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Date : 20190307


Dossier : T-913-17

Référence : 2019 CF 281

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA

demanderesse/

défenderesse reconventionnelle

et

BNSF RAILWAY COMPANY

défenderesse/

demanderesse reconventionnelle

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE LOCKE

[1]  La demanderesse reconventionnelle, BNSF Railway Company (BNSF) sollicite une ordonnance conservatoire assortie de modalités acceptées par la défenderesse reconventionnelle, la Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada (le CN). Malgré l’accord des parties, j’ai rejeté la requête avec motifs à suivre (ordonnance datée du 13 février 2019). Voici donc ces motifs.

I.  RAPPEL DES FAITS

[2]  Le CN a intenté une action en contrefaçon de brevet contre BNSF en 2017. Dans le cadre de sa défense, BNSF a contesté, par voie de demande reconventionnelle, la validité des brevets en cause. Cette instance se poursuit même si, depuis, le CN s’est désisté de sa revendication principale.

[3]  L’étape de l’interrogatoire préalable est sur le point de s’amorcer. Les parties s’échangeront alors des documents et des informations. Comme il arrive souvent dans les instances portant sur des brevets, certains de ces documents et informations sont confidentiels. Il y a dans le lot des renseignements confidentiels de nature tellement délicate qu’il est raisonnable de s’attendre à ce que leur communication puisse nuire aux intérêts commerciaux et à la position concurrentielle de la partie qui les produit, surtout lorsque les parties sont des concurrents directs, comme en l’espèce.

[4]  En prévision de l’interrogatoire préalable, les parties ont convenu des modalités d’une ordonnance conservatoire qui établirait deux catégories de documents et d’informations confidentiels – « informations confidentielles » et « informations confidentielles réservées à la consultation des avocats » – et qui baliserait leur utilisation par la partie qui les reçoit. BNSF a joint l’ordonnance conservatoire proposée au dossier de requête qu’elle a déposé auprès de la Cour. Puis le CN a présenté son propre dossier de requête contenant des observations supplémentaires à l’appui de la requête de BNSF. En outre, avant l’audition de la requête, BNSF a déposé un dossier de requête supplémentaire contenant des observations écrites additionnelles.

[5]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a contesté la requête, ce qui a donné lieu à une audience plutôt inhabituelle.

II.  CONFIDENTIALITÉ DES INFORMATIONS EN CAUSE

[6]  Les faits se rapportant à la requête n’ont rien d’exceptionnel. Il n’est pas étonnant que les parties souhaitent prendre des mesures pour protéger leurs informations confidentielles pendant le processus d’interrogatoire préalable. Je reconnais volontiers qu’il y aura échange d’informations confidentielles pendant ce processus et que, vu la nature particulièrement délicate de certaines de ces informations, il faudra prendre à leur égard les mesures plus sévères prévues pour le traitement des informations confidentielles réservées à la consultation des avocats.

[7]  Qui plus est, il n’est pas rare que les parties s’entendent sur les modalités d’une ordonnance conservatoire qu’elles demandent d’un commun accord à la Cour de rendre. Dans le passé, notre Cour a généralement accepté de rendre, sur consentement des parties, des ordonnances conservatoires, principalement en matière de brevets. Il appert de la jurisprudence récente que cette pratique est remise en cause. Il est question de cette évolution dans la section suivante.

III.  DROIT APPLICABLE AU PRONONCÉ D’ORDONNANCES CONSERVATOIRES

[8]  Sont d’un intérêt particulier deux décisions récentes portant sur le prononcé d’ordonnances conservatoires : Live Face on Web, LLC c Soldan Fence and Metals (2009) Ltd, 2017 CF 858 [Live Face on Web], et Seedlings Life Science Ventures LLC c Pfizer Canada Inc, 2018 CF 443 [Seedlings 1]. La protonotaire Mireille Tabib y passe en revue l’utilisation antérieure des ordonnances conservatoires, se penche sur le critère juridique actuellement applicable au prononcé d’ordonnances conservatoires et examine la règle de l’engagement implicite applicable même en l’absence de telles ordonnances. Il est question de la règle de l’engagement implicite dans la prochaine section. Tant dans Live Face on Web que dans Seedlings 1, la protonotaire Tabib a refusé de rendre l’ordonnance conservatoire demandée. Il importe de noter que sa décision dans Seedlings 1 a été infirmée par le juge Shirzad S. Ahmed dans Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada Inc, 2018 CF 956 [Seedlings 2]. Le juge Ahmed a rendu l’ordonnance conservatoire demandée.

