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Date : 20190227


Dossier : T‑88‑18

Référence : 2019 CF 239

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 27 février 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

REVERA LONG TERM CARE INC.

demanderesse

et

MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  De 2007 à 2013, Revera Long Term Care Inc. (la demanderesse) a déclaré un revenu présentant un excès d’environ 9 millions de dollars chaque année. La demanderesse a demandé à la ministre du Revenu national (la  ministre) d’établir une nouvelle cotisation en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC, 1985, c 1 (5e suppl.) (la LIR), faisant valoir que l’erreur était attribuable à une négligence. Toutefois, la ministre a décidé qu’elle n’avait pas de pouvoir discrétionnaire en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) dans les situations où la négligence du contribuable entraîne une déclaration excessive de revenu. La demanderesse a présenté une demande de contrôle judiciaire de cette décision, laquelle j’annulerai pour les motifs qui suivent.

II.  Le contexte

[2]  La demanderesse, Revera Long Term Care Inc., est une entité imposable qui exploite des maisons de soins infirmiers, des maisons de retraite et des établissements de soins actifs. La demanderesse appartient à Revera Inc. et à Retirement Residences Real Estate Investment Trust. Revera Inc., elle, appartient à l’Office d’investissement des régimes de pensions du secteur public et est une société fédérale exonérée d’impôt en vertu de l’alinéa 149(1)d) de la LIR.

[3]  Vers 1999, les gouvernements provinciaux de l’Ontario et de l’Alberta ont commencé à verser chaque année des subventions à Revera Inc. dans le cadre de leurs politiques respectives de financement des coûts de construction des établissements de soins de longue durée. En raison de la façon dont Revera Inc. a structuré ses affaires, la demanderesse a reçu les subventions du gouvernement au nom de Revera Inc. Cela ne changeait pas le fait que Revera Inc. aurait dû déclarer les subventions du gouvernement au moment de produire sa déclaration de revenus. Toutefois, les subventions ont été incorrectement déclarées dans le revenu imposable de la demanderesse au lieu d’être déclarées par Revera Inc. Par conséquent, la demanderesse a trop payé d’impôt.

[4]  Dans une lettre datée du 21 décembre 2015, la demanderesse a avisé son gestionnaire des dossiers des grandes entreprises (le gestionnaire des DGE) de la Division de la vérification de l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) de l’erreur. Le 16 juin 2016, le conseiller juridique de la demanderesse a fourni d’autres renseignements à l’ARC, y compris une lettre décrivant comment l’erreur de déclaration s’était produite. Selon leur témoignage, l’erreur de déclaration a d’abord été commise en 2007 [TRADUCTION] « en raison uniquement de l’inattention du contribuable et de la négligence de ceux qui préparent et examinent ses états financiers, il s’est produit d’importantes présentations erronées des renseignements fiscaux contenus dans les déclarations de revenus [de la demanderesse] pour les années d’imposition 2007-2010 ». Les parties ont engagé des discussions et, en fin de compte, ont trouvé des solutions pour toutes les années, à l’exception des années d’imposition 2009 et 2010. Par exemple, pour ses années d’imposition 2011, 2012 et 2013, la demanderesse a déposé des renonciations, ce qui a permis à la ministre de faire les rajustements prévus par la loi. Pour ce qui est de 2008, l’ARC a pu rajuster le solde des pertes sans émettre un avis de nouvelle cotisation parce qu’une perte a été déclarée.

[5]  En ce qui concerne les années d’imposition 2009 et 2010, les parties n’étaient pas d’accord sur l’approche. Pour ces années, le délai dans lequel la demanderesse pouvait déposer des renonciations était déjà expiré. De plus, la période normale pour demander une nouvelle cotisation était également expirée. Plus précisément, selon les alinéas 152(3.1)a) et b) de la LIR, un contribuable a trois ou quatre ans pour demander une nouvelle cotisation, mais la LIR prévoit des exceptions. Par exemple, le sous‑alinéa 152(4)a)(i) permet au ministre d’exercer son pouvoir discrétionnaire d’établir une cotisation après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable, dans la mesure où l’erreur est attribuable à une fausse déclaration attribuable à la négligence, à l’inattention ou à une omission volontaire :

Cotisation et nouvelle cotisation

(4) Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants :

a) le contribuable ou la personne produisant la déclaration :

