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Date : 20190306


Dossier : IMM‑2492‑18

Référence : 2019 CF 278

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 6 mars 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

BABICH AKZIBEKIAN

OLENA BASOVSKA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire vise la décision [décision] par laquelle la Section de la protection des réfugiés [SPR ou tribunal] a conclu que les demandeurs n’ont ni la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Contexte

[2]  Les demandeurs sont mariés et citoyens de l’Ukraine. Ils affirment craindre d’être persécutés en raison des opinions politiques du demandeur et de son adhésion au Parti des régions [Parti]. Je résumerai brièvement leur récit, dont la crédibilité constituait le principal point en litige dans l’instance et la décision ci‑après, mais je ne tirerai aucune conclusion quant à sa véracité.

[3]  Le demandeur a commencé à faire du bénévolat pour le Parti en 2009, puis il en est devenu membre en 2010. Son rôle au sein du Parti était notamment d’organiser des manifestations, de distribuer des tracts et de faire campagne pour le Parti.

[4]  De septembre 2013 à décembre 2015, moment où les demandeurs ont demandé l’asile au Canada, le demandeur a été menacé, puis agressé par des membres du Secteur droit (un parti politique nationaliste d’extrême droite de l’Ukraine). À plusieurs reprises par suite de ces agressions, il a subi des blessures nécessitant des soins médicaux. 

[5]  La fille du demandeur, la mère de celle‑ci ainsi que la propre mère du demandeur continuent de recevoir des menaces en Ukraine.

III.  Question et norme de contrôle

[6]  Les deux parties conviennent que les conclusions que tire la SPR en matière de crédibilité sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Clermont c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 112, au paragraphe 11). Je suis d’accord avec elles. La présente demande de contrôle judiciaire ne soulève qu’une seule question, à savoir si la décision de la SPR était raisonnable. 

IV.  Analyse

A.  La décision était‑elle raisonnable?

[7]  Les demandeurs font valoir que les conclusions de la SPR quant à la crédibilité étaient fondées sur un examen à la loupe et qu’elles n’auraient pas dû mener à une conclusion générale défavorable en matière de crédibilité. Les demandeurs affirment également que la SPR n’a pas tiré de conclusions explicites sur l’authenticité des documents présentés.

[8]  Le défendeur réplique que les arguments des demandeurs témoignent d’un désaccord avec la manière dont la SPR a apprécié la preuve. Ils présentent simplement d’autres inférences et explications relatives à la preuve.

[9]  Pour les motifs qui suivent, je juge que les conclusions du tribunal quant à la crédibilité étayent raisonnablement sa décision défavorable en matière de crédibilité.

(1)  Incohérences, omissions et embellissements

[10]  Pour déterminer si le tribunal a tiré des conclusions quant à la crédibilité fondées sur un examen à la loupe, je résumerai d’abord six éléments clés sous‑tendant la conclusion défavorable du tribunal quant à la crédibilité.

[11]  Premièrement, le tribunal a relevé qu’entre la déclaration écrite du demandeur dans son Formulaire de fondement de la demande d’asile [formulaire] et son témoignage devant la SPR, il y avait une incohérence quant à l’identité des agents de persécution pendant la manifestation du 8 avril 2014. Plus précisément, dans son formulaire, le demandeur a omis de mentionner que ses agresseurs étaient des membres du Secteur droit, mais a expliqué que leur visage était recouvert d’un masque. Dans son témoignage, il a plutôt déclaré qu’il savait qu’ils étaient des membres du Secteur droit en raison de leur apparence. Lorsque cette omission a été portée à son attention, le demandeur a expliqué que c’est par erreur que cette information n’a pas été insérée dans son formulaire, car il n’aurait pas omis ce détail très important.

[12]  Deuxièmement, le demandeur a témoigné que, dans sa déclaration faite à la police après l’incident du mois d’avril, il a dit que des membres du Secteur droit l’avaient agressé. Il affirme que la police l’a informé qu’elle n’accepterait pas sa déclaration s’il mentionnait ce fait et qu’elle lui a plutôt dit quels renseignements inclure dans sa déclaration écrite concernant l’identité de ses agresseurs. Ce fait a toutefois été omis dans son formulaire. Lorsque cette omission a été portée à son attention, le demandeur a indiqué que le fait en question devrait être mentionné dans son formulaire, mais qu’il ne l’était pas pour une raison ou une autre et qu’il s’agissait d’un élément très important.

