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Date : 20190308


Dossier : IMM-3703-18

Référence : 2019 CF 287

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2019

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

DOLORES PADDAYUMAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 20 juillet 2018 par laquelle un agent d’immigration de Citoyenneté et Immigration Canada a conclu que la demanderesse ne s’était pas conformée à une demande de documents présentée en vertu de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et a donc rejeté sa demande de résidence permanente.

II.  Contexte

[2]  La demanderesse, Dolores Paddayuman, est une citoyenne des Philippines née le 8 mai 1970.

[3]  En octobre 2014, la demanderesse a présenté une demande de visa de résident permanent dans le cadre du Programme des aides familiaux résidants (la demande). Son mari, Noel Paddayuman, et ses deux filles étaient inclus dans la demande.

[4]  Le 16 juillet 2015, la demanderesse a reçu une lettre lui demandant de fournir certains documents concernant M. Paddayuman et ses filles.

[5]  Dans une lettre du 5 avril 2016, la demande a été rejetée par un agent d’immigration au motif que la demanderesse n’avait pas fourni les documents demandés. Cette lettre ne faisait pas mention des documents précis qui n’avaient pas été reçus.

[6]  La demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 4 mai 2016 (IMM‑1858‑16). Un avis de désistement a été déposé le 13 juillet 2016 et l’affaire a été renvoyée pour un nouvel examen.

[7]  La demande a ensuite été transférée à un bureau des visas à Manille, aux Philippines (le bureau des visas de Manille), afin que soit évaluée l’admissibilité de M. Paddayuman, celui-ci ayant fait l’objet de deux accusations criminelles, l’une en 1986 et l’autre en 1993. L’accusation de 1986 vise une [traduction] « tentative d’homicide » et celle de 1993, des [traduction] « blessures physiques légères ».

[8]  Près de deux ans plus tard, dans une lettre datée du 17 mai 2018, le bureau des visas de Manille a demandé que les renseignements suivants concernant M. Paddayuman lui soient envoyés dans les 30 jours :

  1. Un formulaire « Annexe A : Antécédents/Déclaration » nouvellement rempli à l’aide de renseignements à jour;
  2. Un nouveau certificat de bonne conduite du Bureau national d’enquête (BNE) des Philippines;
  3. Un certificat du BNE énumérant toutes les accusations criminelles, comprenant une description des accusations et indiquant la date à laquelle les accusations ont été déposées et la décision rendue à l’égard des accusations;
  4. Un compte rendu des circonstances rédigé par M. Paddayuman concernant chaque incident ayant mené au dépôt d’accusations contre lui, ainsi que des renseignements sur ce qui s’est passé entre l’incident et le moment où il a été dénoncé à la police;
  5. Tous les rapports de police pertinents, les témoignages, les affidavits, la preuve écrite, les ordonnances judiciaires, les décisions et les documents liés aux accusations énumérées;
  6. Si les accusations ont été rejetées : les documents de règlement à l’amiable, les affidavits de reconnaissance ou tout autre document lié au rejet des accusations.

[9]  En réponse, la demanderesse a soumis les documents suivants :

  1. Un formulaire « Annexe A : Antécédents/Déclaration » nouvellement rempli;
  2. Un nouveau certificat de bonne conduite du BNE indiquant que M. Paddayuman n’avait pas de casier judiciaire;
  3. Deux déclarations écrites et deux affidavits souscrits par M. Paddayuman (un pour chaque accusation) décrivant les événements liés à chaque accusation;
  4. Un certificat de bonne conduite de la Cour municipale de première instance pour le deuxième circuit à Cabagan, dans la province d’Isabela aux Philippines, indiquant que chaque accusation contre M. Paddayuman a été rejetée et qu’aucune affaire n’a été déposée, n’est en attente ou n’a été tranchée contre M. Paddayuman.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Dans une entrée du Système mondial de gestion des cas (le SMGC) datée du 27 juin 2018, rédigée par un agent d’immigration du bureau des visas de Manille, l’agent a indiqué qu’il ne pouvait pas évaluer l’admissibilité de M. Paddayuman parce que les renseignements fournis étaient insuffisants (les notes du SMGC). Plus précisément, l’agent a indiqué que le certificat de la Cour municipale de première instance pour le deuxième circuit était insuffisant :

