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Date : 20190312


Dossier : IMM-1553-18

Référence : 2019 CF 297

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 mars 2019

En présence de monsieur le juge Russell

ENTRE :

R. G.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  INTRODUCTION

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision datée du 27 mars 2018 par laquelle un délégué du ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration déférait pour enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi], une affaire d’interdiction de territoire pour activités de criminalité organisée aux termes de l’alinéa 37(1)a) de cette loi.

I.  LE CONTEXTE

[2]  Le demandeur, R. G., est citoyen chinois.

[3]  Il a travaillé dans une banque en Chine entre 2003 et 2014. Vers la fin de 2013, il est venu au Canada en vue d’explorer des possibilités d’affaires et des occasions immobilières pour son père et lui. Sa patronne lui a demandé d’explorer les perspectives d’affaires pour elle aussi. En 2014, il a réussi à obtenir un visa de résident temporaire frauduleusement.

[4]  L’Agence des services frontaliers du Canada [l’ASFC] a appris que le demandeur est visé par un mandat d’arrestation en Chine. Le 5 mai 2015, l’ASFC a soumis une requête à Interpol et à la Gendarmerie royale du Canada [la GRC] en vue d’obtenir des éléments de preuve concernant le statut de fugitif du demandeur. En août 2015, la GRC a reçu une notice rouge d’Interpol ainsi qu’une copie du mandat d’arrestation en Chine.

[5]  Les autorités chinoises allèguent que le demandeur s’est livré à un stratagème de fraude complexe impliquant de nombreux amis et membres de la famille. Dans l’exercice de ses fonctions à la banque, le demandeur aurait approuvé des prêts de manière frauduleuse au bénéfice de sociétés fictives dont il était propriétaire et exploitant. Les autorités chinoises affirment que ce n’est qu’après le départ du demandeur pour le Canada qu’elles ont pris connaissance du stratagème.

[6]  Le 15 décembre 2015, au moyen d’un rapport circonstancié établi en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi, l’ASFC a informé le demandeur qu’il était interdit de territoire au Canada pour grande criminalité en application de l’alinéa 36(1)c) de la Loi. Le 14 mars 2016, la Section de l’immigration a procédé à une enquête afin de confirmer que le demandeur était effectivement interdit de territoire pour cause de grande criminalité. Le 22 décembre 2016, elle a conclu qu’il n’existait pas suffisamment d’éléments de preuve permettant de déclarer le demandeur interdit de territoire pour grande criminalité. Le ministre a interjeté appel de la décision devant la Section d’appel de l’immigration, où une instance est en cours.

[7]  Le demandeur a présenté une demande d’asile le 20 novembre 2015. Celle-ci était fondée sur une crainte de persécution en raison des actes que poseraient le Bureau de la sécurité publique, les autorités chinoises et son ancienne patronne s’il retournait en Chine. Le demandeur craint d’y être arrêté sur la foi de fausses accusations, d’être emprisonné de manière injustifiée, de subir de la torture et des mauvais traitements, et il craint même la mort.

[8]  Le 18 mars 2016, des accusations criminelles ont été portées contre le demandeur au Canada pour emploi d’un document contrefait et dissimulation frauduleuse dans l’obtention de ses documents ontariens. Le 10 juillet 2017, le demandeur a reconnu qu’il s’était livré à la fraude. Il a obtenu l’absolution sous conditions assorties d’une période de probation à l’égard des accusations de fraude.

[9]  En 2017, l’ASFC a communiqué avec les autorités chinoises afin d’obtenir des renseignements et des éléments de preuve supplémentaires au sujet des infractions criminelles commises par le demandeur en Chine. Des agents de l’ambassade de Chine ont informé l’ASFC que des éléments de preuve supplémentaires seraient envoyés. Le ministre les a reçus en octobre 2017 et il les a communiqués au demandeur le mois suivant. Il a également déposé cette preuve supplémentaire à la Section d’appel de l’immigration pour appuyer l’appel qu’il avait interjeté à l’encontre de la décision de la Section de l’immigration relativement à l’alinéa 36(1)c) de la Loi.

[10]  Le 19 mars 2018, un second rapport d’interdiction de territoire a été rédigé en vertu du paragraphe 44(1), cette fois pour criminalité organisée aux termes de l’alinéa 37(1)a) de la Loi.

[11]  Le délégué du ministre a examiné ce second rapport circonstancié et a décidé de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête. C’est cette décision, datée du 27 mars 2018, qui est l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire. Le 29 mars 2018, l’ASFC a informé le demandeur que le rapport en question avait été déféré à la Section de l’immigration pour enquête.

