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Date : 20190212

Dossier : IMM-2643-18

Référence : 2019 CF 182

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 février 2019

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

MIRCEA GABRIEL ENACHE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision datée du 23 mai 2018 (la décision) par laquelle une agente d’immigration (l’agente) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC), de l’ambassade du Canada en Roumanie, a rejeté la demande d’autorisation de voyage électronique du demandeur au Canada (AVE) en raison d’une fausse déclaration, et a déclaré que le demandeur est interdit de territoire au Canada pour une durée de cinq ans.

[2]  Comme je l’expliquerai plus en détail ci-dessous, la présente demande est accueillie, car j’ai conclu que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale. En effet, l’agente a rendu la décision en ayant connaissance de lettres de dénonciation se rapportant au demandeur et à l’objet de la décision. Ces lettres sont protégées par le privilège du dénonciateur (ou privilège de l’indicateur), de sorte que le demandeur n’a pas eu la possibilité d’y répondre.

II.  Le contexte

[3]  Le demandeur, Mircea Gabriel Enache, est un citoyen de la Roumanie âgé de 41 ans. Il a obtenu une AVE le 17 décembre 2017, est venu au Canada le 18 décembre 2017 et est retourné en Roumanie le 3 avril 2018. M. Enache affirme que pendant cette période, il était en congé de son emploi auprès de Marg General Group (MGG) en Roumanie.

[4]  Le 3 avril 2018, IRCC a reçu à son adresse électronique de dénonciation des fraudes une lettre de dénonciation, dont il ressort que M. Enache a travaillé illégalement pendant qu’il était au Canada, et qu’il avait l’intention de retourner au Canada et d’y demeurer de façon permanente. IRCC a alors rouvert la demande d’AVE de M. Enache, et, le 5 avril 2018, lui a envoyé une lettre l’informant que sa demande d’AVE faisait l’objet d’une révision et lui demandant des renseignements et des documents à jour. La lettre d’IRCC ne faisait pas mention de la lettre de dénonciation du 3 avril.

[5]  Le 15 avril 2018, IRCC a reçu à l’adresse de courriel générique de Bucarest destinée aux clients et au grand public une seconde lettre de dénonciation provenant de la même source. Le 20 avril 2018, M. Enache a répondu à la lettre d’IRCC et a envoyé les documents demandés, notamment une lettre de MGG confirmant son emploi. Le 23 avril 2018, l’agente a demandé à un employé d’IRCC de téléphoner au numéro de téléphone publié de MGG afin de confirmer l’emploi de M. Enache. Cet employé a parlé à une réceptionniste, qui l’a informé que M. Enache ne travaillait plus pour MGG depuis octobre 2017.

[6]  L’employé d’IRCC a demandé à la réceptionniste si MGG avait récemment produit une lettre d’emploi pour M. Enache. Les notes du Système mondial de gestion des cas (SMGC) d’IRCC relatives à la présente affaire indiquent que [traduction« [...] elle a dit non, et que ce ne devrait pas être le cas puisque M. Enache n’est plus un employé ».

[7]  Le 24 avril 2018, IRCC a envoyé à M. Enache une lettre relative à l’équité procédurale l’informant que sa lettre d’emploi était frauduleuse et que IRCC avait communiqué avec MGG, qui avait confirmé qu’il n’était plus un employé de MGG, et que cette dernière ne lui avait pas donné de lettre d’emploi.

[8]  M. Enache a répondu à la lettre relative à l’équité procédurale le 9 mai 2018 et a joint à sa réponse une nouvelle lettre d’emploi qui, à ses dires, provenait de son gestionnaire. Selon la lettre, un « décideur » de MGG avait autorisé son congé de MGG pour lui permettre de se rendre au Canada à partir de décembre 2017, ce qui explique pourquoi la réceptionniste a pensé qu’il n’y travaillait plus.