[traduction]

[…] L’explication par écrit, en soi, ne fournit pas les détails demandés dans notre lettre du 17 mai 2018. Nous avons demandé « tous les rapports de police pertinents, les témoignages, les affidavits, la preuve écrite, les ordonnances judiciaires, les décisions et les documents liés aux accusations énumérées ». Bien que l’accusation ait été rejetée le 5 octobre 1993, Noel n’a pas fourni de rapport de police, de témoignage, d’affidavit et de contre‑affidavit concernant l’affaire et qui décriraient les éléments ayant donné lieu au rejet de l’accusation d’après son explication. Les documents susmentionnés sont nécessaires pour évaluer de manière adéquate et éclairée si Noel est interdit de territoire pour criminalité. Noel a été informé de l’obligation de fournir les documents susmentionnés dans la lettre du 17 mai 2018. En outre, cette lettre précisait que si l’accusation avait été rejetée, Noel devait fournir des copies des documents portant sur le rejet du dossier, comme l’ordonnance, les documents relatifs au règlement à l’amiable, l’affidavit de reconnaissance, etc. Noel n’a fourni aucun de ces documents. Il a uniquement soumis un certificat de la Cour municipale de première instance pour le deuxième circuit de Cabagan et Sto-Tomas, dans la province d’Isabela, qui indique que les deux accusations déposées contre lui ont été rejetées. En l’absence de documents qui me permettraient de faire une évaluation complète afin de déterminer si Noel est interdit de territoire pour criminalité, je ne suis pas convaincu qu’il n’est pas interdit de territoire au Canada. Vérification par les pairs terminée.

[Non souligné dans l’original]

[11]  Par conséquent, l’agent du bureau des visas de Manille a conclu qu’il n’était pas convaincu que M. Paddayuman n’était pas interdit de territoire au Canada pour criminalité.

[12]  Par une lettre datée du 20 juillet 2018, l’agent d’immigration JT-P de Citoyenneté et Immigration Canada à Vegreville, en Alberta (l’agent), a rejeté la demande au motif que la demanderesse n’avait pas fourni les documents demandés et qu’il n’était donc pas convaincu que M. Paddayuman n’était pas interdit de territoire au Canada pour criminalité (la décision).

[13]  Bien que les motifs de la décision soient brefs, les notes du SMGC font partie des motifs de l’agent et seront traitées comme tel.

[14]  La demanderesse a demandé le réexamen du rejet au motif que tous les documents disponibles concernant les accusations portées contre M. Paddayuman avaient été fournis. Le 13 août 2018, l’agent d’immigration KH a refusé de réexaminer la décision au motif que les documents fournis avaient déjà fait l’objet d’un examen.

IV.  Question en litige

[15]  La question est de savoir si la conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’avait pas fourni suffisamment de documents était raisonnable.

[16]  La demanderesse soulève également un argument relatif à l’équité procédurale, soutenant que l’agent d’immigration KH n’a pas examiné adéquatement sa demande de réexamen et que, par le fait même, il l’a privée de son droit à l’équité procédurale. Cependant, la demande de réexamen de la demanderesse a été examinée et rejetée, et il n’y a pas eu de manquement à l’équité procédurale.

V.  Norme de contrôle

[17]  La norme de contrôle est celle de la décision raisonnable.

VI.  Dispositions applicables

[18]  Le paragraphe 16(1) de la LIPR prévoit que l’auteur d’une demande doit répondre véridiquement aux questions qui lui sont posées lors du contrôle, donner les renseignements et tous éléments de preuve pertinents et présenter les visas et documents requis.

[19]  L’alinéa 36(1)c) de la LIPR prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour grande criminalité le fait de commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d’un emprisonnement maximal d’au moins dix ans.