II.  LA DÉCISION EXAMINÉE

[12]  Après avoir examiné le rapport circonstancié rédigé en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi, le délégué du ministre a décidé de déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête. Selon le rapport, le demandeur est interdit de territoire pour criminalité organisée parce qu’il

[traduction]

est membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation, ou se livre à des activités faisant partie d’un tel plan (dossier certifié, au paragraphe 14).

[13]  Plus précisément, le rapport était fondé sur des renseignements indiquant qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur s’était livré à une fraude planifiée et organisée par un certain nombre de personnes agissant de concert.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]  Voici les questions auxquelles je dois répondre en l’espèce :

  1. Quelle est la norme de contrôle applicable?

  2. La décision contestée était-elle raisonnable?

  3. La décision constituait-elle un abus de procédure?

  4. La préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche-t-elle le ministre de procéder à une deuxième enquête?

V.  LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[15]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, la Cour suprême du Canada a conclu qu’il n’est pas nécessaire de procéder à une analyse de la norme de contrôle applicable dans chaque cas. En effet, lorsque la jurisprudence a arrêté de manière satisfaisante la norme de contrôle applicable à une question particulière soumise au tribunal, la cour de révision peut alors l’appliquer. Ce n’est que lorsque la recherche est infructueuse à cet égard, ou lorsque les précédents pertinents semblent incompatibles avec les nouveaux principes de common law en matière de contrôle judiciaire, que la cour de révision doit se pencher sur les quatre facteurs à prendre en compte dans l’analyse de la norme de contrôle applicable : Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48.

[16]  Le demandeur soutient que la norme de contrôle applicable aux questions d’abus de procédure et de préclusion est celle de la décision correcte. Il soutient cependant que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à l’examen de la décision de déférer l’affaire du demandeur pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi.

[17]  De son côté, le défendeur soutient que la norme de contrôle applicable aux questions d’équité procédurale et de justice naturelle est celle de la décision correcte, tandis que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique aux conclusions de fait et mixtes (de fait et de droit) tirées par le délégué du ministre : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 52-62.

[18]  La décision de déférer l’affaire pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable : Faci c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2011 CF 693, au paragraphe 17.

[19]  Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, l’analyse tient « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » : Dunsmuir, précité, au paragraphe 47, et Khosa, précité, au paragraphe 59. En d’autres mots, la Cour ne doit intervenir que lorsque la décision était déraisonnable en ce sens qu’elle n’appartient pas aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ».

[20]  Dans des arrêts récents, il a été conclu que c’est la norme de la « décision correcte » qui s’applique lorsque la question est de savoir si un décideur n’a pas respecté l’équité procédurale : Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; Khosa, précité, aux paragraphes  59 et 61.

[21]  Bien que procéder à l’examen de l’équité procédurale soit conforme à la jurisprudence récente, il ne s’agit pas d’une démarche appropriée sur le plan des principes. La conclusion selon laquelle aucune norme de contrôle ne s’applique à la question de l’équité procédurale est plus sensée. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Moreau-Bérubé c Nouveau-Brunswick (Conseil de la magistrature), 2002 CSC 11, au paragraphe 74, a affirmé que la question de l’équité procédurale

n’exige pas qu’on détermine la norme de révision judiciaire applicable. Pour vérifier si un tribunal administratif a respecté l’équité procédurale ou l’obligation d’équité, il faut établir quelles sont les procédures et les garanties requises dans un cas particulier.

[22]  En somme, la décision de déférer l’affaire pour enquête en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Quant aux questions que soulève le demandeur en matière d’équité procédurale, d’abus de procédure ou de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, aucune norme de contrôle ne s’applique.

VI.  LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES PERTINENTES

[23]  Les dispositions suivantes de la Loi sont pertinentes dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire :

Grande criminalité

Serious criminality

36 (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

36 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

c) commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

Activités de criminalité organisée

Organized Criminality

37 (1) Emportent interdiction de territoire pour criminalité organisée les faits suivants :

37 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of organized criminality for

a) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d’une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d’une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction, ou se livrer à des activités faisant partie d’un tel plan;

(a) being a member of an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment, or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence, or engaging in activity that is part of such a pattern; or

Rapport d’interdiction de territoire

Preparation of report

44 (1) S’il estime que le résident permanent ou l’étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l’agent peut établir un rapport circonstancié, qu’il transmet au ministre.