[9]  Les notes du SMGC indiquent que l’agente a examiné la nouvelle lettre et l’explication, mais qu’elle ne les a pas jugées crédibles pour les raisons suivantes : l’agente n’a pas jugé crédible que le service des Ressources humaines ne soit pas informé du congé de M. Enache; MGG est une grande entreprise, de sorte qu’il est peu probable que des congés informels soient accordés sans que d’autres personnes en aient connaissance; M. Enache n’a pas fourni d’explication crédible quant à l’origine de sa précédente lettre d’emploi; MGG avait clairement indiqué qu’elle n’avait pas donné la première lettre d’emploi; la nouvelle lettre d’emploi est mal rédigée en roumain; selon une recherche effectuée par l’agente, le numéro de téléphone fourni dans la nouvelle lettre est celui d’un service de location de voitures, Eurocar Craiova, et non pas celui de MGG. L’agente a conclu que la nouvelle lettre était frauduleuse.

[10]  L’agente a renvoyé l’affaire à une personne disposant du pouvoir délégué pour que celle‑ci détermine si M. Enache était interdit de territoire au Canada pour fausses déclarations par application de l’alinéa 40(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. C’est ainsi qu’il a été statué dans la décision que la demande d’AVE de M. Enache était rejetée et que ce dernier était interdit de territoire.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[11]  Le demandeur a soumis à l’examen de la Cour les questions litigieuses suivantes :

  1. L’agente a‑t‑elle manqué à l’équité procédurale à l’égard du demandeur en omettant de lui communiquer les lettres de dénonciation?

  2. L’agente a-t-elle effectué la vérification de l’emploi du demandeur de manière déraisonnable?

  3. L’agente a-t-elle déraisonnablement rejeté la réponse du demandeur à la lettre relative à l’équité procédurale?

  4. L’agente a-t-elle commis une erreur en concluant que la seconde lettre d’emploi était frauduleuse?

  5. L’agente a-t-elle manqué à l’équité procédurale en omettant de donner au demandeur la possibilité de répondre à ses préoccupations concernant l’authenticité de la seconde lettre d’emploi?

[12]  Les parties conviennent que les questions d’équité procédurale sont contrôlées selon la norme de la décision correcte et que les autres questions sont contrôlées selon la norme de la décision raisonnable, et j’y souscris.

IV.  Question préliminaire – le privilège du dénonciateur

[13]  L’une des questions soulevées dans le cadre de la première question d’équité procédurale avancée par le demandeur est de savoir si les deux lettres de dénonciation sont assujetties au privilège de l’indicateur, privilège qui interdit la divulgation de l’identité des indicateurs, y compris tous les renseignements qui pourraient permettre de les identifier (voir la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Hanjra, 2018 CF 207 (Hanjra), au paragraphe 22). Pour que le privilège de l’indicateur existe, il faut démontrer en premier lieu que l’indicateur a donné des renseignements à une autorité d’enquête, et, en deuxième lieu, que l’indicateur a donné ces renseignements en échange d’une garantie de protection et de confidentialité expresse ou implicite (voir la décision Hanjra, au paragraphe 26).

[14]  En l’espèce, le demandeur reconnaît que la première lettre de dénonciation était assujettie au privilège du dénonciateur, parce qu’elle a été fournie à IRCC par l’entremise de son adresse électronique de dénonciation des fraudes. La preuve au dossier comprend une copie de la page Internet d’IRCC faisant état de sa ligne de dénonciation, laquelle indique expressément que les renseignements fournis demeureront confidentiels. Toutefois, le demandeur est d’avis que la seconde lettre de dénonciation n’est pas assujettie au privilège, parce qu’elle a été envoyée à IRCC par l’entremise de sa boîte publique de réception de courrier électronique.

[15]  Je ne suis pas d’accord. Certes, le contenu de fond des deux lettres de dénonciation est caviardé dans la copie des notes du SMGC versée au dossier en l’espèce, mais il ressort clairement des passages non caviardés que le dénonciateur déclare, dans les deux lettres de dénonciation, qu’il ou elle souhaite que la communication demeure confidentielle. Étant donné que la première communication a été faite par l’entremise de l’adresse électronique de dénonciation des fraudes, qu’une promesse expresse de confidentialité avait été faite par l’autorité recevant la dénonciation et que le dénonciateur avait clairement une attente de confidentialité relativement aux deux lettres de dénonciation, je conclus que cette personne a rédigé la seconde lettre de dénonciation en s’attendant à ce que la même promesse soit honorée et que le critère pour l’application du privilège du dénonciateur est rempli.

