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Date : 20190227


Dossier : IMM-2478-18

Référence : 2019 CF 242

Ottawa (Ontario), le 27 février 2019

En présence de la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

JACQUELIN JEAN

partie demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

partie défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  Monsieur Jacquelin Jean, un citoyen haïtien et résident permanent du Brésil, conteste la décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR], par laquelle elle confirme qu’il est exclu de la protection offerte par le Canada par le biais de l’article 1E de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137, RT Can 1969 no 6 [Convention] et de l’article 98 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Ces dispositions se lisent comme suit :

Convention

Convention

1 E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays.

1 E. This Convention shall not apply to a person who is recognized by the competent authorities of the country in which he has taken residence as having the rights and obligations which are attached to the possession of the nationality of that country.

 

Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés

Immigration and Refugee Protection Act

98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger.

98 A person referred to in section E or F of Article 1 of the Refugee Convention is not a Convention refugee or a person in need of protection.

II.  Faits

[2]  M. Jean est arrivé au Canada en juillet 2017 après avoir passé un court séjour en République dominicaine, plus de quatre ans au Brésil et plusieurs mois aux États-Unis.

[3]  Dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile au Canada, il allègue avoir quitté Haïti en novembre 2011 puisqu’en tant que membre du parti politique d’opposition le Rassemblement des démocrates nationaux progressistes d’Haïti, il craignait pour sa vie aux mains de membres du parti au pouvoir, le Tèt Kale.

[4]  Il explique que lors d’un évènement politique organisé par son parti en mars 2011, des attaquants portant un chandail identifié au Tèt Kale seraient descendus d’une voiture et auraient ouvert le feu sur la foule, le blessant et tuant ses deux sœurs. Ses assaillants l’ont subséquemment reconnu et se seraient présentés chez lui pour tuer sa famille. M. Jean et sa famille ont réussi à s’enfuir avant que leurs assaillants ne mettent le feu à la maison. Craignant pour sa vie, M. Jean se serait caché à la campagne avant de quitter Haïti.

[5]  Après un court séjour en République dominicaine, M. Jean a suivi un vaste mouvement migratoire d’Haïtiens vers le Brésil. À l’instar de plus de 40 000 autres ressortissants haïtiens, M. Jean a obtenu la résidence permanente du Brésil en 2011, valide pour neuf ans. Il est demeuré au Brésil plus de quatre ans et y a obtenu un emploi bien qu’il allègue avoir été congédié en raison de la discrimination et du racisme existant au Brésil à l’endroit des Haïtiens.

[6]  En 2016, M. Jean s’est rendu aux États-Unis avec sa femme et son enfant, où il a travaillé dans le domaine de la construction jusqu’à ce qu’il quitte pour le Canada en juillet 2017.

[7]  La Section de la protection des réfugiés [SPR] a conclu qu’en tant que résident brésilien, M. Jean est exclu de la protection du Canada en application de l’article 1E de la Convention et de l’article 98 de la LIPR, et qu’il n’a pas montré une crainte subjective de persécution advenant son retour au Brésil.

III.  Décision contestée

[8]  Devant la SAR, le demandeur n’a pas déposé de nouvelle preuve et n’a pas demandé la tenue d’une audience.

[9]  Il n’a pas non plus contesté la conclusion qu’il est visé par l’article 1E de la Convention. Il soumet toutefois que la SPR a erré en concluant que son défaut d’alléguer quelque crainte que ce soit à l’égard du Brésil, dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile, discréditait sa demande de façon irrémédiable.

[10]  La SAR rejette la justification du demandeur lorsqu’il explique qu’il manquait d’espace sur le formulaire et que le fait d’ajouter cette crainte aurait indûment alourdi sa demande d’asile. Le demandeur était représenté par avocat et a eu amplement l’occasion d’alléguer une crainte de retour au Brésil. Puisque la SPR a traité de l’application de l’article 1E de la Convention, le demandeur ne pouvait ignorer la possibilité de renvoi au Brésil.

[11]  Or, il n’a soumis aucune preuve à cet égard, ni devant la SPR, ni devant la SAR. La SPR lui a pourtant permis de soumettre de la nouvelle preuve corroborant ses allégations de crainte à l’égard du Brésil, au plus tard  deux semaines après l’audience qui s’est tenue devant elle.

[12]  La SAR en arrive donc à la même conclusion que la SPR et rejette l’appel.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[13]  Cette demande de contrôle judiciaire soulève une seule question :

La SAR a-t-elle erré en concluant que le demandeur est exclu de la protection du Canada?