[9]  BNSF soutient, et j’en conviens, que le critère juridique à appliquer au prononcé d’ordonnances conservatoires a été énoncé par la Cour suprême du Canada dans Sierra Club du Canada c Canada (Ministre des Finances), 2002 CSC 41 [Sierra Club]. Toutefois, il semble subsister un doute quant à la nature exacte du critère.

[10]  Avant d’analyser le critère juridique énoncé dans Sierra Club, je tiens à préciser que j’ai utilisé, dans les présents motifs, le sens courant des expressions suivantes. Ainsi, l’ordonnance conservatoire régit le traitement des renseignements confidentiels, mais ne précise pas les modalités de leur dépôt auprès de la Cour. L’ordonnance de confidentialité, elle, précise ces modalités. Les ordonnances hybrides comportent des modalités propres aux ordonnances conservatoires et aux ordonnances de confidentialité.

[11]  L’ordonnance qui est sollicitée en l’espèce est une ordonnance conservatoire parce qu’elle porte principalement sur le traitement des renseignements confidentiels qui n’ont pas été déposés auprès de la Cour. Toutefois, je constate que deux paragraphes de l’ordonnance proposée portent en fait sur le dépôt de tels renseignements auprès de la Cour. Ces deux paragraphes ne sont pas pertinents en l’espèce puisque je les aurais exclus, même si j’avais accepté de rendre l’ordonnance demandée. Ce n’est pas le moment d’aborder le dépôt de documents sous scellé. La Cour accepte généralement de rendre une ordonnance autorisant le dépôt de documents sous scellé dans le cas de requêtes visant à enjoindre à une partie de répondre à certaines questions posées, mais restées en suspens, lors de l’interrogatoire préalable. Le sujet peut être abordé avec le juge chargé de la gestion de l’instance en temps voulu.

[12]  Revenons au critère juridique applicable au prononcé d’une ordonnance conservatoire. Dans Seedlings 2, le juge Ahmed a rejeté la distinction, établie par la protonotaire Tabib dans Seedlings 1, entre les critères régissant le prononcé, d’une part, d’une ordonnance de confidentialité et, d’autre part, d’une ordonnance conservatoire. Selon la protonotaire Tabib, l’arrêt Sierra Club visait uniquement les ordonnances de confidentialité, pas les ordonnances conservatoires. Étant d’avis qu’aucun élément de l’arrêt Sierra Club n’étayait la distinction établie par la protonotaire Tabib, le juge Ahmed a conclu à l’application de cet arrêt aux deux types d’ordonnances. Il a fait les observations suivantes au paragraphe 26 de Seedlings 2 :

[...] Le raisonnement qui sous-tend l’arrêt Sierra Club s’applique tant à l’examen d’une ordonnance de confidentialité qu’à celui d’une ordonnance conservatoire ou hybride : c’est-à-dire la protection des renseignements de nature délicate d’un usage abusif ou à l’occasion d’activités accessoires au litige, que ce soit de la part du grand public ou d’autres concurrents commerciaux. En ce sens, la tentative de la protonotaire de lire l’arrêt Sierra Club comme s’il ne s’appliquait qu’aux ordonnances de confidentialité consiste effectivement une discussion sur des pointes d’aiguilles.

[13]  Il semble ressortir de ce passage que, selon le juge Ahmed, le même critère devrait s’appliquer indépendamment du type d’ordonnance visée (confidentialité, conservatoire, hybride). Pourtant, le juge Ahmed semble en fait avoir appliqué un critère différent, dans le contexte de l’arrêt Sierra Club, aux ordonnances conservatoires.

[14]  Au paragraphe 53 de Sierra Club, la Cour suprême du Canada s’est exprimée en ces termes :

[...] Une ordonnance de confidentialité en vertu de la règle 151 [des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106] ne doit être rendue que si :

a) elle est nécessaire pour écarter un risque sérieux pour un intérêt important, y compris un intérêt commercial, dans le contexte d’un litige, en l’absence d’autres options raisonnables pour écarter ce risque;

b) ses effets bénéfiques, y compris ses effets sur le droit des justiciables civils à un procès équitable, l’emportent sur ses effets préjudiciables, y compris ses effets sur la liberté d’expression qui, dans ce contexte, comprend l’intérêt du public dans la publicité des débats judiciaires.