[16]  À l’audition de la présente demande, l’avocat du défendeur a déposé à la Cour une copie scellée d’un affidavit confidentiel qui n’a pas été examiné par l’avocat du demandeur, et, d’après ce que je comprends, qui contient des pièces jointes de versions non caviardées des lettres de dénonciation. À l’audience, j’ai demandé que ce document soit traité comme confidentiel. Par souci de précision, le jugement que je rends en l’espèce dispose aussi que le document doit être traité comme confidentiel.

[17]  Lorsque le défendeur a déposé l’affidavit confidentiel, son objectif était de parer à la possibilité que la Cour juge nécessaire d’examiner les lettres de dénonciation non caviardées afin de statuer sur la question de savoir si la seconde lettre est assujettie au privilège. Aux paragraphes 11 à 13 d’une décision récente, Canada (Revenu national) c Atlas Tube Canada ULC, 2018 CF 1086, dans laquelle les parties ont adopté une méthode similaire concernant un document au sujet duquel il existait une contestation relativement au privilège de communications entre client et avocat, j’ai renvoyé à l’explication suivante fournie par le juge Mosley au paragraphe 12 de la décision Canada (Revenu national) c Revcon Oilfield Constructors Incorporated, 2015 CF 524 :

[12] La Cour dispose du pouvoir de recevoir sous enveloppe scellée des documents à l’égard desquels le privilège des communications entre client et avocat est revendiqué, et d’examiner ces documents en vue de se prononcer sur le bien‑fondé de la revendication. Dans Canada (Commissaire à la protection de la vie privée) c Blood Tribe Department of Health, 2008 CSC 44 [Blood Tribe], le juge Binnie a expliqué (au paragraphe 17) qu’il fallait user de ce pouvoir de façon modérée : « Même les tribunaux refusent d’examiner des documents protégés par le secret professionnel de l’avocat pour statuer sur l’existence du privilège, à moins que des éléments de preuve ou des arguments démontrent la nécessité de le faire pour trancher la question en toute justice […] »

[18]  Bien que cette explication ait été donnée relativement au privilège de communications entre client et avocat, j’estime que les mêmes principes s’appliquent en ce qui concerne le privilège du dénonciateur, et je comprends que les deux parties conviennent que ces principes devraient guider ma décision quant à savoir si les lettres de dénonciation non caviardées devraient ou non être examinées. Selon moi, pour les motifs exposés ci‑dessus, le dossier dont dispose la Cour contient suffisamment d’éléments de preuve concernant les circonstances dans lesquelles les lettres de dénonciation ont été communiquées à IRCC, de sorte que j’ai été en mesure de trancher la question de savoir si la seconde lettre de dénonciation était assujettie au privilège, sans qu’il soit nécessaire que j’examine les lettres de dénonciation. L’affidavit confidentiel demeurera donc scellé dans le dossier de la Cour.

V.  Analyse

[19]  À mon avis, l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire est centrée sur la première question soulevée par M. Enache. Il affirme qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale, parce que l’agente a rejeté sa demande d’AVE en sachant que les lettres de dénonciation se rapportaient à lui et à l’objet de la décision, mais qu’il n’avait pas eu la possibilité d’y répondre.

[20]  Vu la toile de fond de la conclusion tirée ci‑dessus concernant le privilège, cette question révèle un conflit entre deux principes de droit importants. D’une part, le principe régissant le privilège du dénonciateur protège contre la divulgation de renseignements tels que les lettres de dénonciation dans le but d’encourager le public à signaler les cas de fraude. D’autre part, dans les procédures d’immigration, le principe d’équité procédurale exige la divulgation aux demandeurs de certaines catégories de renseignements détenus par IRCC dont la partie n’a pas connaissance et qui peuvent influer sur l’issue de la demande, pour donner au demandeur la possibilité de répondre.