44 (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

Suivi

Referral or removal order

(2) S’il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l’affaire à la Section de l’immigration pour enquête, sauf s’il s’agit d’un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu’il n’a pas respecté l’obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d’un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

VII.  LES ARGUMENTS DES PARTIES

A.  Le demandeur

[24]  Le demandeur soutient que la décision de déférer l’affaire pour enquête constitue un abus de procédure. Il renvoie à l’arrêt Blencoe c Colombie-Britannique (Human Rights Commission), 2000 CSC 44, où la Cour suprême du Canada a expliqué (au paragraphe 120) que, « [p]our conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [TRADUCTION] “le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures” ». Aussi, la conclusion selon laquelle il y a eu abus de procédure devrait être réservée aux « cas les plus manifestes » : Blencoe, précité, au paragraphe 120. Le demandeur affirme que le premier volet du critère relatif à l’abus de procédure concerne la conduite de l’État qui est préjudiciable au déroulement de l’instance, tandis que le second volet concerne la conduite de l’État qui mine l’intégrité du système juridique dans l’ensemble.

[25]  Selon le demandeur, permettre au ministre de procéder à une deuxième enquête constitue un abus de procédure, car cette seconde enquête aurait pour objet les allégations factuelles qui ont déjà été tranchées par la Section de l’immigration relativement à l’alinéa 36(1)c) et qui sont actuellement examinées dans le cadre de l’appel interjeté par le ministre devant la Section d’appel de l’immigration. Une seconde enquête équivaudrait donc à remettre en cause une question déjà été tranchée.

[26]  On s’attend à ce que le ministre défende les intérêts de l’État tout en préservant l’intégrité du régime d’immigration et du système de justice canadien. Cette attente comprend l’obligation qu’a le ministre de ne pas abuser du pouvoir de l’État en engageant des procédures distinctes pour une même allégation. Selon le demandeur, le ministre tente uniquement de multiplier les procédures en l’espèce afin d’assurer son renvoi du Canada, sans égard pour l’intégrité du système de justice.

[27]  Le demandeur affirme par ailleurs que la décision contestée constitue également un abus de son pouvoir discrétionnaire. Le délégué du ministre pouvait décider de ne pas déférer l’affaire pour enquête une deuxième fois, comme le confirme le Guide opérationnel d’exécution de la loi d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté. Dans les circonstances, le délégué du ministre aurait dû se demander s’il était réellement nécessaire de procéder à une deuxième enquête.

[28]  Le demandeur soutient que l’arrêt des procédures constitue la réparation appropriée en cas d’abus de procédure. Bien qu’il s’agisse d’une réparation extraordinaire, elle est néanmoins indiquée dans les circonstances, car il s’agit de la seule façon d’empêcher que l’abus de procédure se produise.

[29]  Le demandeur avance en outre que la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée empêche le ministre de procéder à une deuxième enquête. En effet, la Section de l’immigration s’est déjà prononcée sur l’interdiction de territoire du demandeur. Ainsi, selon lui, la préclusion s’applique, car le ministre tente de soumettre la même question à un deuxième examen.

[30]  De plus, le demandeur conteste la nouvelle preuve qu’a reçue le ministre. Premièrement, il s’agit selon lui d’une preuve conjecturale sur laquelle on ne peut se fier. Deuxièmement, les éléments de preuve en question ne sont pas véritablement nouveaux, puisqu’ils sont actuellement examinés par la Section d’appel de l’immigration.

[31]  Il prétend que la décision contestée pourrait avoir des répercussions sur l’ensemble du système juridique. Premièrement, elle pourrait constituer un dangereux précédent, dans la mesure où elle ouvre la porte au réexamen d’une décision par le ministre lorsque le gouvernement obtient de nouveaux éléments de preuve. Deuxièmement, il pourrait y avoir confusion si la Section d’appel de l’immigration et la Section de l’immigration arrivent à des conclusions opposées au sujet de l’interdiction de territoire visant le demandeur.

[32]  Enfin, le demandeur prétend que la décision contestée était déraisonnable, en raison de l’absence totale de motifs de décision.

B.  Le défendeur

[33]  Le défendeur soutient que ni l’abus de procédure ni la doctrine de la préclusion n’empêchaient le ministre de rendre la décision qui est contestée en l’espèce. Le nœud de l’affaire concerne les nouveaux éléments de preuve que les autorités chinoises ont fournis au ministre. Or, l’enquête initiale sur l’interdiction de territoire en raison d’allégations de grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)c) de la Loi – et non d’allégations de criminalité organisée aux termes de l’alinéa 37(1)a) – a été menée sans ces éléments de preuve.