[15]  La Cour a ajouté que « trois éléments importants » sont subsumés sous le premier volet de l’analyse :

  • a) Le risque en cause doit être réel et important, en ce qu’il est bien étayé par la preuve et menace gravement l’intérêt commercial en question (para 54);

  • b) L’« intérêt commercial important » en question ne doit pas se rapporter uniquement et spécifiquement à la partie qui demande l’ordonnance; il doit s’agir d’un intérêt qui peut se définir en termes d’intérêt public à la confidentialité (para 55);

  • c) L’expression « autres options raisonnables » oblige le juge non seulement à se demander s’il existe des mesures raisonnables autres que l’ordonnance de confidentialité (ou l’ordonnance conservatoire), mais aussi à restreindre l’ordonnance autant qu’il est raisonnablement possible de le faire tout en préservant l’intérêt commercial en cause (para 57).

[16]  Le juge Ahmed ne semble pas avoir appliqué ce critère. Il aurait plutôt fait sien un argument avancé par la partie défenderesse comparaissant devant lui voulant que le critère à appliquer au prononcé d’ordonnances conservatoires soit énoncé au paragraphe 60 de l’arrêt Sierra Club, que voici :

Le juge Pelletier souligne que l’ordonnance sollicitée en l’espèce s’apparente à une ordonnance conservatoire en matière de brevets. Pour l’obtenir, le requérant doit démontrer que les renseignements en question ont toujours été traités comme des renseignements confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, il est raisonnable de penser que leur divulgation risquerait de compromettre ses droits exclusifs, commerciaux et scientifiques : AB Hassle c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] A.C.F. n1850 (QL) (C.F. 1re inst.), par. 29‑30. J’ajouterais à cela l’exigence proposée par le juge Robertson que les renseignements soient « de nature confidentielle » en ce qu’ils ont été « recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels », par opposition à « des faits qu’une partie à un litige voudrait garder confidentiels en obtenant le huis clos » (par. 14).

[17]  Selon les dires de la partie défenderesse dans Seedlings 2, propos que le juge Ahmed semble avoir fait siens, le critère applicable veut :

  • (a) que les renseignements aient été traités comme des renseignements confidentiels et que, selon la prépondérance des probabilités, il soit raisonnable de penser que leur divulgation risquerait de compromettre les droits exclusifs, commerciaux et scientifiques de la partie qui les divulgue;

  • (b) qu’ils soient de nature confidentielle en ce qu’ils ont été recueillis dans l’expectative raisonnable qu’ils resteront confidentiels. (para 24)

[18]  Ainsi défini, le critère prend en compte le sérieux de l’intérêt en jeu, mais ne permet pas de déterminer si l’ordonnance est nécessaire vu l’absence d’autres options raisonnables susceptibles d’écarter le risque en cause. Dans Seedlings 2, le juge Ahmed ne s’est pas penché sur ce critère, sauf peut-être dans ses remarques incidentes au dernier paragraphe de sa décision. J’y reviendrai.

[19]  Je suis d’avis que les critères énoncés aux paragraphes 53 et suivants de l’arrêt Sierra Club qui s’appliquent aux ordonnances de confidentialité devraient également s’appliquer aux ordonnances conservatoires.

IV.  RÈGLE DE L’ENGAGEMENT IMPLICITE

[20]  Nul ne conteste l’existence de la règle voulant que, dans le cadre d’instances devant la Cour fédérale, les parties qui échangent des documents et des informations pendant l’interrogatoire préalable s’engagent implicitement à utiliser et à divulguer ces renseignements uniquement pour les besoins de l’instance en cours. La Cour suprême s’est penchée sur le raisonnement qui sous-tend ce principe, appelé « règle de l’engagement implicite », dans Juman c Doucette, 2008 CSC 8, paras 23 et suivants [Juman].

[21]  Nul ne conteste non plus qu’il s’agisse d’un engagement implicite envers la cour (Juman, para 27) et que cette dernière pourrait en conséquence recourir à l’outrage au tribunal en cas de manquement (Juman, para 29). L’engagement implicite existe même en l’absence d’une ordonnance judiciaire.

V.  ANALYSE

[22]  Comme je l’ai indiqué, je reconnais que les parties échangeront des informations confidentielles pendant l’interrogatoire préalable en l’espèce. Je reconnais en outre qu’il est satisfait au critère énoncé par la défenderesse dans Seedlings 2 et, semble-t-il, accepté par le juge Ahmed. Or je me demande surtout si l’ordonnance sollicitée est nécessaire vu l’absence d’autres options raisonnables susceptibles d’écarter le risque pour les parties associé à la communication de leurs informations confidentielles.

