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Date : 20190221


Dossier : IMM-3123-18

Référence : 2019 CF 213

Ottawa (Ontario), le 21 février 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

EDELINE ELOI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, une ressortissante d’Haïti qui n’y vit plus depuis décembre 2003 et qui est au Canada, en compagnie de ses deux fils, tous deux nés aux États-Unis, depuis le 21 juillet 2017, se pourvoit à l’encontre d’une décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR], datée du 31 mai 2018, rejetant sa demande d’asile au motif que le fondement de ladite demande n’est pas crédible. Ses deux fils, aussi visés par la décision de la SPR, se sont prévalus de leur droit d’appel à la Section d’appel des réfugiés, un droit dont ne disposait pas leur mère. La présente demande de contrôle judiciaire ne concerne donc que la demanderesse.

[2]  Selon les allégations au soutien de la demande d’asile de la demanderesse, c’est à l’automne 2003 que les événements qui précipitent son départ d’Haïti se produisent. Le tout commence par la disparition de son frère en septembre, disparition à la suite de laquelle la famille reçoit des menaces de mort. Devant ces menaces, la demanderesse, qui est professeure et trésorière dans une école primaire, se réfugie pour quelques semaines aux États-Unis. Elle en revient le 2 novembre. Le lendemain, un enfant est retrouvé mort en face de l’école où elle travaille. L’auteur du crime n’est pas identifié. Quelques jours plus tard, alors qu’elle est à son travail, un groupe de malfaiteurs fait irruption dans les locaux où elle travaille et lui demande, sous la menace, de leur livrer le contenu de la caisse où se trouve l’argent de l’école. Le 29 novembre, des malfaiteurs font de nouveau irruption à l’école où la demanderesse travaille. Cette fois, ils en demandent la fermeture tout en proférant des menaces de mort à ceux qui s’y trouvent. Trois jours plus tard, l’école est incendiée.

[3]  Suivent, les 10 et 15 décembre (2003), deux incidents lors desquels la demanderesse est agressée par des bandits. Suite au deuxième incident, elle est informée que des coups de feu ont été tirés sur sa résidence. Elle et sa famille décident alors d’aller chercher refuge chez des amis. Le 20 décembre, la demanderesse prend la route des États-Unis, où elle formule une demande d’asile. Elle y vivra jusqu’au 21 juillet 2017. Entre temps, elle perdra tout ce qui lui reste en Haïti lors du tremblement de terre de 2010, y compris presque toute sa famille.

[4]  La SPR a jugé le témoignage de la demanderesse « à géométrie variable et louvoyant ». Elle a trouvé qu’elle ajustait ses réponses au gré des questions posées, ce qui a fait ressortir, selon elle, des contradictions et des omissions qui ont entaché sa crédibilité. Ces contradictions et omissions portent :

  1. sur le nombre de fois que la demanderesse se serait rendue à l’hôpital suite aux deux agressions dont elle dit avoir été victime;
  2. sur le nombre de fois qu’elle aurait porté plainte aux autorités policières suite à ces incidents et sur l’absence, à tout événement, de toute référence à ces plaintes dans le narratif qu’elle a produit au soutien de sa demande d’asile; et
  3. sur le fait que la demanderesse a affirmé, dans son témoignage, craindre retourner en Haïti notamment parce qu’elle n’y a plus de famille alors qu’elle a déclaré dans ses formulaires de demande d’asile que sa mère y vivait toujours tout en omettant, du même souffle, d’y déclarer qu’une de ses demi-sœurs y vivait toujours également.

[5]  La SPR a également reproché à la demanderesse d’avoir omis de faire mention du directeur d’école dans son formulaire de demande d’asile au titre de personne ayant vécu une situation semblable à la sienne et d’avoir fait défaut, lorsqu’elle lui a parlé en 2014, de s’enquérir de sa situation.

[6]  Enfin, la SPR a accordé peu de poids aux deux documents déposés en preuve par la demanderesse pour corroborer son récit, soit une lettre du directeur d’école signée le jour même où la demanderesse quittait Haïti pour les États-Unis, soit le 20 décembre 2003, lettre qui fait mention de l’incendie de l’école et des deux agressions dont la demanderesse aurait été victime, et un Certificat de la Police nationale d’Haïti, daté du 2 octobre 2017, qui fait état du dépôt de plaintes en lien avec lesdites agressions, au motif qu’ils n’étaient « pas suffisants, à eux seuls, pour rendre crédible un témoignage qui à la base ne l’est pas » (Décision de la SPR, Dossier certifié du tribunal [DCT] à la p 8, au para 29).