(i) soit a fait une présentation erronée des faits, par négligence, inattention ou omission volontaire, ou a commis quelque fraude en produisant la déclaration ou en fournissant quelque renseignement sous le régime de la présente loi,

 

Assessment and reassessment

(4) The Minister may at any time make an assessment, reassessment or additional assessment of tax for a taxation year, interest or penalties, if any, payable under this Part by a taxpayer or notify in writing any person by whom a return of income for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year, except that an assessment, reassessment or additional assessment may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year only if

(a) the taxpayer or person filing the return

(i) has made any misrepresentation that is attributable to neglect, carelessness or wilful default or has committed any fraud in filing the return or in supplying any information under this Act, or

[6]  Au cours d’une discussion téléphonique entre les parties le 8 novembre 2016, l’avocat de la demanderesse a fait savoir qu’il était d’avis que les années frappées de prescription pourraient être ouvertes afin d’ajuster l’erreur de déclaration en fonction de la négligence grave du comptable. Toutefois, l’ARC est d’avis, comme il est décrit dans l’affidavit du gestionnaire des DGE, que le sous‑alinéa 152(4)a)(i) ne peut être appliqué au profit des contribuables. Une vérification au sein du dossier certifié du tribunal (DCT) démontre que, pour en arriver à cette conclusion, le gestionnaire des DGE a communiqué avec la Section des demandes législatives de l’ARC pour obtenir un avis sur l’applicabilité du sous‑alinéa 152(4)a)(i) à l’erreur de déclaration de la demanderesse :

[TRADUCTION]

Étant donné que le contribuable avait demandé des rajustements à de multiples années frappées de prescription (2007‑2010), il a fallu déterminer la ligne de conduite appropriée pour déterminer si ces rajustements devraient être traités. Une demande d’aide technique a été préparée et envoyée à la Section des demandes législatives (SDL) pour obtenir son avis sur la question de savoir s’il est loisible à l’ARC d’établir une nouvelle cotisation pour une année frappée de prescription à la demande du contribuable en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) de la Loi, où le contribuable déclare avoir fait preuve de négligence dans la préparation de ses déclarations.

[7]  Le 19 janvier 2017, l’avis demandé a été fourni par un agent de l’ARC de la Section des demandes législatives (l’agent de la SDL). Selon l’agent de la SDL, l’application de la disposition est laissée à la discrétion du ministre et ne pouvait être interprétée comme s’appliquant aux années frappées de prescription. L’avis est également signé par le gestionnaire de la Section des demandes législatives. L’analyse pertinente est la suivante :

[TRADUCTION]

Le paragraphe 152(4) prévoit les situations dans lesquelles le ministre peut établir une nouvelle cotisation pour une déclaration de revenus. Il ne vise pas à permettre au contribuable de prolonger la période normale de nouvelle cotisation à sa discrétion afin de permettre à un contribuable de présenter une demande pour une année frappée de prescription. Par conséquent, nous sommes d’accord avec vous pour dire que le sous‑alinéa 152(4)a)(i) est censé s’appliquer dans les situations où le ministre estime que le contribuable a fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire, etc. dans la préparation de sa déclaration de revenus. Il n’est pas destiné à être utilisé par un contribuable pour contourner les dates frappées de prescription. L’application du paragraphe 152(4) de la Loi est laissée à la discrétion du ministre et, à notre avis, une telle interprétation serait non seulement une mauvaise application de la disposition, mais elle enlèverait tout son sens au paragraphe 152(3.1) et au sous‑alinéa 152(4)a)(ii). Par conséquent, nous sommes d’avis que le sous‑alinéa 152(4)a)(i) ne peut être appliqué à la nouvelle cotisation pour les rajustements demandés par le contribuable pour les années frappées de prescription, comme le contribuable l’a laissé entendre.

[Souligné dans l’original.]

[8]  De plus, selon l’affidavit du gestionnaire des DGE, les parties ont discuté de la position de l’ARC lors d’un appel téléphonique le 22 février 2017 :

[traduction]

Le paragraphe 152(4) de la Loi de l’impôt sur le revenu, qui permet au ministre du Revenu national d’examiner les années après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation lorsque le contribuable a fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire, ne visait pas à permettre aux contribuables négligents d’apporter des rajustements aux années frappées de prescription. Je lui ai également dit que la SDL appuyait cette conclusion.