[21]  Le demandeur se fonde sur des affaires dans lesquelles il a été expressément conclu que les lettres de dénonciation entraînaient l’application du principe de l’équité procédurale. Par exemple, au paragraphe 14 de la décision D’Souza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 57, dans le contexte d’une demande de parrainage dans la catégorie familiale, la Cour a décidé que :

[14]   Il n’est pas absolument obligatoire qu’une preuve extrinsèque de cette nature soit communiquée au demandeur. Dans certains cas, il peut être suffisant de présenter au demandeur les allégations tirées de la source anonyme. Cependant, dans la présente affaire, étant donné que Sharon, qui n’était ni la demanderesse ni la répondante, était la personne subissant l’entrevue, l’obligation d’équité procédurale exigeait qu’on lui montre la lettre dans laquelle on s’en était pris à elle, ce qui aurait pu lui donner des indices quant à son auteur. Il s’agit d’un autre motif qui justifie de faire droit à la présente demande de contrôle judiciaire.

[22]  De manière semblable, aux paragraphes 29 à 32 de la décision Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1389, la Cour a analysé les incidences en matière d’équité procédurale d’une lettre de dénonciation, dans le contexte de la conclusion tirée par un agent d’immigration, selon laquelle le mariage du demandeur n’était pas authentique :

[29]  Il faut à mon avis accueillir la présente demande de contrôle judiciaire, au motif que les autorités ont violé les droits procéduraux de la demanderesse en omettant de lui communiquer la lettre de dénonciation. Cette lettre nomme explicitement Hina Patel, et l’accuse de contracter des mariages de mauvaise foi, de se faire payer ces services illicites, de travailler illégalement et d’essayer de faire chanter son auteur, révélant en outre la grossesse et l’avortement de la demanderesse. Qui plus est, M. Patel y est nommément désigné comme la personne faisant l’objet du parrainage.

[30]  L’avocat du défendeur soutient que l’agente des visas ne s’est pas fondée sur la lettre de dénonciation, mais celui de Hina Patel fait valoir qu’il ressort à l’évidence des notes portées dans le Système de traitement informatisé des dossiers d’immigration (STIDI) que l’agente s’est basée sur cette lettre lorsqu’elle a demandé à M. Patel si sa femme avait déjà été enceinte.

[31]  En outre, l’agente des visas a bel et bien fait allusion à la lettre de dénonciation lorsqu’elle a dit à M. Patel : [TRADUCTION] « Nous avons reçu des renseignements selon lesquels votre mariage avec Hina ne serait pas authentique », à quoi M. Patel a répondu : [TRADUCTION] « Non, c’est un mariage véritable. »

[32]   À mon avis, l’équité exigeait qu’on mette M. Patel en présence du texte intégral de la lettre afin de lui donner la possibilité de répondre à son contenu. Il ressort à l’évidence des motifs du tribunal aussi bien que de ceux de l’agente des visas que le contenu de la lettre de dénonciation a influé sur leurs décisions respectives, dans une mesure qu’on ne pourra jamais déterminer. On aurait dû communiquer le contenu de cette lettre aux intéressés et la remettre à la Gendarmerie royale du Canada (GRC) pour enquête.

[23]  Il ne semble pas que les lettres de dénonciation en cause dans ces décisions étaient assujetties au privilège du dénonciateur, ou, du moins, aucun argument n’a été avancé à cet égard. Toutefois, je n’estime pas que cette distinction influe sur la question de savoir si les préoccupations en matière d’équité procédurale découlent du fait que l’agent d’immigration reçoit des lettres de dénonciation qui n’ont pas été divulguées à l’intéressé. Bien que la nécessité de respecter le privilège du dénonciateur puisse influer sur la façon dont l’agent d’immigration aborde la procédure pour assurer l’équité procédurale, à mon avis, la question de savoir si un demandeur est privé de son droit à l’équité procédurale, selon les faits d’une affaire donnée, repose sur une analyse centrée sur la thèse du demandeur et sur la question de savoir si on lui a donné une possibilité équitable de connaître la preuve qu’il doit réfuter.

[24]  Le défendeur soutient que les faits de l’espèce ne soulèvent aucune préoccupation en matière d’équité procédurale parce que le contenu des lettres de dénonciation n’a pas influé sur la décision de l’agente. À l’appui de cette thèse, le défendeur a déposé un affidavit de l’agente dans lequel elle explique le processus par lequel elle a abordé l’enquête et la décision qui en a découlé. L’agente reconnaît avec franchise que l’enquête a été déclenchée par la réception de la première lettre de dénonciation, mais elle affirme qu’elle n’a tenu compte d’aucune des lettres de dénonciation pour conclure que M. Enache avait fourni une lettre d’emploi frauduleuse. L’agente déclare que cette conclusion découle des renseignements recueillis au cours de l’enquête qui a suivi la réception de la première lettre de dénonciation.