[23]  L’autre option raisonnable dont il est question, c’est l’engagement implicite qui intervient automatiquement et auquel s’ajoutent les modalités dont les parties ont assorti d’un commun accord l’ordonnance conservatoire sollicitée. Plus précisément, je dois me demander si les informations confidentielles des parties seraient protégées adéquatement, non pas par l’obtention de l’ordonnance conservatoire sollicitée, mais au moyen d’un engagement explicite pris envers la Cour qui compléterait l’engagement implicite. Pour simplifier, j’utiliserai le terme « entente conservatoire » pour désigner un tel engagement explicite.

[24]  Du point de vue des parties, le recours à une entente conservatoire comme solution de rechange à l’ordonnance conservatoire pose problème pour plusieurs raisons. Par souci de commodité, j’ai regroupé leurs préoccupations sous les rubriques suivantes :

  1. Caractère exécutoire de l’entente conservatoire;
  2. Applicabilité de l’entente conservatoire à des tiers;
  3. Portée imprécise et ambiguë de la règle de l’engagement implicite;
  4. Malaise des parties attribuable à l’absence d’ordonnance conservatoire;
  5. Poids accru de l’ordonnance judiciaire;
  6. Changement important à une pratique de longue date.

A.  Caractère exécutoire de l’entente conservatoire

[25]  S’agissant de l’entente conservatoire, BNSF exprime deux préoccupations principales :

  • (i) On ignore si la Cour fédérale aurait compétence pour faire respecter une telle entente (les bris de contrat n’étant pas habituellement de son ressort);

  • (ii) Même si elle avait compétence pour se prononcer sur tout manquement à une entente conservatoire, la Cour fédérale serait tenue de recourir à l’outrage au tribunal en cas de non-respect de l’entente.

[26]  La protonotaire Tabib a abordé ces préoccupations aux paragraphes 21 à 23 de Live Face on Web :

Je n’arrive pas à comprendre pourquoi des engagements supplémentaires donnés à la Cour, sans toutefois que cette dernière les accepte expressément, qui visent les mêmes buts que la règle de l’engagement implicite, devraient être moins contraignants pour les parties ou moins susceptibles d’exécution par le pouvoir de sanction pour outrage au tribunal de la Cour que la règle générale, du moment que les parties et leurs procureurs les donnent volontairement, en croyant tous deux qu’ils sont légaux et appropriés, dans les circonstances, pour protéger les intérêts légitimes des parties en matière de protection des renseignements personnels pendant l’instance.

La compétence de la Cour fédérale de faire observer la règle de l’engagement implicite découle du pouvoir inhérent de la Cour de contrôler son propre processus. La règle de l’engagement implicite en soi est née de la reconnaissance du fait qu’elle favorisera le respect du processus de communication de la Cour et qu’elle contribuerait à empêcher les abus ou les utilisations erronées de ce processus en accordant une protection aux intérêts des parties en matière de protection des renseignements personnels. L’engagement implicite survient automatiquement et on peut le faire observer dès qu’une personne se voit communiquer de l’information, même en l’absence de la Cour et à son insu. À cet égard, il est différent des engagements donnés par les parties par rapport à leurs droits fondamentaux, comme les accords de règlement qui prévoient un engagement à ne pas utiliser une marque de commerce ou une autre propriété intellectuelle. On ne peut faire observer ces engagements fondamentaux en vertu d’une sanction pour outrage au tribunal, sauf s’ils ont été communiqués à la Cour et reconnus par cette dernière dans une ordonnance (Williams Information Services Corp. c Williams Telecommunications Corp. [1998] A.C.F. no 594, 142 FTR 76.

Les engagements qui portent exclusivement sur les aspects procéduraux d’une instance et qui visent à contribuer à régir le processus de la Cour (comme ceux qui limitent le nombre de personnes pouvant faire l’objet d’une communication de renseignements désignés ou qui exigent de présenter un avis préalable de l’intention de produire) sont du même genre que la règle de l’engagement implicite. La Cour n’a donc pas à les reconnaître expressément pour les faire observer dans le cadre de sa compétence inhérente de contrôler son processus, y compris en recourant aux procédures d’outrage, dans les cas appropriés.

[27]  Je souscris entièrement à ce raisonnement. Je ne vois pas pourquoi il faudrait douter du pouvoir de la Cour fédérale, s’agissant de sa propre procédure, de faire respecter une entente conclue entre les parties, ni pourquoi l’outrage au tribunal ne pourrait pas servir de sanction tout autant en cas de manquement à un engagement implicite qu’en cas de manquement à l’engagement explicite qui le complète. Qui plus est, je ne vois aucun problème à transposer les modalités convenues entre les parties qui demandent une ordonnance conservatoire dans une entente conservatoire englobant un engagement explicite auprès de la cour.