[34]  Le défendeur fait valoir que la notion de remise en cause ne s’applique pas en l’espèce. La première enquête sur l’interdiction de territoire concernait de la grande criminalité plutôt que de la criminalité organisée. Les nouveaux éléments de preuve n’avaient pas été obtenus lors de la première enquête. Les alinéas 36(1)c) et 37(1)a) de la Loi constituent des dispositions distinctes qui, le cas échéant, entraînent des conséquences différentes pour le demandeur.

[35]  Selon le défendeur, le ministre n’a pas abusé de son pouvoir discrétionnaire en décidant de procéder à une enquête au titre de l’alinéa 37(1)a). Son pouvoir discrétionnaire lui permettait de prendre une telle décision, ce qu’il a fait après avoir examiné des éléments de preuve qui n’avaient pas été obtenus lors de la première enquête de la Section de l’immigration.

[36]  Le défendeur affirme que les circonstances de l’affaire ne sont pas de celles qui commandent l’arrêt des procédures, même si le demandeur démontre qu’il y a abus de procédure en l’espèce. Le prononcé d’un arrêt des procédures n’est justifié que dans les cas exceptionnels. Qui plus est, l’intérêt du public à ce que l’affaire soit tranchée définitivement l’emporte sur l’opportunité éventuelle d’un arrêt des procédures.

[37]  Le défendeur avance par ailleurs trois raisons pour lesquelles la préclusion découlant d’une question déjà tranchée ne s’applique pas en l’espèce. Premièrement, il n’a pas été satisfait aux trois volets du critère relatif à la préclusion. Plus précisément, le demandeur n’a pas réussi à démontrer que la même question a fait l’objet d’une décision dans le cadre d’une instance antérieure ou que la décision antérieure était définitive. De plus, il existe des circonstances qui justifient une exception à la préclusion. En l’occurrence, des éléments de preuve nouveaux, qui n’étaient pas accessibles avant l’enquête initiale, sont venus s’ajouter au dossier. Enfin, la Cour n’est pas régulièrement saisie de la question concernant la doctrine de la préclusion, puisque la Section de l’immigration ne s’est pas encore penchée sur la question de la criminalité organisée.

[38]  Selon le défendeur, le ministre n’avait pas l’obligation de fournir des motifs de décision par écrit. Il est possible d’inférer que ce dernier a fondé sa décision en appréciant le bien-fondé du rapport qui lui avait été soumis.

VIII.  ANALYSE

A.  Introduction

[39]  Le demandeur tente d’éviter une instance qu’il qualifie de répétitive et d’inutile et qui, selon lui, constitue un abus de procédure et un gaspillage de temps et de ressources.

[40]  Il affirme que l’instance en cours devant la Section d’appel de l’immigration relativement à l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)c) sera déterminante quant à l’issue du processus d’enquête au titre de l’alinéa 37(1)a) découlant de la décision du délégué du ministre visée par le présent contrôle. En effet, les documents provenant des autorités chinoises qui étaient contenus dans la preuve que le ministre a communiquée dans le cadre de l’enquête sur l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) (pour criminalité organisée) ont également été communiqués et présentés à la Section d’appel de l’immigration dans le cadre de l’appel de novo interjeté à l’égard de l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 36(1)c) (pour grande criminalité).

[41]  Il s’ensuit que le demandeur demande à la Cour d’ordonner l’arrêt des procédures relativement à l’enquête sur l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a) afin de prévenir un abus de procédure.

[42]  Durant les plaidoiries devant la Cour, le demandeur a clairement fait valoir que, dans l’éventualité où la Section d’appel de l’immigration annulerait la décision de la Section de l’immigration relativement à l’enquête au titre de l’alinéa 36(1)c) et rendrait une décision appuyant la position du ministre, ce dernier pourrait alors procéder à l’enquête au titre de l’alinéa 37(1)a). Par contre, si la Section d’appel de l’immigration confirmait la décision de la Section de l’immigration concernant l’enquête au titre de l’alinéa 36(1)c), alors le ministre ne devrait pas être autorisé à remettre cette affaire en cause au moyen d’une enquête au titre de l’alinéa 37(1)a). Il en va ainsi, selon le demandeur, parce que la preuve appuyant la décision de procéder à une enquête au titre de l’alinéa 37(1)a) en l’espèce est exactement la même que celle appuyant l’appel interjeté par le ministre, devant la Section d’appel de l’immigration, à l’encontre de la décision favorable au demandeur rendue par la Section de l’immigration relativement à l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 36(1)c). En d’autres mots, si la Section d’appel de l’immigration conclut que rien ne justifie l’interdiction de territoire pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)c), aucun motif ne saurait appuyer l’interdiction de territoire aux termes de l’alinéa 37(1)a). Le demandeur avance que la Section d’appel de l’immigration se chargera, dans les faits, de répondre à la question de savoir si le demandeur est impliqué dans la commission d’une infraction en Chine, seul ou de concert avec d’autres, et ce, même si l’appel ne soulève pas la question de la criminalité organisée (au titre de l’alinéa 37(1)a)). Même si le fondement du recours est différent, les faits sous-jacents demeurent exactement les mêmes, selon le demandeur.