[7]  La demanderesse soutient que la SPR a mal évalué sa crédibilité soit en s’attardant à des omissions ou contradictions qui n’étaient pas fatales, soit en écartant la preuve documentaire alors que celle-ci venait corroborer les éléments essentiels de son récit, à savoir, l’incendie de l’école, les deux agressions dont elle dit avoir fait l’objet peu de temps après cet incendie, le fait que ces deux agressions aient nécessité son hospitalisation et les deux plaintes qu’elle a portées à la police en lien avec ces deux incidents.

[8]  Il s’agit ici de déterminer si, en décidant comme elle l’a fait, la SPR a commis une erreur justifiant l’intervention de la Cour suivant l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7. Il est bien établi que l’examen du bien-fondé des décisions de la SPR doit se faire en fonction de la norme de la raisonnabilité, ce qui veut dire que la Cour, pour intervenir, doit être satisfaite que les conclusions de faits, ou mixtes de faits et de droit, tirées par la SPR se situent hors du champ des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9 au para 47).

[9]  Ce faisant, la Cour doit se garder de substituer sa propre appréciation des faits à celle de la SPR et doit faire preuve de déférence à l’égard des conclusions tirées par cette dernière, particulièrement lorsque celles-ci portent sur l’évaluation du témoignage et de la crédibilité d’un demandeur d’asile puisque cet exercice d’appréciation est au cœur du mandat et de l’expertise de la SPR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 89; Quintero Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 491 au para 12 [Quintero Sanchez]; Touileb Ousmer c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 222 au para 15; Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1998] FCJ No 1425 au para 14 (QL)).

[10]  Le défendeur reconnait que les reproches de la SPR concernant l’omission de la demanderesse de faire mention du directeur d’école dans son formulaire de demande d’asile et de s’enquérir par la suite de sa situation, ne sont pas fatals. Toutefois, il estime que la somme des autres contradictions et omissions reprochées à la demanderesse procure à la décision de la SPR un fondement raisonnable.

[11]  Bien qu’il s’agisse d’un cas limite, je suis d’accord avec le défendeur.

[12]  D’une part, j’estime que les contradictions relatives au nombre de fois que la demanderesse a dû se rendre à l’hôpital suite aux agressions dont elle dit avoir été victime sont sérieuses. La demanderesse soutient que ces contradictions ne sont pas fatales puisqu’elle les a rapidement corrigées lors de son témoignage. Or, ce n’est pas ce que révèle la transcription de l’audience. Celle-ci révèle plutôt que c’est à toute fin de l’audience, alors qu’elle avait déjà à plusieurs reprises spontanément indiqué qu’elle n’y était allée qu’une seule fois, soit après la seconde agression (Procès-verbal de l’audience devant la SPR, DCT aux pp 260-261), que la demanderesse a changé son fusil d’épaule (Procès-verbal de l’audience devant la SPR, DCT à la p 275). Elle a aussi dit lors de son témoignage que lors de la première agression, elle avait reçu les premiers soins des ambulanciers et qu’il ne lui avait donc pas été nécessaire de se rendre à l’hôpital (Procès-verbal de l’audience devant la SPR, DCT à la p 260). Toutefois, plus tard dans son témoignage, elle a affirmé s’être rendue à l’hôpital suite à la première agression, mais ne pas y être restée.

[13]  Je note que dans sa lettre, le directeur d’école indiquait, en lien avec la première des deux agressions, qu’après le constat de police, la demanderesse avait été amenée à l’hôpital « où elle a passé plusieurs jours ». Or, rien de cela ne transpire du témoignage de la demanderesse. Je note également que dans sa déclaration d’entrée au pays (DCT à la p 162), la demanderesse, si elle indique qu’on a pointé une arme sur elle en deux occasions, pour ensuite la dérober de ce qu’elle transportait sur elle, ne fait aucune mention du fait qu’elle aurait été physiquement agressée. 

[14]  Je comprends la SPR, du moins quant à cet aspect du témoignage de la demanderesse, d’avoir trouvé celui-ci « à géométrie variable et louvoyant ». Comme je l’ai déjà mentionné, je ne saurais souscrire au point de vue selon lequel la demanderesse a rapidement fait la lumière sur les contradictions affectant son témoignage sur cet aspect de sa demande d’asile. Bien au contraire, elle a ajouté à la confusion en évoquant d’autres scénarios. La somme de ces contradictions n’est pas banale.

[15]  Je ne saurais davantage souscrire au point de vue selon lequel la SPR aurait dû donner à la demanderesse le bénéfice du doute en regard de la contradiction entre son témoignage, où elle dit avoir porté plainte à la police après chaque agression, et le deuxième document qu’elle a produit au soutien de sa demande d’asile, soit le Certificat de police d’octobre 2017, où il est fait mention du dépôt d’une seule plainte en lien avec les deux agressions. La demanderesse dit s’être mal exprimée. Pourtant, les questions qui lui ont été posées à cet égard étaient claires. Ses réponses aussi.