B.  Applicabilité de l’entente conservatoire à des tiers

[28]  Dans ses remarques incidentes à la fin de Seedlings 2, le juge Ahmed observe que la jurisprudence ne permet pas d’affirmer avec certitude que la règle de l’engagement implicite s’applique aux tiers. Il souligne que la protonotaire Tabib invoque à l’appui de ce principe une seule décision sans lien avec les brevets qui a été rendue il y a plus de vingt ans par un autre tribunal : Winkler c Lehndorff Management Ltd (1998), 28 CPC (4th) 323, [1998] OJ No 4462 (QL) (C sup Ont (Div gén)) [Winkler]. J’en conviens, mais je tiens à souligner que la décision Winkler portait sur la règle de l’engagement implicite en usage en common law et que le raisonnement irréfutable du juge s’applique également aux questions de brevets. Dans Winkler, le juge cite un extrait de Goodman c Rossi (1995), 24 OR (3d) 359, 125 DLR (4th) 613, arrêt dans lequel la Cour d’appel de l’Ontario a conclu à l’application de la règle de l’engagement implicite aux tiers et a fait sien le raisonnement suivant :

[traduction] [...] L’engagement a pour objet de protéger, dans la mesure où cela cadre avec le bon déroulement de l’action, la confidentialité des documents de la partie. Il est généralement injuste qu’une partie, qui est contrainte par la loi de produire des documents pour une instance particulière, s’expose au risque que l’autre partie se serve de ces documents à une fin autre que l’objet de l’instance judiciaire en question et, notamment, que ces documents soient communiqués à des tiers qui pourraient en faire un usage préjudiciable à la partie qui les a produits.[...]

[29]  Je constate que, s’agissant de l’application de la règle de l’engagement implicite à des tiers, la décision Winkler a été appliquée au paragraphe 7 de St Elizabeth Home Society c Hamilton (City), 130 ACWS (3d) 48, [2004] OJ No 1420 (QL) (C sup Ont). En outre, la Cour de justice de l’Ontario est arrivée à une conclusion semblable plus récemment dans Canadian National Railway c Holmes, 2014 ONSC 593, sans toutefois faire mention de Winkler.

[30]  BNSF invoque l’arrêt Power c Parsons, 2018 NLCA 30 [Power], affaire dans laquelle la Cour d’appel de Terre-Neuve-et-Labrador a statué que, dans le cadre d’une enquête distincte qu’il menait sur les activités du comptable défendeur, le tiers, en l’occurrence l’organisme de réglementation des comptables, pouvait utiliser des documents qui avaient été produits pendant l’interrogatoire préalable visant ce comptable défendeur.

[31]  S’exprimant en son nom et au nom des autres juges de la formation dans Power sur ce point, le juge White a affirmé, en renvoyant au paragraphe 55 de l’arrêt Juman, que la règle de l’engagement implicite ne s’applique pas aux tiers (para 10). Soulignons tout d’abord que, dans ce paragraphe de Juman, il est question des tiers qui ne sont pas parties à l’engagement implicite, et non de ceux qui ne sont pas parties à l’instance. Par conséquent, la conclusion tirée dans Power ne s’appliquerait pas aux experts qui, après avoir pris un engagement du type envisagé dans l’ordonnance conservatoire proposée en l’espèce, reçoivent des documents communiqués par l’avocat.

[32]  S’exprimant toujours en son nom et au nom des autres juges de la formation, le juge White a ajouté au paragraphe 15 que la règle de l’engagement implicite a une incidence sur les tiers, même si elle ne les lie pas et que ceux-ci doivent s’y conformer dans une certaine mesure. Il invoque à l’appui l’arrêt MacMillan Bloedel Ltd c Simpson, [1996] 2 RCS 1048 [MacMillan Bloedel] de la Cour suprême du Canada, qui portait sur l’incidence d’une ordonnance judiciaire sur des tiers plutôt que sur la règle de l’engagement implicite. La Cour suprême du Canada a conclu (para 27) que l’injonction n’est opposable qu’aux parties, mais que « quiconque enfreint l’ordonnance ou en gêne l’application peut se voir reprocher une entrave à la justice et donc se rendre coupable d’outrage au tribunal. »

[33]  Au paragraphe 17, le juge White a fait observer que les documents ne sont pas protégés du seul fait de l’existence d’un engagement implicite, lequel a plutôt pour objet de limiter le risque de préjudice à une personne contrainte de produire des documents lors de l’interrogatoire préalable. Il s’est exprimé en ces termes :

[traduction] [...] Par conséquent, l’engagement n’a pas pour objet d’empêcher des tiers d’utiliser les informations (c’est l’objet du privilège); il vise plutôt à entraver l’accès à des informations auxquelles ils n’auraient pas droit par ailleurs et d’en prévenir toute utilisation accessoire qui aurait pour effet de dissuader une communication complète et sincère de la part des parties et qui constituerait de ce fait une entrave à la justice.