[9]  Le 19 octobre 2017, le gestionnaire des DGE a communiqué avec la demanderesse pour l’informer que ses années d’imposition 2007, 2008, 2011, 2012 et 2013 feraient l’objet d’une nouvelle cotisation. Toutefois, comme les années d’imposition 2009 et 2010 étaient frappées de prescription, elles ne feraient pas l’objet d’une nouvelle cotisation.

[10]  Le 26 décembre 2017, un vérificateur des dossiers importants de l’ARC a rédigé un examen de la demande de rajustement en déclarant ce qui suit :

[TRADUCTION]

Les rajustements demandés par le contribuable pour 2009 et 2010 n’ont pas été approuvés parce que le contribuable avait déclaré un revenu imposable pour chacune de ces années, de sorte que, si les rajustements demandés avaient été traités, un avis de nouvelle cotisation devrait être émis. Comme ces deux années sont frappées de prescription et qu’il n’y a pas de renonciation en place pour ces années, nous ne sommes pas en mesure de délivrer un avis de nouvelle cotisation pour 2009 ou 2010.

[11]  Le 19 décembre 2017, le vérificateur des dossiers importants de l’ARC a écrit officiellement au demandeur pour l’aviser que l’ARC ne traiterait pas les rajustements aux revenus déclarés pour les années d’imposition 2009 et 2010. Le 16 janvier 2018, la demanderesse a déposé une demande de contrôle judiciaire de cette décision.

III.  Question préliminaire

[12]  Le défendeur soulève une question préliminaire, faisant valoir que la Cour n’a pas compétence pour entendre la présente affaire. Selon le défendeur, la question soulevée dans cette affaire est un différend concernant une cotisation fiscale, une question qui peut faire l’objet d’un appel devant la Cour canadienne de l’impôt (la CCI). Selon l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c f‑7, les affaires susceptibles d’appel devant la CCI ne relèvent pas de la compétence de la Cour fédérale. Par conséquent, le défendeur soutient que la présente demande de contrôle judiciaire ne relève pas de la compétence de la Cour fédérale.

[13]  Je ne souscris pas à l’opinion du défendeur parce que la question en l’espèce est de savoir si la ministre a décidé de façon raisonnable qu’il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i) pour établir une nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2009 et 2010 de la demanderesse. Ce refus d’établir une nouvelle cotisation fiscale ne peut pas faire l’objet d’un appel auprès de la CCI (Abakhan & Associates Inc. c Canada (Procureur général), 2007 CF 1327 [Abakhan]). Par conséquent, l’article 18.5 de la Loi sur les Cours fédérales n’entre pas en jeu, et l’affaire relève de la compétence de la Cour fédérale.

IV.  La question en litige et la norme de contrôle applicable

[14]  La seule question à trancher dans cette décision est de savoir si la ministre a décidé de façon raisonnable qu’elle n’avait pas le pouvoir légal d’établir une nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2009 et 2010 de la demanderesse. Il s’agit d’une question qui concerne l’interprétation de la ministre de sa loi habilitante. En examinant de telles décisions, la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 54 [Dunsmuir] ; Bonnybrook Industrial Park Development Co Ltd c Canada (Revenu national), 2018 CAF 136 [Bonnybrook]).

V.  Analyse

A.  La ministre a‑t‑elle décidé de façon raisonnable qu’elle n’avait pas le pouvoir légal d’établir une nouvelle cotisation pour les années d’imposition 2009 et 2010 de la demanderesse ?

[15]  La demanderesse soutient que le sous‑alinéa 152(4)a)(i) de la LIR permet au ministre de corriger toute erreur qui découle de la négligence ou de l’inattention, même si la correction de l’erreur profite au contribuable ou si l’erreur est soulevée par le contribuable. Par conséquent, la demanderesse soutient que l’interprétation faite par la ministre de l’article limite à tort les nouvelles cotisations aux personnes qui ont déclaré un revenu insuffisant et qui doivent de l’impôt. Par conséquent, la demanderesse soutient que la ministre a interprété de façon étroite le pouvoir discrétionnaire prévu au sous‑alinéa 152(4)a)(i) sans tenir compte de son sens ordinaire, catégorique, et de son objet.