[43]  Vu les circonstances, le demandeur affirme que la décision de déférer l’affaire au titre de l’alinéa 37(1)a) (criminalité organisée) doit être annulée, car il s’agit d’un abus de procédure, d’une remise en cause, d’un abus de pouvoir, et parce que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée d’applique. En outre, cette décision serait déraisonnable selon lui.

B.  L’abus de procédure

[44]  Le demandeur est d’avis que la décision du ministre de déférer l’affaire, en vertu du paragraphe 44(2) et sur le fondement d’un rapport établi au titre de l’alinéa 37(1)a), équivaut à tenter de remettre en cause une question ayant été tranchée définitivement dans le cadre d’une instance antérieure, ce qui n’est pas nécessaire et qui constitue un abus du pouvoir discrétionnaire du ministre.

[45]  Le critère relatif à l’abus de procédure a été établi par la Cour suprême du Canada dans Blencoe, précité :

120  Pour conclure qu’il y a eu abus de procédure, la cour doit être convaincue que [traduction] « le préjudice qui serait causé à l’intérêt du public dans l’équité du processus administratif, si les procédures suivaient leur cours, excéderait celui qui serait causé à l’intérêt du public dans l’application de la loi, s’il était mis fin à ces procédures » (Brown et Evans, op. cit., à la p. 9‑68). Le juge L’Heureux‑Dubé affirme dans Power, précité, à la p. 616, que, d’après la jurisprudence, il y a « abus de procédure » lorsque la situation est à ce point viciée qu’elle constitue l’un des cas les plus manifestes. À mon sens, cela s’appliquerait autant à l’abus de procédure en matière administrative. Pour reprendre les termes employés par le juge L’Heureux‑Dubé, il y a abus de procédure lorsque les procédures sont « injustes au point qu’elles sont contraires à l’intérêt de la justice » (p. 616). « Les cas de cette nature seront toutefois extrêmement rares » (Power, précité, à la p. 616). Dans le contexte administratif, il peut y avoir abus de procédure lorsque la conduite est tout aussi oppressive.

[46]  La Cour suprême a examiné le critère de nouveau dans l’arrêt R c Babos, 2014 CSC 16 :

[32]  Le test servant à déterminer si l’arrêt des procédures se justifie est le même pour les deux catégories et comporte trois exigences :

(1)  Il doit y avoir une atteinte au droit de l’accusé à un procès équitable ou à l’intégrité du système de justice qui « sera révélé[e], perpétué[e] ou aggravé[e] par le déroulement du procès ou par son issue » (Regan, par. 54);

(2)  Il ne doit y avoir aucune autre réparation susceptible de corriger l’atteinte;

(3)  S’il subsiste une incertitude quant à l’opportunité de l’arrêt des procédures à l’issue des deux premières étapes, le tribunal doit mettre en balance les intérêts militant en faveur de cet arrêt, comme le fait de dénoncer la conduite répréhensible et de préserver l’intégrité du système de justice, d’une part, et « l’intérêt que représente pour la société un jugement définitif statuant sur le fond », d’autre part (ibid., par. 57).

[47]  La Cour a reconnu le bien-fondé du critère et l’a appliqué : voir, par exemple, les décisions Canada (Citoyenneté et Immigration) c Parekh, 2010 CF 692, au paragraphe 24, et Ching c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 839.

[48]  Selon le demandeur, plusieurs raisons font que la décision de déférer l’affaire en vertu du paragraphe 44(2) en l’espèce satisfait au critère exceptionnellement rigoureux concernant l’abus de procédure.