[25]  En réponse, M. Enache fait valoir que ces faits ressemblent grandement à ceux de la décision Sapojnikov c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 964 (Sapojnikov), dans laquelle le défendeur a, de manière semblable, soutenu que dans cette affaire‑là, l’agent qui a rejeté la demande de résidence permanente présentée par le demandeur ne s’était pas fondé sur la lettre de dénonciation. Il est utile d’exposer l’analyse complète que la juge Mactavish a effectuée relativement à la question de l’équité procédurale qui se posait dans cette affaire‑là :

A.   La lettre de dénonciation

[19]  La première question a trait à l’omission du CTD‑O de divulguer la lettre de dénonciation à M. Sapojnikov avant de rejeter sa demande de résidence permanente.

[20]  Il y a manquement à l’équité procédurale lorsque l’argent omet de divulguer une preuve extrinsèque, comme une lettre de renonciation, sur laquelle il s’est fondé par la suite pour rendre sa décision : Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 1081, au paragraphe 28, [2010] 4 RCF 256.

[21]  Le défendeur soutient que la lettre n’a pas servi de fondement pour le rejet de la demande de résidence permanente de M. Spojnikov. Le défendeur relève que le CTD‑O a tenté de communiquer avec l’auteur de cette lettre en 2016, et qu’il n’a plus tenu compte de la lettre après son échec à entrer en communication avec son auteur. Je n’accepte pas cette prétention.

[22]  Comme le fait observer M. Sapojnikov, la lettre de dénonciation a été reçue relativement tôt dans le processus décisionnel et a donc forcément soulevé des doutes quant à la crédibilité de sa demande.

[23]  Il est particulièrement troublant de constater que le contenu de la lettre de dénonciation est abordé assez longuement dans les notes du SMGC du 4 juin 2015, et qu’une lettre relative à l’équité procédurale a été envoyée à M. Sapojnikov le lendemain, lui demandant des renseignements détaillés sur son entreprise et sur les projets qu’ils avaient entrepris, ainsi que des renseignements financiers et fiscaux, et des certificats de police.

[24]  L’inférence logique à tirer de l’étroite proximité temporelle de ces deux événements est que le contenu de la lettre de dénonciation a soulevé des doutes chez l’agent du CTD‑O quant à la crédibilité de M. Sapojnikov et quant au but de sa demande de résidence permanente, et cela a influé sur la décision de lui envoyer la lettre du 5 juin 2015 relative à l’équité procédurale. Quelle qu’en soit la raison, toutefois, M. Sapojnikov n’a pas été informé de l’existence de la lettre de dénonciation ou de son contenu.

[25]  Comme la question soulevée par la lettre de dénonciation a entraîné un enjeu d’équité procédurale, M. Sapojnikov a été autorisé à ajouter des éléments à son dossier dans le cadre de sa demande de contrôle judiciaire : Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22, au paragraphe 20, 428 NR 297. M. Sapojnikov a produit un affidavit souscrit par M. Kleiman à l’appui de sa demande de contrôle judiciaire dans lequel ce dernier nie avoir envoyé la lettre de dénonciation. Il incombait à l’agent des visas d’évaluer la valeur probante d’un tel déni, mais M. Sapojnikov ne s’est jamais vu accorder l’occasion de lui présenter cette preuve.

[26]  Je reconnais que le degré d’équité procédurale dû aux demandeurs de visa se trouve à l’extrémité inférieure du registre : Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297, au paragraphe 41, 195 FTR (4th) 422 (CAF). Cela dit, étant donné que la crédibilité de M. Sapojnikov a joué un rôle prépondérant dans la décision de savoir si sa demande était principalement motivée par l’acquisition d’un statut au Canada, il est difficile de voir comment la lettre de dénonciation n’aurait pas joué au moins un certain rôle dans l’évaluation de la crédibilité effectuée par l’agent. Conséquemment, il était fondamentalement injuste de prendre en compte le contenu de la lettre de dénonciation sans accorder à M. Shapojnikov la possibilité d’y répondre.