[16]  L’argument de la demanderesse souligne que le texte législatif ne précise pas à l’égard de qui le ministre peut établir une nouvelle cotisation en vertu du sous‑alinéa 152(4)a)(i), et fournit un exemple de libellé que le législateur aurait pu utiliser si son intention était de limiter l’application du sous‑alinéa 152(4)a)(i) aux personnes qui ont un revenu sous‑déclaré :

[TRADUCTION]

Le ministre peut, à tout moment, établir une nouvelle cotisation d’impôt, sauf qu’une nouvelle cotisation d’impôt supplémentaire peut être établie après la période normale de nouvelle cotisation du contribuable seulement si le contribuable a fait une présentation erronée des faits attribuable à la négligence ou à l’inattention dans la production de la déclaration.

[Texte souligné ajouté par la demanderesse.]

[17]  La demanderesse s’appuie également sur d’autres articles de la LIR où le législateur a expressément limité leur application à certains contribuables. Par exemple, l’alinéa 152(4.01)a) limite expressément son application aux contribuables qui ont fait de fausses déclarations ou présenté une renonciation :

Période de cotisation prolongée

(4.01) Malgré les paragraphes (4) et (5), la cotisation, la nouvelle cotisation ou la cotisation supplémentaire à laquelle s’appliquent les alinéas (4)a), b), b.1), b.3), b.4) ou c) relativement à un contribuable pour une année d’imposition ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans la mesure où il est raisonnable de considérer qu’elle se rapporte à l’un des éléments suivants :

a) en cas d’application de l’alinéa (4)a):

(i) une présentation erronée des faits par le contribuable ou par la personne ayant produit la déclaration de revenu de celui‑ci pour l’année, effectuée par négligence, inattention ou omission volontaire ou attribuable à quelque fraude commise par le contribuable ou cette personne lors de la production de la déclaration ou de la communication de quelque renseignement sous le régime de la présente loi,

(ii) une question précisée dans une renonciation présentée au ministre pour l’année;

 

Extended period of assessment

(4.01) Notwithstanding subsections (4) and (5), an assessment, reassessment or additional assessment to which paragraph (4)(a), (b), (b.1), (b.3), (b.4) or (c) applies in respect of a taxpayer for a taxation year may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year to the extent that, but only to the extent that, it can reasonably be regarded as relating to,

(a) where paragraph 152(4)(a) applies to the assessment, reassessment or additional assessment,

(i) any misrepresentation made by the taxpayer or a person who filed the taxpayer’s return of income for the year that is attributable to neglect, carelessness or wilful default or any fraud committed by the taxpayer or that person in filing the return or supplying any information under this Act, or

(ii) a matter specified in a waiver filed with the Minister in respect of the year;

 

[18]  La demanderesse a également fait valoir que le sous‑alinéa 152(4)a)(i) a pour objet de permettre au ministre d’établir une nouvelle cotisation à l’égard d’un contribuable [TRADUCTION] « comme il aurait dû le faire si ce n’était de la fausse déclaration » (Aridi c La Reine, 2013 CCI 74, au paragraphe 31). La demanderesse soutient que cet objectif englobe les contribuables qui ont déclaré un revenu trop bas ou trop élevé.

[19]  Le défendeur soutient que la décision était raisonnable et que la Cour devrait faire preuve de déférence à l’égard de [TRADUCTION]  « l’interprétation faite par la ministre de l’objet du sous‑alinéa 152(4)a)(i), tel qu’il est énoncé dans [le mémoire de l’agent de la SDL] ». Selon le défendeur, la ministre a interprété la loi en tenant compte [TRADUCTION] « de la disposition isolément et conformément à l’esprit de la Loi dans son ensemble ». Le défendeur soutient également que la loi n’a pas à exclure tous les scénarios possibles et qu’aucune jurisprudence publiée n’appuie l’interprétation de la demanderesse. Le défendeur affirme que le fait que le fardeau de la preuve incombe au ministre constitue une preuve supplémentaire à l’appui de l’absence de pouvoir discrétionnaire du ministre.