[49]  Par analogie avec la procédure criminelle (voir l’arrêt Boucher c The Queen, 1954 CanLII 3 (CSC), aux pages 23-24), le demandeur fait valoir que le ministre doit tenir compte de l’intérêt public dans la saine administration de la justice lorsqu’il décide de déférer ou non l’affaire pour enquête, ce qui l’oblige à ne pas abuser du pouvoir de l’État en engageant des procédures distinctes pour les mêmes allégations, entre autres; cela sous-entend aussi que le ministre n’est pas autorisé à remettre en cause une question déjà équitablement tranchée en sa défaveur; voir l’arrêt Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 :

37  Dans le contexte qui nous intéresse, la doctrine de l’abus de procédure fait intervenir [traduction] « le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière [. . .] qui aurait [. . .] pour effet de discréditer l’administration de la justice » (Canam Enterprises Inc. c. Coles (2000), 51 O.R. (3d) 481 (C.A.), par. 55, le juge Goudge, dissident, approuvé par [2002] 3 R.C.S. 307, 2002 CSC 63). Le juge Goudge a développé la notion de la façon suivante aux par. 55 et 56 :

[traduction] La doctrine de l’abus de procédure engage le pouvoir inhérent du tribunal d’empêcher que ses procédures soient utilisées abusivement, d’une manière qui serait manifestement injuste envers une partie au litige, ou qui aurait autrement pour effet de discréditer l’administration de la justice. C’est une doctrine souple qui ne s’encombre pas d’exigences particulières telles que la notion d’irrecevabilité (voir House of Spring Gardens Ltd. c. Waite, [1990] 3 W.L.R. 347, p. 358, [1990] 2 All E.R. 990 (C.A.)).

Un cas d’application de l’abus de procédure est lorsque le tribunal est convaincu que le litige a essentiellement pour but de rouvrir une question qu’il a déjà tranchée.  [Je souligne.]

Ainsi qu’il ressort du commentaire du juge Goudge, les tribunaux canadiens ont appliqué la doctrine de l’abus de procédure pour empêcher la réouverture de litiges dans des circonstances où les exigences strictes de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (généralement les exigences de lien de droit et de réciprocité) n’étaient pas remplies, mais où la réouverture aurait néanmoins porté atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice. (Voir par exemple Franco c. White (2001), 53 O.R. (3d) 391 (C.A.); Bomac Construction Ltd. c. Stevenson, [1986] 5 W.W.R. 21 (C.A. Sask.); et Bjarnarson c. Government of Manitoba (1987), 38 D.L.R. (4th) 32 (B.R. Man.), conf. par (1987), 21 C.P.C. (2d) 302 (C.A. Man.).) Cette application a suscité des critiques, certains disant que la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause n’est ni plus ni moins que la doctrine générale de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée, sans exigence de réciprocité, à laquelle il manque les importantes conditions que les tribunaux américains ont reconnues comme parties intégrantes de la doctrine (Watson, loc. cit., p. 624‑625).

38  Certes, la doctrine de l’abus de procédure a débordé des stricts paramètres du principe de l’autorité de la chose jugée tout en lui empruntant beaucoup de ses fondements et quelques‑unes de ses restrictions. D’aucuns la voient davantage comme une doctrine auxiliaire, élaborée en réaction aux règles établies de la préclusion (découlant d’une question déjà tranchée ou fondée sur la cause d’action), que comme une doctrine indépendante (Lange, op. cit., p. 344). Les raisons de principes étayant la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause sont identiques à celles de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée (Lange, op. cit., p. 347-348) :

[traduction] Les deux raisons de principe, savoir qu’un litige puisse avoir une fin et que personne ne puisse être tracassé deux fois par la même cause d’action, ont été invoquées comme principes fondant l’application de la doctrine de l’abus de procédure pour remise en cause. D’autres principes ont également été invoqués : la préservation des ressources des tribunaux et des parties, le maintien de l’intégrité du système judiciaire afin d’éviter les résultats contradictoires et la protection du principe du caractère définitif des instances si important pour la bonne administration de la justice.

51  La doctrine de l’abus de procédure s’articule autour de l’intégrité du processus juridictionnel et non autour des motivations ou de la qualité des parties. Il convient de faire trois observations préliminaires à cet égard. Premièrement, on ne peut présumer que la remise en cause produira un résultat plus exact que l’instance originale. Deuxièmement, si l’instance subséquente donne lieu à une conclusion similaire, la remise en cause aura été un gaspillage de ressources judiciaires et une source de dépenses inutiles pour les parties sans compter les difficultés supplémentaires qu’elle aura pu occasionner à certains témoins. Troisièmement, si le résultat de la seconde instance diffère de la conclusion formulée à l’égard de la même question dans la première, l’incohérence, en soi, ébranlera la crédibilité de tout le processus judiciaire et en affaiblira ainsi l’autorité, la crédibilité et la vocation à l’irrévocabilité.