[34]  À la lumière des faits dans Power, le juge White a conclu qu’ après avoir reçu les documents en cause sans avoir pris un engagement quant à leur utilisation, l’organisme de réglementation était autorisé à mener une enquête s’y rapportant et, partant, une telle utilisation des documents était justifiée et ne pouvait être assimilée à une entrave à la justice.

[35]  De l’avis de BNSF, l’arrêt Power confirme que l’engagement implicite n’est pas un moyen fiable de mettre les informations confidentielles des parties à l’abri de leur utilisation accessoire par des tiers. Or, même si je ne rejette pas cet argument, je ne suis pas convaincu qu’une ordonnance conservatoire permettrait de mieux protéger les intérêts de BNSF. Le raisonnement de la Cour dans Power, selon lequel l’organisme de réglementation pouvait utiliser les informations en cause dans le cadre de son enquête, était fondé sur l’arrêt MacMillan Bloedel, qui porte sur l’incidence d’une ordonnance judiciaire sur des tiers.

[36]  Je conclus que les réserves émises par BNSF au sujet de l’utilisation accessoire possible de ses informations confidentielles advenant leur communication à des tiers au titre d’une entente conservatoire valent tout autant dans le cas du prononcé d’une ordonnance conservatoire.

[37]  BNSF souligne que, même s’ils se sont entendus sur le résultat, les trois membres de la formation du tribunal dans Power ont prononcé des motifs distincts, ce qui indique qu’ils n’ont pas réussi à s’entendre sur le raisonnement à appliquer. Là encore, je ne suis pas en désaccord. Toutefois, je ne suis toujours pas convaincu que les informations en cause dans Power auraient nécessairement été mieux protégées par une ordonnance conservatoire.

[38]  S’agissant de la question de savoir si l’engagement implicite est opposable aux tiers (comme des experts) dont les services ont été retenus par une partie et qui ont obtenu copie des documents communiqués pour les besoins du litige, j’estime, à l’instar de la protonotaire Tabib, que la règle de l’engagement implicite s’applique manifestement à ces personnes. Je n’ai été saisi d’aucune preuve du contraire. Par conséquent, je conclus qu’il n’y a pas lieu pour ce motif de conclure qu’une entente conservatoire ne permettrait pas de protéger les informations confidentielles des parties aussi bien que l’ordonnance conservatoire.

C.  Portée imprécise et ambiguë de la règle de l’engagement implicite

[39]  Selon BNSF, la portée de la règle de l’engagement implicite est ambiguë et imprécise. Tout d’abord, sa préoccupation ne revêt plus le même poids de nos jours. En effet, au cours des dernières décennies, la jurisprudence a grandement précisé la règle de l’engagement implicite dont l’existence même était remise en question à une époque.

[40]  Soulignons plus particulièrement que les modalités de l’entente conservatoire peuvent combler toute lacune possible de la règle de l’engagement implicite. Les parties ont soumis à l’examen de la Cour des modalités à insérer dans une ordonnance conservatoire; de toute évidence, elles les jugent suffisamment explicites. À mon sens, si elles faisaient partie d’une entente, ces mêmes modalités ne perdraient rien de leur précision et de leur clarté.

[41]  BNSF soutient en outre que d’autres problèmes pourraient survenir s’il devenait nécessaire, du fait d’un changement de circonstances, de modifier les modalités de l’entente. Je n’en suis pas convaincu. Si l’une des parties estime que les circonstances ont changé et qu’une modification s’impose, l’autre partie sera en accord ou en désaccord avec elle. Si les parties s’entendent, elles pourront modifier l’entente conservatoire rapidement, sans faire intervenir la Cour. Dans le cas contraire, la partie qui estime qu’une modification à l’entente est requise peut présenter une requête à la Cour. Les parties à une entente conservatoire doivent être sur la même longueur d’onde, j’en conviens. Voilà pourquoi la Cour ne peut imposer à une partie récalcitrante les modalités d’une entente conservatoire modifiée. Toutefois, tout comme pour l’ordonnance conservatoire, si les parties ne peuvent s’entendre, la Cour pourrait juger opportun de rendre une ordonnance servant à tout le moins à fixer les modalités sur lesquelles les parties ne peuvent s’entendre. Au final, je ne crois pas que la modification d’une entente conservatoire serait plus complexe que la modification d’une ordonnance conservatoire.