[20]  Je commencerai par souligner que la Cour suprême du Canada a expliqué que la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre est déterminée par une « analyse textuelle, contextuelle et téléologique destinée à dégager un sens qui s’harmonise avec la Loi dans son ensemble » (Hypothèques Trustco Canada c. Canada, 2005 CSC 54, au paragraphe 10). En l’espèce, rien n’indique que la disposition a fait l’objet d’une analyse textuelle, contextuelle ou téléologique. Premièrement, l’information contenue dans la lettre de décision indique seulement que la demande de la demanderesse d’utiliser l’alinéa 152(4)i)a) ne pouvait pas être acceptée :

[traduction]

Vos demandes d’ajustement des déclarations de revenus déjà produites ont été examinées. Nous avons déterminé que les demandes suivantes ne pouvaient pas être traitées :

Ajustements aux revenus déclarés pour les années d’imposition 2009 et 2010

[En italique dans l’original.]

[21]  À l’audience de contrôle judiciaire, l’avocat du défendeur a fait valoir que le ministre n’a pas l’obligation de communiquer les motifs au contribuable. Les observations du défendeur étaient qu’une contestation de la cotisation serait soumise à la Cour canadienne de l’impôt et que la Cour canadienne de l’impôt interpréterait la disposition. Ainsi, le défendeur a fait valoir que les motifs du ministre n’ont pas d’importance dans de telles circonstances.

[22]  Bien que l’avocat soit préoccupé par ce qui se passe lorsqu’il y a un différend au sujet de la cotisation fiscale, la Cour s’attachera la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel (Dunsmuir, au paragraphe 47). L’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre n’échappe pas au contrôle judiciaire et, dans les circonstances où la décision ne peut être comprise à sa simple lecture, la Cour examine le dossier pour comprendre les motifs (Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au paragraphe 37). Après le DCT, la lettre d’opinion de l’agent de la SDL est la seule source des motifs de la décision que je peux examiner. En fait, il s’agit de la seule source citée par le défendeur dans le présent contrôle judiciaire, et elle est reproduite ci‑dessous :

NOS COMMENTAIRES

[TRADUCTION]

Le paragraphe 152(4) prévoit les situations dans lesquelles le ministre peut établir une nouvelle cotisation pour une déclaration de revenus. Il ne vise pas à permettre au contribuable de prolonger la période normale de nouvelle cotisation à sa discrétion afin de permettre à un contribuable de présenter une demande pour une année frappée de prescription. Par conséquent, nous sommes d’accord avec vous pour dire que le sous‑alinéa 152(4)a)(i) est censé s’appliquer dans les situations où le ministre estime que le contribuable a fait une présentation erronée des faits par négligence, inattention ou omission volontaire, etc. dans la préparation de sa déclaration de revenus. Il n’est pas destiné à être utilisé par un contribuable pour contourner les dates frappées de prescription. L’application du paragraphe 152(4) de la Loi est laissée à la discrétion du ministre et, à notre avis, une telle interprétation serait non seulement une mauvaise application de la disposition, mais elle enlèverait tout son sens au paragraphe 152(3.1) et au sous‑alinéa 152(4)a)(ii). Par conséquent, nous sommes d’avis que le sous‑alinéa 152(4)a)(i), contrairement à ce que le contribuable prétend, ne peut pas être appliqué à la nouvelle cotisation pour les rajustements demandés par le contribuable pour les années frappées de prescription.

[Souligné dans l’original.]

[23]  Bien que la Cour suprême du Canada ait expliqué qu’une analyse textuelle, contextuelle et téléologique est nécessaire, la lettre d’opinion de l’agent de la SDL ne contient aucune analyse réelle de la question de savoir si la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre comprenait le pouvoir légal de réévaluer les années frappées de prescription. La lettre d’opinion commence par indiquer que la portée du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu au sous‑alinéa 152(4)a)(i) se limite aux circonstances où un contribuable a déclaré en moins un revenu imposable. Cette conclusion est motivée par deux motifs, qui sont tous deux concluants. Le premier motif invoqué est que le législateur n’avait pas l’intention de permettre aux contribuables de contourner les dates frappées de prescription. Cette déclaration n’est pas étayée par une analyse de la question de savoir si l’exception aux dates frappées de prescription prévue au sous‑alinéa 152(4)a)(i) pouvait s’appliquer. Pour être clair, la demanderesse demande une dispense du délai de prescription. Par conséquent, le fait de ne pas avoir analysé si l’exception au délai de prescription s’applique est une analyse inadéquate.