52  La révision de jugements par la voie normale de l’appel, en revanche, accroît la confiance dans le résultat final et confirme l’autorité du processus ainsi que l’irrévocabilité de son résultat. D’un point de vue systémique, il est donc évident que la remise en cause s’accompagne de graves effets préjudiciables et qu’il faut s’en garder à moins que des circonstances n’établissent qu’elle est, dans les faits, nécessaire à la crédibilité et à l’efficacité du processus juridictionnel dans son ensemble. Il peut en effet y avoir des cas où la remise en cause pourra servir l’intégrité du système judiciaire plutôt que lui porter préjudice, par exemple : (1) lorsque la première instance est entachée de fraude ou de malhonnêteté, (2) lorsque de nouveaux éléments de preuve, qui n’avaient pu être présentés auparavant, jettent de façon probante un doute sur le résultat initial, (3) lorsque l’équité exige que le résultat initial n’ait pas force obligatoire dans le nouveau contexte. C’est ce que notre Cour a dit sans équivoque dans l’arrêt Danyluk, précité, par. 80.

[Souligné dans l’original.]

[50]  Le demandeur affirme que la présente affaire est analogue à la décision Thambiturai c Canada (Solliciteur général), 2006 CF 750, dans laquelle la Cour a conclu qu’une décision de révoquer un statut constituait un abus de procédure par voie de remise en cause et qu’il était inéquitable de la part du ministre d’essayer d’obtenir une décision quant à une question identique au regard d’une disposition différente de la Loi. La Cour a jugé que les procédures de révocation en question étaient inutiles et qu’elles se chevauchaient.

[51]  Dans ses observations écrites, le demandeur résume ainsi le fondement de son recours en abus de procédure en l’espèce :

63.  [traduction] Cette décision [Thambiturai] est clairement analogue à la présente affaire. En l’occurrence, le ministre tente d’obtenir une décision quant à une question identique au regard d’une disposition différente de la LIPR. Le paragraphe 36(1) concerne les allégations quant à la commission d’infractions, tandis que le paragraphe 37(1) concerne la participation à des activités criminelles commises en groupe. Dans les deux cas, les allégations contenues dans les rapports établis en vertu du paragraphe 44(1) sont fondées sur les mêmes faits et seront tranchées en fonction de la même question : existe-t-il des motifs raisonnables de croire que le demandeur a commis la fraude des prêts en Chine, comme on l’allègue? Si la réponse à cette question est négative, alors il n’est pas pertinent de savoir si le ministre allègue ce qu’il allègue au titre de l’article 36 ou de l’article 37.

[Souligé et en caractères gras dans l’original.]

[52]  Essentiellement, le demandeur prétend que la procédure intentée pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) sera inutile et abusive si la Section d’appel de l’immigration décide de novo de rejeter les nouveaux éléments de preuve du fait qu’ils ne suffisent pas à justifier l’interdiction de territoire pour grande criminalité aux termes de l’alinéa 36(1)c), puis il ajoute que le délégué du ministre aurait dû tenir compte de cela lorsqu’il a rendu la décision contestée en l’espèce. En clair, le demandeur semble maintenant insinuer que le délégué du ministre aurait dû attendre que la Section d’appel de l’immigration statue sur l’appel de novo relativement à la preuve pour la procédure intentée au titre de l’alinéa 36(1)c) avant de conclure à l’existence de motifs raisonnables de croire que le demandeur avait participé à de la fraude organisée.

[53]  On peut présumer que le délégué du ministre aurait pu adopter une stratégie attentiste avant de décider de déférer l’affaire, mais cela ne veut pas dire que sa décision constituait un abus de procédure pour autant, car rien ne lui permettait de croire que la preuve dont il disposait (laquelle n’a pas encore été examinée par la Section de l’immigration) ne constituait pas des motifs raisonnables pour conclure que le demandeur se livrait à la criminalité organisée aux termes de l’alinéa 37(1)a).

[54]  Je reconnais que la procédure au titre de l’alinéa 37(1)a) pour criminalité organisée pourrait s’avérer abusive si

  • a) le ministre engageait une procédure contre le demandeur au titre de l’alinéa 37(1)a) devant la Section de l’immigration en s’appuyant sur la même preuve que celle dont la Section d’appel de l’immigration est saisie, dans la mesure ou cette dernière jugeait que la preuve ne suffit pas à justifier l’interdiction de territoire pour grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)c);

  • b) le ministre engage contre le demandeur une enquête au titre de l’alinéa 37(1)a) devant la Section de l’immigration avant que la Section d’appel de l’immigration se soit prononcée à l’égard de la preuve en cause.