[20]  L’alinéa 36(2)c) de la LIPR prévoit qu’emporte interdiction de territoire pour criminalité le fait de commettre, à l’extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation.

[21]  L’alinéa 18(2)c) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 (le Règlement) prévoit que font partie de la catégorie des personnes présumées réadaptées les personnes qui ont commis, à l’extérieur du Canada, au plus une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation si certaines conditions sont réunies, notamment si au moins 10 ans se sont écoulés depuis le moment de la commission de l’infraction.

VII.  Analyse

A.  La conclusion de l’agent selon laquelle la demanderesse n’a pas fourni suffisamment de documents était-elle raisonnable?

[22]  La demanderesse ne prétend pas que la demande de documents présentée par lettre du bureau des visas de Manille le 17 mai 2018 était déraisonnable. Les documents demandés étaient raisonnablement liés au besoin de l’agent d’évaluer si M. Paddayuman était interdit de territoire pour criminalité.

[23]  Le litige entre les parties concerne plutôt la question de savoir si la conclusion de l’agent selon laquelle les documents fournis par la demanderesse ne satisfaisaient pas aux demandes énumérées aux points cinq et six de la lettre du 17 mai 2018 était raisonnable. Selon ces points, M. Paddayuman devait fournir :

(v) Tous les rapports de police pertinents, les témoignages, les affidavits, la preuve écrite, les ordonnances judiciaires, les décisions et les documents liés aux accusations énumérées;

(vi) Si les accusations ont été rejetées : les documents de règlement à l’amiable, les affidavits de reconnaissance ou tout autre document lié au rejet des accusations.

[24]  En réponse directe à ces demandes, la demanderesse a fourni un certificat de bonne conduite délivré par un greffier de la Cour municipale de première instance pour le deuxième circuit de Cabagan, dans la province d’Isabela, aux Philippines. Ce certificat, daté du 29 mai 2018, indiquait que chaque accusation portée contre M. Paddayuman avait été rejetée et qu’aucune affaire n’a été déposée, n’est en attente ou n’a été tranchée contre M. Paddayuman (le certificat de bonne conduite de 2018).

[25]  Je constate que la demanderesse a également fourni un certificat de bonne conduite du BNE indiquant que M. Paddayuman n’a pas de casier judiciaire. De plus, en 2016, la demanderesse a fourni deux certificats de bonne conduite qui contenaient les mêmes renseignements que le certificat de bonne conduite de 2018, lesquels sont inclus dans le dossier certifié du tribunal et étaient à la disposition de l’agent.

[26]  La demanderesse soutient que l’agent a commis une erreur en rejetant sa demande au motif qu’elle n’avait pas fourni d’élément de preuve pertinent, citant les raisons suivantes :

  1. L’agent a soit ignoré la preuve fournie par la demanderesse, soit omis de façon déraisonnable d’évaluer la preuve;
  2. Comme les deux accusations ont été déposées il y a plus de 25 ans, il est déraisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse produise des rapports de police;
  3. Comme aucune des accusations n’a exigé la tenue d’un procès, il est déraisonnable de s’attendre à ce que la demanderesse produise des documents judiciaires, des témoignages, des transcriptions ou d’autres documents semblables, comme on le lui a demandé.

[27]  Le défendeur fait valoir que la décision de l’agent de rejeter la demande était raisonnable pour les raisons suivantes :

  1. Le certificat de bonne conduite de 2018 n’indique nulle part les raisons pour lesquelles les accusations ont été rejetées. L’agent a précisément soulevé ce point dans les notes du SMGC;
  2. La demanderesse n’a pas fourni les ordonnances judiciaires rejetant chacune des accusations, malgré le fait que le certificat de bonne conduite de 2018 indique que les deux accusations ont été rejetées par voie d’une ordonnance judiciaire;
  3. La demanderesse n’a pas démontré qu’elle n’était pas en mesure de fournir des documents supplémentaires;
  4. L’agent n’a pas ignoré le compte rendu écrit de M. Paddayuman; il en a même fait mention dans les notes du SMGC.