D.  Malaise des parties attribuable à l’absence d’ordonnance conservatoire

[42]  Dans ses observations en l’espèce, le CN insiste sur l’aspect pratique, étant donné que de nombreuses parties qui comparaissent devant la Cour fédérale, notamment dans les dossiers de propriété intellectuelle, sont installées aux États‑Unis où la règle de l’engagement implicite n’existe pas. De telles parties peuvent utiliser sans restriction les informations et documents obtenus pendant l’interrogatoire préalable, sauf s’il existe une ordonnance conservatoire. En conséquence, aux États-Unis, les tribunaux rendent couramment des ordonnances conservatoires visant la protection des informations confidentielles échangées pendant l’interrogatoire préalable, notamment dans les dossiers de propriété intellectuelle. En outre, les tribunaux au Canada ont souvent été appelés à rendre une ordonnance conservatoire dans des instances en lien avec des instances aux États-Unis dans le cadre desquelles les tribunaux ont prononcé une ordonnance conservatoire.

[43]  Le CN fait une large place dans ses observations aux préoccupations des parties, surtout celles aux États-Unis, qui craignent que leurs informations de nature délicate ne soient pas bien protégées en l’absence d’une ordonnance conservatoire. Le CN ajoute que nombre de litiges en matière de propriété intellectuelle ont une portée internationale et que, lorsque vient le moment de décider dans quel pays elle veut introduire une instance, la partie qui se trouve dans un autre pays pourrait hésiter avant de choisir le Canada si elle ne croit pas que ses informations confidentielles seront bien protégées. Elle pourrait même décider d’éviter tout simplement le Canada. Le CN prétend que la Cour fédérale est reconnue comme le forum à choisir pour le règlement efficace des litiges en matière de propriété intellectuelle, mais cette situation pourrait changer si la Cour cessait d’avoir régulièrement recours aux ordonnances conservatoires.

[44]  À mon avis, la Cour n’est pas tenue de se prononcer sur la question ainsi formulée. De mon point de vue, les préoccupations des parties au sujet de l’ordonnance conservatoire sont justifiées ou ne le sont pas. Si elles le sont, la Cour peut évaluer ces préoccupations, mais elle n’a pas à se pencher sur les craintes ou les malaises des parties. En revanche, si elles ne le sont pas (c.-à-d. que l’entente conservatoire est tout aussi efficace que l’ordonnance conservatoire pour ce qui est de protéger les informations confidentielles), il appert alors que la prétention du CN repose uniquement sur les craintes et les malaises non fondés des parties. Le cas échéant, il n’y a pas lieu de se plier à un tel raisonnement erroné; en fait, l’avocat compétent doit plutôt expliquer à ses clients, en invoquant des précédents à l’appui de ses dires, que l’entente conservatoire protège leurs informations confidentielles aussi bien que l’ordonnance conservatoire.

[45]  Si l’une des parties à l’instance estime que l’autre ne connaît pas assez bien ses obligations aux termes de l’entente conservatoire ou doute que les modalités de l’engagement explicite dans une telle entente soient aussi contraignantes que les modalités d’une ordonnance conservatoire, je leur propose de dissiper une telle préoccupation dans le libellé de l’entente.

[46]  En outre, le CN fait valoir que de nombreuses parties dans des litiges en matière de propriété intellectuelle sont des concurrents directs et pourraient avoir beaucoup de mal à convenir des modalités d’une entente conservatoire. Il en est ainsi dans certains cas certes, mais je ne suis pas convaincu que les parties auraient moins de difficulté à convenir des modalités d’une ordonnance que de celles d’une entente. Soit elles s’entendront, soit elles ne s’entendront pas. Si elles ne peuvent s’entendre, l’entente conservatoire ne constitue peut-être pas une autre option raisonnable à une ordonnance conservatoire, et la Cour pourrait accepter de faire droit à une requête visant l’obtention d’une ordonnance conservatoire permettant à tout le moins d’établir les modalités sur lesquelles les parties ne peuvent s’entendre.