[55]  Lors de l’audience relative à la présente demande, aucune preuve ne m’avait été présentée pour démontrer qu’il n’existait pas d’autres moyens pour répondre à ces préoccupations. Le demandeur n’a pas présenté de preuve indiquant qu’il a demandé au ministre de ne pas procéder à l’enquête jusqu’à ce que la Section d’appel de l’immigration ait rendu sa décision (laquelle serait imminente selon lui), ou qu’il ne pourrait demander un ajournement devant la Section de l’immigration si le ministre tente d’engager la procédure. Le demandeur prétend que, si la Section de l’immigration refuse d’ajourner l’affaire, il lui faudra alors revenir devant la Cour; or, cela ne constitue pas une réponse à la question en soi, parce qu’il n’est pas démontré que les préoccupations du demandeur ne peuvent être réglées par d’autres moyens. À mon avis, il n’y a pas eu abus de procédure à ce jour, car il est impossible de savoir ce que décidera la Section d’appel de l’immigration, ni ce que fera le ministre lorsque cette décision sera rendue, ni même ce que fera la Section de l’immigration si le demandeur sollicite un ajournement de la procédure pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) au motif qu’il y aurait possiblement un chevauchement si la Section d’appel de l’immigration statuait en faveur du demandeur dans le cadre de l’appel de novo concernant l’alinéa 36(1)c).

[56]  Je comprends que l’enjeu concerne la valeur des nouveaux éléments de preuve qui sont devant la Section d’appel de l’immigration pour l’appel de novo concernant l’alinéa 36(1)c) et dont disposait le délégué du ministre lorsqu’il a déféré l’affaire en vertu du paragraphe 44(2). Cependant, il n’y a eu à ce jour ni remise en cause ni quelque abus de procédure que ce soit en fonction de la preuve auquel il serait impossible de remédier autrement que par un jugement de la Cour déclarant qu’un abus de procédure a été commis, issue qui n’est de toute façon pas possible au vu des faits dont je suis saisi.

[57]  Le demandeur ne saurait établir, au regard de la jurisprudence, un abus de procédure en fonction d’une éventualité, laquelle pourrait ne jamais se concrétiser, et qui peut actuellement être évitée par d’autres moyens.

[58]  En d’autres mots, je crois que le défendeur a raison d’affirmer que, puisque le demandeur reconnaît que le ministre serait en droit d’engager la procédure pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) si la Section d’appel de l’immigration confirme l’existence de motifs raisonnables indiquant de la grande criminalité au titre de l’alinéa 36(1)c), la présente demande est prématurée, car le demandeur n’est pas en mesure de satisfaire au critère de l’abus de procédure à ce stade, au regard des faits, et il ne peut intenter un recours à l’égard d’un abus de procédure éventuel.

C.  La préclusion découlant d’une question déjà tranchée

[59]  Pour des motifs similaires, je conclus que le demandeur n’a pas réussi à établir que la préclusion découlant d’une question déjà tranchée d’applique en l’espèce. Même si la question est celle de la valeur de la preuve qui était présentée à la Section d’appel de l’immigration et dont disposait le délégué du ministre au moment de rendre la décision que j’examine en l’espèce, il demeure que la Section d’appel de l’immigration n’a pas encore rendu de décision. Encore une fois, la question est prématurée et elle pourra être soulevée devant la Section de l’immigration lorsque nécessaire, le cas échéant.

D.  Le caractère déraisonnable et la mauvaise foi

[60]  Rien ne me donne à penser en l’espèce que le délégué du ministre, en prenant sa décision en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi, a agi de mauvaise foi, commis une erreur de droit, tenu compte de facteurs non pertinents ou rendu une décision déraisonnable. La conclusion de l’existence de motifs raisonnables indiquant de la criminalité organisée s’appuyait sur une preuve qui, au moment de la décision, n’avait pas été jugée insuffisante par la Section de l’immigration ou par la Section d’appel de l’immigration. En outre, il n’appartenait pas au délégué du ministre de décider si et quand les motifs de criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) devaient être entendus et tranchés par la Section de l’immigration.

IX.  LA CERTIFICATION EN VUE D’UN APPEL

[61]  Les parties ont convenu qu’il n’y a pas de question à certifier et la Cour est du même avis.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1553-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« James Russell »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de mai 2019

Léandre Pelletier Pépin


COUR FÉDÉRALE 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 


DOSSIER :

IMM-1553-18

 

INTITULÉ :

R. G. c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 28 janvier 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT

ET JUGEMENT :

Le juge RUSSELL

 

DATE DES MOTIFS :

Le 12 mars 2019

 

COMPARUTIONS :

Britt Gunn

Steven Blakey

 

POUR LE DEMANDEUR

Daniel Engel

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Britt Gunn

Barrister and Solicitor

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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