[28]  L’agent a commis une erreur en rejetant la demande au motif que la demanderesse n’avait pas produit d’élément de preuve pertinent. Bien qu’il ait été raisonnable pour lui de demander les documents énumérés aux points cinq et six de la lettre du 17 mai 2018, après avoir reçu les éléments de preuve de la demanderesse, l’agent a déraisonnablement omis d’évaluer la demande sur le fondement des documents fournis. En l’espèce, il y a omission d’examiner raisonnablement la preuve fournie en tenant compte du contexte. 

[29]  Premièrement, il est déraisonnable d’exiger des « témoignages », des affidavits et des documents de règlement à l’amiable pour des accusations qui ont été abandonnées. L’agent ne peut raisonnablement exiger des documents qui n’existent pas. Deuxièmement, les accusations en question ont été portées en 1986 et en 1993, soit au moins 25 ans avant la décision de l’agent. Une si longue période, bien qu’elle ne soit pas déterminante, donne à penser que la rigueur des exigences documentaires devrait être considérée sous un angle téléologique. C’est particulièrement le cas lorsque les accusations étaient relativement mineures et ont été abandonnées avant le procès et lorsque rien ne donne à penser que la demanderesse n’était pas de bonne foi lorsqu’elle a soumis les documents.

[30]  Au vu de la preuve soumise par la demanderesse :

  1. M. Paddayuman a été impliqué dans deux altercations mineures en 1986 et en 1993;
  2. Les accusations liées à ces deux altercations ont été abandonnées;
  3. M. Paddayuman n’a pas de casier judiciaire.

[31]  Bien que la demanderesse n’ait pas produit les ordonnances judiciaires rejetant chacune des accusations comme l’a demandé l’agent, elle a produit le certificat de bonne conduite de 2018 ainsi que deux certificats antérieurs qui indiquent la date des ordonnances judiciaires et le nom du juge qui a rendu chacune des ordonnances et qui contiennent un extrait du dispositif de l’ordonnance de 1993.

[32]  L’agent n’a pas remis en question l’authenticité des documents soumis par la demanderesse. Si l’agent a accepté les éléments de preuve de M. Paddayuman comme il semble l’avoir fait, il n’y a qu’une seule conclusion raisonnable : M. Paddayuman n’a pas commis d’actes qui emporteraient interdiction de territoire au Canada pour criminalité au sens des alinéas 36(1)c) et 36(2)c) de la LIPR.

VIII.  Conclusion

[33]  Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[34]  La demanderesse a fait valoir que des dépens de 5 000 $ devraient être adjugés.

[35]  L’article 22 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, prévoit que sauf ordonnance contraire rendue par un juge pour des raisons spéciales, la demande de contrôle judiciaire ne donne pas lieu à des dépens.

[36]  Je conclus qu’en l’espèce, il existe de telles raisons spéciales. L’affaire de la demanderesse est maintenant renvoyée pour une troisième analyse par un agent d’immigration. Il y a eu un délai de près de cinq ans depuis le dépôt de la demande en octobre 2014 et l’affaire n’est toujours pas résolue. Une grande partie, sinon la totalité de la responsabilité relative à ce délai est attribuable au défendeur. En outre, ce délai a eu pour effet de séparer une famille pendant une longue période.

[37]  Par conséquent, j’exerce mon pouvoir discrétionnaire et j’adjuge des dépens de 1 500 $ à la demanderesse. Étant donné les délais considérables déjà encourus, cette affaire devrait être réexaminée le plus rapidement possible.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3703-18

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent en vue d’un nouvel examen;

  2. Des dépens de 1 500 $ sont adjugés à la demanderesse.

« Michael D. Manson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 14e jour de mai 2019

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3703-18

 

INTITULÉ :

DOLORES PADDAYUMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 MARS 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

M. Raj Sharma

POUR LA DEMANDERESSE

Mme Sydney HcHugh

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Stewart Sharma Harsanyi

Avocats

Calgary (Alberta)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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