[24]  Le deuxième motif invoqué est que le fait de permettre au ministre de réévaluer les années frappées de prescription enlèverait tout son sens au paragraphe 152(3.1) [définition de la période normale de nouvelle cotisation] et au sous‑alinéa 152(4)a)(ii) [renonciation] de la LIR. Cela est concluant et laisse entendre que l’exception aux dates frappées de prescription ne s’applique pas en l’espèce parce que les années sont frappées de prescription. Aucune explication ou analyse n’a été fournie quant à la raison pour laquelle l’agent de la SDL a estimé que le paragraphe 152(3.1) et le sous‑alinéa 152(4)a)(ii) deviendraient dénués de sens.

[25]  À la lumière de l’analyse concluante qui, contrairement à ce que la Cour suprême du Canada exige, ne comporte aucune analyse textuelle, contextuelle et téléologique, je conviens avec la demanderesse que la décision est déraisonnable. Contrairement aux observations du défendeur, on ne peut pas dire que la lettre d’opinion de l’agent de la SDL tient compte de la disposition isolément et conformément à l’esprit de la LIR. Bien que l’agent de la SDL écrit que l’intention n’est pas de contourner les dates frappées de prescription et qu’une nouvelle cotisation rendrait le paragraphe 152(3.1) et le sous‑alinéa 152(4)a)(ii) dénués de sens, il n’est pas tenu compte de l’exception aux dates frappées de prescription ni de la question de savoir si elle s’applique en l’espèce. Le défendeur soutient que la lettre d’opinion de l’agent de la SDL est une source de motifs à l’appui de la décision de la ministre, mais elle ne me permet pas de conclure que la ministre a effectué une analyse textuelle, contextuelle et téléologique comme elle est tenue de le faire lorsqu’elle effectue une interprétation législative. Rien dans le DCT n’indique d’autres motifs et, par conséquent, je conclus que la ministre n’a pas pris une décision raisonnable.

[26]  La demanderesse a soulevé un autre argument selon lequel la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire d’interpréter la disposition et de fournir des directives à la ministre. La demanderesse s’est appuyée sur l’arrêt Bonnybrook au paragraphe 33, qui portait sur une interprétation du paragraphe 220(3) de la LIR. À la lumière des faits de cette affaire, la Cour d’appel fédérale a conclu qu’il était approprié de [TRADUCTION] « statuer sur l’appel en ce qui concerne le paragraphe 220(3) en tenant compte des arguments présentés par le ministre à l’audience ».

[27]  À la lumière des faits de l’affaire dont je suis saisi, les deux parties ont offert d’autres interprétations de la disposition. Toutefois, le défendeur l’a fait dans le contexte de son opposition à la demande de mandamus présentée par la demanderesse, et j’ai tranché cette question uniquement sur la question du caractère raisonnable. De plus, ni l’une ni l’autre des parties n’a commenté l’examen préalable de cette question par la Cour dans l’affaire Abakhan :

[9] Par ailleurs, il m’est impossible de conclure que la demande de contrôle judiciaire présentée par Abakhan va à l’encontre de l’intention du législateur de limiter aux personnes physiques les demandes tardives tendant à l’établissement de nouvelles cotisations. Je doute sérieusement que le législateur ait fait porter son attention sur les circonstances dont je suis saisi – celles où un contribuable personne morale sollicite une nouvelle cotisation pour ses obligations fiscales au motif qu’il a exagéré son propre revenu imposable. Rien ne semble empêcher une société de présenter une telle demande, et rien ne semble s’opposer au dépôt d’une demande de contrôle judiciaire si le ministre refuse la demande.

[28]  Étant donné que les circonstances de cette affaire sont différentes de celles de l’arrêt Bonnybrook, je ne juge pas approprié que la Cour fasse une interprétation pour la ministre.

VI.  Décision

[29]  J’annule la décision de la ministre et la renvoie pour nouvelle décision. Chaque partie doit assumer ses propres dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑88‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée pour nouvelle décision.

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour d’avril 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑88‑18

 

INTITULÉ :

REVERA LONG TERM CARE INC. c MINISTRE DU REVENU NATIONAL

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 27 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Justin Kutyan

Thang Trieu

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Samantha Hurst

Alex Hinds

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

KPMG cabinet juridique s.r.l./S.E.N.C.R.L.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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