour ne peut déterminer si la SAR a raisonnablement conclu que le demandeur n’était pas crédible concernant sa bisexualité. La Cour ne peut non plus évaluer l’importance de cette conclusion sur la décision finale. La SAR qualifie d’« élément cardinal » et d’« élément phare » l’allégation de bisexualité. De plus, elle indique que le récit du demandeur « s’en voit réduit à une peau de chagrin » en notant qu’elle ne croit pas que le demandeur est bisexuel. En présence d’un tel langage et considérant la conclusion générale de la SAR voulant que le demandeur ne soit pas bisexuel, il est tout à fait raisonnable de croire que l’absence de crédibilité du demandeur concernant son orientation sexuelle constitue l’élément central de la décision.

[14]  La Cour note que la SAR affirme à deux (2) reprises appliquer la Directive numéro 9 du président : Procédures devant la CISR portant sur l’orientation sexuelle, l’identité de genre et l’expression de genre [Directive]. En plus de reconnaître que certaines personnes peuvent éprouver des difficultés à extérioriser leur orientation sexuelle, la Directive précise également que le décideur doit éviter certains préjugés et stéréotypes au moment d’établir les faits. Parmi les préjugés et stéréotypes qui y sont mentionnés, l’on y retrouve notamment ceux voulant que « les personnes ayant diverses [orientations sexuelles, identités de genre et expressions de genre [OSIGEG]] ont déjà eu une expérience ou des relations sexuelles avec une personne de même sexe » et que « les personnes ayant diverses OSIGEG n’ont jamais eu d’expériences ou de relations sexuelles hétérosexuelles » (article 6.1 de la Directive). Or, comme il a déjà été mentionné, la SAR insiste à plusieurs reprises dans ses motifs sur le fait que le demandeur n’aurait eu qu’une « seule expérience sexuelle avec un autre homme ». Elle mentionne également que le demandeur « a fréquenté des filles » et que « nous aurions pu assumer que [le demandeur aurait] ou a entretenu des relations même de courte durée avec un homme et ayant des relations sexuelles spontanées et occasionnelles avec des hommes ». Sans plus d’explications, ce raisonnement porte à croire que la SAR s’est fondée sur des stéréotypes qui, selon la Directive, sont à éviter dans la prise de décision.

[15]  Par ces motifs, la Cour conclut que la décision est déraisonnable puisqu’elle manque d’intelligibilité, de transparence et de justification selon les critères énoncés dans Dunsmuir. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour réexamen.

[16]  Aucune question de portée générale n’a été soumise aux fins de certification et la Cour est d’avis que cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-4268-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre tribunal pour être réexaminée;

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4268-18

INTITULÉ :

AHMED MADANI BA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 FÉVRIER 2019

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DES MOTIFS :

LE 26 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Arthur Ayers

Pour le demandeur

Diya Bouchedid

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Arthur Ayers

Avocat

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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