[16]  Quoi qu’il en soit, il n’en demeure pas moins que la demanderesse s’est trouvée à contredire, encore une fois, sa propre preuve documentaire, une preuve somme toute assez mince et, dans le cas du Certificat de police, obtenu 14 ans après le fait et quelques mois seulement avant son témoignage devant la SPR. Cette contradiction s’inscrit aussi, faut-il le préciser, dans un contexte où il n’y a aucune mention du dépôt de plaintes à la police en lien avec les agressions des 10 et 15 décembre 2003 dans le narratif ou le formulaire de demande d’asile soumis par la demanderesse. Dans ces circonstances, il n’était pas déraisonnable, à mon sens, de la part de la SPR, d’y voir là un autre indice du manque de crédibilité affectant le bien-fondé du récit de la demanderesse et de n’accorder, ce faisant, que peu de poids audit Certificat de police.

[17]  Restent la mention, dans le formulaire de demande d’asile, que la mère de la demanderesse résidait toujours en Haïti, alors qu’elle ne s’y trouve plus depuis 2009, et l’omission, dans la liste des membres de la famille, du nom de la demi-sœur qui a informé la demanderesse du lieu de résidence de leur mère, le tout sur fond de l’allégation de la demanderesse voulant qu’elle ne puisse plus retourner dans son pays d’origine puisqu’elle n’y a plus de famille. 

[18]  La demanderesse soutient qu’il s’agit là d’accrocs sans importance, d’autant plus qu’elle a expliqué à la SPR ne pas avoir été élevée par sa mère et, donc, ne pas être au courant de ses allées et venues. Pourtant, selon son témoignage, elle savait, bien avant de faire sa demande d’asile, que sa mère ne résidait plus en Haïti, tout comme elle avait eu des contacts avec sa demi-sœur bien avant de soumettre ladite demande.

[19]  La SPR en a conclu qu’elle ne pouvait se fier aux réponses données par la demanderesse aux questions du formulaire de demande d’asile. En d’autres contextes, l’on aurait très bien pu questionner la raisonnabilité de cette conclusion, mais dans les circonstances de la présente affaire, où les contradictions et omissions sont nombreuses, il n’y pas lieu de le faire.

[20]  J’ajouterais ceci. Tout au long de la transcription de l’audience devant la SPR, on sent celle-ci exaspérée par d’autres aspects du témoignage de la demanderesse. Elle s’explique mal, par exemple, que la demanderesse n’ait pu fournir aucune précision sur les raisons du rejet de la demande d’asile qu’elle a faites aux États-Unis ou encore qu’elle n’ait fait aucun effort pour se procurer le rapport d’incendie de l’école où elle travaillait en Haïti. Cela ne fait que donner encore plus de poids, selon moi, au constat dégagé par la SPR sur la qualité générale du témoignage de la demanderesse.

[21]  Il va de soi que la SPR est la mieux placée pour apprécier la qualité d’un témoignage puisque c’est elle qui l’entend (Cerra Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1233 au para 37; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 22; Soorasingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 691 au para 23; Jin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 595 au para 10) et que la déférence est de mise lorsque la Cour est appelée à juger de la raisonnabilité de l’appréciation que la SPR en a fait (Jiang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 57 au para 15; Zuniga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 634 au para 13; Quintero Sanchez, précité, au para 12; Profète c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1165 au para 11). Il est bien établi également que l’accumulation d’omissions et de contradictions dans le récit étayant une demande d’asile peut légitimement servir de fondement à une conclusion négative quant à la crédibilité du demandeur d’asile, tout comme elle peut légitimement justifier, selon les circonstances de chaque cas, que peu de poids soit accordé à la preuve documentaire se voulant corroborative dudit récit (Quintero Cienfuegos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1262 au para 1; Lawal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 558 au para 25; Obinna c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1152 au para 31).

[22]  Nous sommes, ici, dans une situation de ce genre et je ne vois aucune raison d’interférer avec la conclusion générale de la SPR relative au manque de crédibilité de la demanderesse. Je rappelle que mon rôle n’est pas de procéder à un réexamen de la preuve et de substituer mes propres conclusions à celles de la SPR, si ce réexamen m’avait mené à une issue différente. Il est de vérifier si la conclusion tirée par la SPR fait partie des issues possibles, acceptables en regard du droit et des faits. J’en ai conclu que c’était le cas.

[23]  La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé la certification d’une question de portée générale en vue d’un appel.


JUGEMENT dans IMM-3123-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;
  2. Aucune question n’est certifiée.

« René LeBlanc »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3123-18

 

INTITULÉ :

EDELINE ELOI c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

montréal (québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 janvier 2019

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 21 février 2019

 

COMPARUTIONS :

Me Claudette Menghile

 

Pour la demanderesse

 

Me Sherry Rafai-Far

Mme. Amélia Couture (stagiaire en droit)

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Claudette Menghile

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Sous-procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

 

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