[26]  Je souscris à la thèse du demandeur selon laquelle il y a des similitudes importantes entre la situation de la décision Sapojnikov examinée dans l’analyse ci‑dessus et celle de l’espèce. Dans les deux affaires, c’est le contenu de la lettre de dénonciation qui a suscité les préoccupations d’IRCC et l’enquête connexe. Dans les deux affaires, le contenu de la lettre de dénonciation ne semble pas avoir été explicitement pris en compte dans l’analyse ayant abouti à la décision adoptée. Toutefois, selon le paragraphe 26 de la décision de la juge Mactavish : « […] étant donné que la crédibilité de M. Sapojnikov a joué un rôle prépondérant dans la décision de savoir si sa demande était principalement motivée par l’acquisition d’un statut au Canada, il est difficile de voir comment la lettre de dénonciation n’aurait pas joué au moins un certain rôle dans l’évaluation de la crédibilité effectuée par l’agent. »

[27]  Le défendeur soutient qu’en l’espèce, la décision était fondée sur une conclusion plus objective que celle de la décision Sapojnikov. Il s’agissait de déterminer si M. Enache avait présenté une lettre d’emploi frauduleuse à l’appui de sa demande. J’admets qu’il s’agit peut‑être d’une enquête plus objective que celle de l’affaire Sapojnikov, dans laquelle la question portait sur ce qui avait motivé le demandeur à vouloir venir au Canada. Toutefois, comme dans l’affaire Sapojnikov, l’enquête en l’espèce est liée à la crédibilité du demandeur, car il est difficile de voir comment une enquête visant à déterminer si quelqu’un a produit un document frauduleux n’entraînerait pas, du moins dans une certaine mesure, l’examen de la crédibilité de la personne. J’ai donc la même préoccupation que celle exprimée par la juge Mactavish, à savoir que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale en raison de l’incidence des lettres de dénonciation auxquelles il n’a pas eu la possibilité de répondre.

[28]  J’aimerais ajouter qu’en arrivant à cette conclusion, je ne mets pas en doute la déclaration de l’agente selon laquelle elle n’a pas pris en compte les lettres de dénonciation pour en arriver à sa décision. La préoccupation repose plutôt sur le fait que l’agente était au courant des lettres de dénonciation et de leurs contenus, et comme elle est arrivée à une conclusion mettant en cause la crédibilité de M. Enache, il serait difficile de conclure que les lettres de dénonciation ne pourraient pas avoir influencé la conclusion, même de manière inconsciente. Il peut y avoir des affaires dans lesquelles la nature d’une décision est telle qu’une cour siégeant en révision peut conclure sans risque d’erreur qu’une lettre de dénonciation non divulguée n’a pas influé sur la décision, de sorte qu’aucune préoccupation en matière d’équité procédurale ne se pose. Toutefois, dans les circonstances de l’espèce, je conclus que M. Enache a été privé de son droit à l’équité procédurale dans le processus ayant mené à la décision.

[29]  Cette conclusion permet de trancher la présente demande de contrôle judiciaire. Par conséquent, la décision doit être annulée et l’affaire, renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision en ayant l’avantage d’avoir des observations à jour de M. Enache. Il n’est donc pas nécessaire que j’aborde les autres questions soulevées par le demandeur. Toutefois, avant de conclure, j’estime nécessaire de revenir brièvement sur le conflit auquel j’ai fait référence au début de la présente analyse, entre le principe du privilège du dénonciateur et celui de l’équité procédurale. Je m’attends à ce que ce conflit ressurgisse lorsqu’il sera à nouveau statué sur la demande d’AVE de M. Enache, car il sait maintenant que les lettres de dénonciation existent, mais il n’en connaît toujours pas le contenu.

[30]  Aucun de mes commentaires formulés dans les présents motifs ne devrait être interprété comme indiquant que l’agente aurait dû favoriser le principe de l’équité procédurale au détriment de celui du privilège du dénonciateur. En d’autres termes, je ne dis pas que les lettres de dénonciation auraient dû être communiquées à M. Enache pour lui donner la possibilité d’y répondre. M. Enache ne fait pas non plus valoir qu’il dispose d’un tel droit. Cela constituerait clairement une violation du privilège.