[13]  Troisièmement, en ce qui a trait à la participation du demandeur à une manifestation le 28 août 2014, le tribunal a constaté que, selon son formulaire, il avait été « accost[é] et batt[u] par les gens du [S]ecteur droit », puis qu’il avait réussi à s’échapper, mais qu’il avait été poursuivi jusqu’à sa voiture. Cependant, à l’audience, le demandeur a témoigné qu’il avait été blessé par des membres du Secteur droit alors qu’il retournait au stationnement après avoir quitté la manifestation; qu’ils lui avaient lancé des briques qui l’avaient atteint derrière la tête, à la colonne vertébrale et aux jambes. Lorsque l’incohérence entre ces deux versions a été portée à son attention, le demandeur a expliqué qu’il n’avait pas vraiment subi de blessures, mais qu’il s’agissait plutôt d’une [traduction] « échauffourée » où il y avait eu une [traduction] « bousculade », mais qu’il avait réussi à s’échapper.

[14]  Quatrièmement, le tribunal a conclu que la plainte à la police déposée par le demandeur le 3 septembre 2014 (signalant l’incident du mois d’août) ne concordait pas avec son témoignage ni avec son formulaire : dans cette plainte à la police, il a indiqué que des membres du Secteur droit l’avaient [traduction] « sollicité » en utilisant un [traduction] « langage grossier » jusqu’à ce qu’il réussisse à se débarrasser d’eux, avant qu’ils le rattrapent dans le stationnement, ce qui différait des explications déjà fournies. Lorsque cette incohérence a été portée à son attention, le demandeur a expliqué qu’il avait dû rédiger sa plainte de façon à ce que la police l’accepte.

[15]  Cinquièmement, dans son formulaire, le demandeur a indiqué qu’il avait commencé à recevoir des appels de menaces sur son téléphone cellulaire après septembre 2014. Dans son témoignage, il a déclaré que les appels téléphoniques de menaces avaient repris après le dépôt de sa plainte auprès du procureur. Le tribunal a souligné que son formulaire ne mentionnait pas que les appels avaient repris. Lorsque cette omission a été portée à son attention, le demandeur a indiqué que cette information devrait être mentionnée dans son formulaire.

[16]  Sixièmement, le demandeur a témoigné que des membres du Secteur droit ainsi que d’autres groupes extrémistes étaient toujours à sa recherche en Ukraine. Bien que le demandeur ait nommé d’autres groupes extrémistes à l’audience, il ne les a pas mentionnés dans son formulaire. Lorsque cette omission a été portée à son attention, il a expliqué qu’il avait donné des exemples de personnes qui le persécutaient lorsqu’il vivait encore en Ukraine, mais qu’il ignorait qui exactement avait blessé d’autres membres de sa famille (par exemple, qui avait suivi sa fille, s’était introduit par effraction dans la maison de sa mère ou l’avait battue).

[17]  Les demandeurs font valoir que la Commission a tiré ces conclusions quant à la crédibilité en se fondant sur un examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes en l’espèce.

[18]  Je ne souscris pas à cette qualification. L’invraisemblance, l’incohérence, les omissions et les contradictions sont les pierres angulaires des conclusions défavorables quant à la crédibilité. Je ne considère pas qu’en l’espèce, les conclusions du tribunal étaient fondées sur un examen à la loupe. Dans la présente affaire, les arguments des demandeurs reposent principalement sur une divergence d’opinions concernant les conclusions du tribunal sur la crédibilité. Après examen du dossier, je reconnais qu’un autre tribunal aurait pu accorder un poids différent aux incohérences, aux omissions et aux embellissements. Cependant, le rôle de la Cour n’est pas d’apprécier la preuve à nouveau. En effet, l’appréciation de la preuve et l’évaluation de la crédibilité constituent l’essentiel de l’expertise de la SPR (Farah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 27, au paragraphe 9).