E.  Poids accru de l’ordonnance judiciaire

[47]  Le CN et BNSF soutiennent que les parties prennent l’ordonnance judiciaire davantage au sérieux que la simple entente entre les parties. BNSF parle du poids accru d’une ordonnance judiciaire. Cet argument est à mon avis source de préoccupation. Il donne à penser que les parties à des litiges en matière de propriété intellectuelle au Canada qui s’échangent régulièrement des documents lors de l’interrogatoire préalable ont une fausse impression des obligations que la règle de l’engagement implicite impose à la partie qui reçoit les documents. Comme il a été démontré dans les présents motifs, la règle de l’engagement implicite, jumelée à l’entente conservatoire, protège les informations confidentielles des parties aussi bien que l’ordonnance conservatoire. S’il y a méprise à cet égard, il faut la corriger sans tarder.

[48]  Qui plus est, je crains de perpétuer toute méprise des parties quant à leurs obligations à l’égard des documents communiqués si les tribunaux continuent de rendre régulièrement des ordonnances conservatoires dans des circonstances comme celles en l’espèce.

F.  Changement important à une pratique de longue date

[49]  Le CN prétend que tout changement à la pratique de longue date de la Cour fédérale de rendre des ordonnances conservatoires sur consentement des parties devrait être accompagné d’une modification correspondante aux Règles des Cours fédérales. Le juge Ahmed exprime le même avis au paragraphe 30 de Seedlings 2.

[50]  Il s’agit effectivement d’un argument fort convaincant m’incitant à faire droit à la requête. Soucieux de maintenir le statu quo, j’ai remis en question mes positions à l’égard de chacun des arguments avancés par les parties à l’appui du prononcé d’une ordonnance conservatoire.

[51]  Toutefois, je suis convaincu que la Cour suprême du Canada a énoncé dans Sierra Club le critère applicable en l’espèce et que je suis lié par ce précédent. En outre, je ne suis pas convaincu qu’il a été satisfait à ce critère en l’espèce. L’entente conservatoire m’apparaît comme l’autre option raisonnable la plus susceptible d’écarter adéquatement le risque pour les parties associé à la communication de leurs informations confidentielles. Soulignons que l’évolution au fil du temps du droit régissant la règle de l’engagement implicite a permis de dissiper grandement la préoccupation antérieure qui pourrait avoir donné lieu à la pratique de longue date.

[52]  Par ailleurs, le CN prétend que, sans l’intervention de la Cour sous la forme d’ordonnances conservatoires, les parties pourront conclure des ententes comportant des modalités beaucoup plus variées, ce qui entraînera un manque de cohérence. Le CN ajoute que la négociation d’ententes conservatoires deviendra avec le temps plus complexe que la négociation d’ordonnances conservatoires. Je ne peux exclure une telle éventualité, mais cet argument n’est à mon avis que conjecture. Il existe relativement aux ordonnances conservatoires une abondante jurisprudence qui peut également s’appliquer aux ententes conservatoires. Je ne suis pas convaincu que, même si certaines parties arrivent à assortir leurs ententes conservatoires de modalités plus novatrices qu’à l’heure actuelle, la négociation de telles ententes prendra de ce fait plus de temps et sera moins efficace. La jurisprudence reconnue continuera de s’appliquer.

VI.  CONCLUSION

[53]  Je conclus en l’espèce que l’entente conservatoire, soit l’autre option raisonnable, protégera les informations confidentielles des parties aussi bien que l’ordonnance conservatoire demandée.

[54]  Cela étant, je ne juge pas nécessaire de me pencher sur le deuxième volet du critère énoncé dans Sierra Club, lequel met en balance les effets bénéfiques et préjudiciables de la décision faisant droit à l’ordonnance demandée. Toutefois, je suis d’avis que, dans le contexte d’une ordonnance conservatoire (qui ne porte pas sur les documents déposés auprès de la Cour), ce volet du critère ne poserait vraisemblablement pas problème puisque l’ordonnance conservatoire ne porte pas atteinte au principe de la publicité des débats judiciaires.

« George R. Locke »

Juge

Montréal (Québec)

Le 7 mars 2019

Traduction certifiée conforme

Andrée Morin, jurilinguiste


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-913-17

INTITULÉ :

COMPAGNIE DES CHEMINS DE FER NATIONAUX DU CANADA c BNSF RAILWAY COMPANY

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 11 FÉVRIER 2019

MOTIFS DE L’ORDONNANCE :

LE JUGE LOCKE

DATE DES MOTIFS :

LE 7 MARS 2019

COMPARUTIONS :

Me François Guay

Me Jean-Sébastien Dupont

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Me Kamleh Nicola

Me Ben Sakamoto

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Smart & Biggar

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE/

DÉFENDERESSE RECONVENTIONNELLE

Baker & McKenzie LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DÉFENDERESSE/

DEMANDERESSE RECONVENTIONNELLE

 

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