[31]  Toutefois, l’analyse du conflit auquel il est fait référence ci-dessus est que IRCC peut se trouver exposé à un dilemme, dans le cas où il reçoit les allégations d’un dénonciateur qu’il estime crédible, souhaite mener une enquête sur les allégations et rend une décision à l’issue de l’enquête, mais que la décision rendue est néanmoins contestée pour qu’il ne soit pas porté atteinte au droit à l’équité procédurale du demandeur. Il est clair que le droit régissant le privilège du dénonciateur a pour objectif d’inciter les personnes au courant d’activités criminelles d’en parler aux autorités (voir l’arrêt R c Barros, 2011 CSC 51, au paragraphe 28), et il serait malheureux que IRCC ne soit pas en mesure d’enquêter et de statuer sur les préoccupations soulevées. Cependant, comment IRCC peut‑il s’y prendre sans soulever de crainte que le droit correspondant du demandeur à l’équité procédurale ne soit pas violé par l’incidence possible que la lettre de dénonciation non divulguée peut avoir sur la décision qui en résulte?

[32]  Lors de l’audition de la présente demande, les avocats des deux parties ont reconnu ce dilemme. L’avocat du demandeur a émis l’hypothèse qu’une solution pour IRCC pourrait consister à ériger un mur éthique de sorte que, lorsqu’un agent d’immigration reçoit une lettre de dénonciation et conclut qu’une enquête devrait s’ensuivre, le processus d’enquête qui en découle et, surtout, le processus décisionnel est confié à un autre agent qui n’est pas au courant de la lettre de dénonciation. IRCC serait alors en mesure d’enquêter sur les allégations d’actes répréhensibles sans violer le principe de l’équité procédurale, parce que le décideur n’est pas au courant du contenu de la lettre de dénonciation et ne peut donc être influencé par celle‑ci, et le demandeur ne peut avoir la possibilité d’y répondre.

[33]  L’avocat du défendeur est préoccupé par le fait que le présent jugement et les motifs qui l’accompagnent se limitent aux faits à l’étude et se prononcent sur la procédure à suivre dans ce genre d’affaires, sans l’avantage de la compréhension des répercussions opérationnelles possibles d’une telle procédure. Je comprends cet argument, et je n’ai pas l’intention d’affirmer que la solution proposée par l’avocat du demandeur est nécessairement la manière dont de telles questions devraient être réglées. Au contraire, il est préférable que la Cour examine dans chaque affaire dans laquelle un tel processus a été suivi la mesure dans laquelle la solution ‑ ou toute autre solution ‑ proposée pour régler le conflit relevé dans la présente analyse constitue un processus approprié, de sorte que la Cour n’examine pas de questions hypothétiques.

[34]  Je formule ces commentaires uniquement parce que le conflit relevé pourrait surgir à nouveau dans le cadre de la nouvelle décision relative à la demande de M. Enache, étant donné que les lettres de dénonciation demeurent assujetties au privilège, et qu’il doit probablement aussi se présenter dans d’autres affaires. Je voulais conserver une trace des observations réfléchies des avocats des deux parties sur les façons possibles de régler le dilemme soulevé par ce type d’affaires.

[35]  Aucune des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel, et aucune ne sera énoncée.

[36]  Enfin, je soulève une question purement administrative : je fais observer que l’intitulé de la présente affaire désigne incorrectement le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté du Canada comme défendeur. Mon jugement corrige cette erreur.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-2643-18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de l’agente est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision conformément au présent jugement et aux motifs qui l’accompagnent.

  2. Les documents déposés à la Cour le 31 janvier 2019, lors de l’audition de la présente demande, dans une enveloppe scellée portant la mention [traduction] « Affidavit confidentiel scellé », sont considérés comme confidentiels en application de l’article 151 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, et, ni le demandeur ni son avocat n’auront accès à ces documents.

  3. L’intitulé est modifié de la manière dont il apparaît dans le présent jugement et les motifs qui l’accompagnent, afin d’énoncer correctement le nom du défendeur.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juin 2019.

L. Endale, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2643-18

INTITULÉ :

MIRCEA GABRIEL ENACHE C MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 31 janvier 2019

Jugement et motifs :

Le juge southcott

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 12 février 2019

COMPARUTIONS :

Ali Esnaashari

Pour le demandeur

James Todd

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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