[19]  La jurisprudence est limpide : s’il était loisible au tribunal de tirer des conclusions de fait et si celles‑ci appartenaient aux issues possibles acceptables, alors la Cour n’a aucune raison légitime d’intervenir (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[20]  Je reconnais que, dans certaines situations, la Cour est intervenue parce que des conclusions quant à la crédibilité reposaient sur un examen à la loupe. Par exemple, récemment, dans la décision Clermont, les conclusions de la SPR en matière de crédibilité ont été considérées comme déraisonnables, étant donné que la SPR a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité fondée sur de prétendues incohérences qui étaient secondaires dans le contexte de l’affaire. Ces prétendues incohérences ont été considérées comme des « distinctions [illusoires] sans importance », et donc dépourvues de pertinence (Clermont, aux paragraphes 27–28).

[21]  Toutefois, en l’espèce, je ne considère pas que les incohérences, les omissions et les embellissements relevés par le tribunal étaient fondés sur un examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes en ce qui a trait à la demande. Il s’agissait plutôt d’omissions importantes. Ainsi, il était loisible au tribunal de conclure que les explications du demandeur étaient insatisfaisantes dans les circonstances.

(2)  Documents à l’appui

[22]  Les demandeurs font également valoir qu’en raison des conclusions défavorables en matière de crédibilité tirées par la SPR, cette dernière n’a pas tenu compte de la preuve corroborante et n’a pas examiné l’authenticité des documents. Le défendeur réplique que le tribunal a examiné la preuve documentaire présentée et a expliqué pourquoi elle ne corroborait pas la demande des demandeurs et pourquoi il ne lui a accordé que peu de poids.

[23]  Je suis d’accord avec le défendeur et je ne considère pas qu’il s’agit d’une affaire où le tribunal a négligé d’examiner ou de prendre en compte les documents à l’appui ou qu’il ne les a pas appréciés correctement. Il a donné des explications raisonnables justifiant sa décision d’accorder peu de poids aux rapports médicaux et psychologiques ainsi qu’aux rapports de police.

[24]  Concernant l’argument selon lequel le tribunal n’a pas examiné l’authenticité des documents à l’appui, les demandeurs invoquent les décisions Oranye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 390, et Sitnikova c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1082. Cependant, ces affaires se distinguent de l’espèce. L’affaire Oranye comportait des lacunes fondamentales, le tribunal ayant écarté de façon absolue la preuve documentaire en raison de « l’accès facile à des documents frauduleux » au Nigéria. Dans cette affaire, en accueillant la demande de contrôle judiciaire, la Cour a conclu que « [l]es juges des faits doivent avoir le courage de trouver des faits. Ils ne peuvent pas dissimuler l’authenticité des conclusions, simplement en jugeant les preuves comme étant de “faible valeur probante” ». Dans l’affaire Sitnikova, un agent a accordé peu de poids à la correspondance par courriel provenant supposément de plusieurs personnes différentes parce que « n’importe qui peut créer un courriel ». La Cour a conclu qu’en choisissant d’accorder peu de poids aux documents, l’agent concluait implicitement que la déclaration assermentée de la demanderesse quant à la provenance des documents n’était pas crédible.  

[25]  En revanche, en l’espèce et à la différence de l’affaire Sitnikova, les conclusions quant à la crédibilité ont été tirées sur la base des propres déclarations, contradictions et omissions du demandeur. Et à la différence de l’affaire Oranye, le tribunal a bien exposé une analyse des faits.

[26]  Comme l’a souvent conclu la Cour, un manque général de crédibilité peut s’étendre à la preuve à l’appui et entacher d’autres éléments de la demande. Il est loisible à la SPR de n’accorder aucune force probante aux évaluations ou aux rapports si les éléments sous‑jacents sont jugés non crédibles (Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924, au paragraphe 24; voir aussi Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 238).

V.  Conclusion

[27]  À la lumière de ce qui précède, je suis d’avis que la décision de la SPR est raisonnable, car elle présente les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité, et qu’elle appartient aux issues possibles acceptables. Ainsi, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question à certifier n’a été soulevée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2492‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question n’a été soumise en vue de la certification, et l’affaire n’en soulève aucune.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de mai 2019.

Sophie Reid‑Triantafyllos, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2492‑18

 

INTITULÉ :

BABICH AKZIBEKIAN, OLENA BASOVSKA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 7 FÉVRIER 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 MARS 2019

 

COMPARUTIONS :

Hart A. Kaminker

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Margherita Braccio

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kaminker and Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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