[14]  La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, puisque le demandeur conteste les conclusions factuelles et les conclusions mixtes de fait et de droit tirées par la SAR (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Huruglica, 2016 CAF 93 au para 35).

V.  Analyse

[15]  Le demandeur soumet d’abord que la SAR a erré en ne procédant pas à sa propre analyse de la cause et en se limitant à justifier la décision rendue par la SPR. Selon lui, la SAR s’est contentée d’analyser si la SPR avait erré dans son analyse de la crédibilité du demandeur relativement à sa crainte de retour au Brésil; elle n’a pas cherché à savoir si les risques allégués par le demandeur étaient visés par les articles 96 et 97 de la LIPR. En particulier, la SAR aurait omis de prendre en compte le cartable national de documentation sur le Brésil dans lequel on peut lire que les personnes de couleur sont spécifiquement ciblées au Brésil et qu’elles sont victimes de violence et d’atteintes à leurs droits fondamentaux de la part d’agents de l’État et de la population en général. En d’autres termes, le demandeur reproche à la SAR de ne pas avoir analysé la crainte objective de persécution au Brésil, en fonction de la preuve contenue au cartable national de documentation.

[16]  Or, un demandeur d’asile doit, afin de démontrer qu’il craint d’être persécuté, i) éprouver une crainte subjective d’être persécuté et ii) démontrer que cette crainte est objectivement justifiée (Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689).

[17]  Je suis donc d’avis que la SPR et la SAR pouvaient raisonnablement conclure que l’omission du demandeur de mentionner, dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile, qu’il craint d’être persécuté advenant son retour au Brésil démontre justement l’absence d’une crainte subjective de persécution.

[18]  Bien qu’il ait été autorisé par la SPR à compléter sa preuve après l’audition tenue devant elle, le demandeur n’a soumis aucune preuve pouvant appuyer une crainte subjective de persécution advenant son retour au Brésil.

[19]  Une demande d’asile ne peut reposer uniquement sur la preuve contenue au cartable national de documentation concernant le pays à l’égard duquel on invoque une crainte (Sinora c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 725 (QL) (CAF) au para 5; Ithibu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 288 aux paras 99-101; Morales Alba c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1116 aux paras 4, 30-32; Reyes Pino c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 200 au para 50).

[20]  Bien que cette conclusion soit suffisante pour disposer de la demande de contrôle judiciaire du demandeur, quelques commentaires s’imposent, à mon avis, sur l’impact du fait de ne pas contester devant la Cour la conclusion de la SPR et de la SAR à l’effet que le demandeur est visé par l’article 1E de la Convention.

[21]  La Cour doit retenir de cette conclusion que le demandeur est considéré par les autorités compétentes du Brésil comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité brésilienne. La Cour doit également conclure que de ce fait, le demandeur est exclu de la protection du Canada. L’article 98 de la LIPR est toutefois silencieux quant à savoir s’il n’est exclu de la protection qu’à l’égard de son pays de citoyenneté ou également à l’égard de son pays de résidence, celui-là même qui a mené à l’exclusion. En d’autres termes, une fois que la SPR a conclu à l’application de l’article 1E de la Convention et, partant, à l’exclusion du demandeur d’asile, peut-elle toujours examiner la crainte du demandeur à l’égard du pays de résidence ou était-elle tenue de procéder à cette analyse avant de trancher l’exclusion?

[22]  Peu de temps après l’audition de la cause, la Cour a donné aux parties l’occasion de lui transmettre leurs observations écrites à cet égard.

[23]  Le demandeur ne s’est pas prononcé alors que le défendeur soumet que la SPR doit « examiner les risques allégués par un demandeur d’asile à l’égard d’un pays visé par la section E de l’article premier de la Convention » et que l’« étape à laquelle l’examen du risque dans le pays visé est complétée n’est pas une question déterminante ou susceptible d’entrainer une erreur dans l’application de la LIPR, puisque l’existence d’un risque ou d’une crainte raisonnable de persécution dans le pays visé fera échec à l’application de la clause d’exclusion ». Un peu plus loin, le défendeur précise sa pensée et ajoute que « du moment qu’il est déterminé qu’il existe un risque ou une crainte raisonnable de persécution dans le pays visé, la clause d’exclusion de la section E de l’article premier de la Convention ne peut s’appliquer.  Ainsi, que cette crainte soit étudiée avant ou après la considération du statut de la personne à titre de résident ayant des droits et obligations analogues à celui qui possède la nationalité du pays visé ne porte pas à conséquence. »

[24]  Avec respect, je vois une contradiction dans la position prise par le défendeur. Si un individu ne peut être visé par l’article 1E de la Convention s’il risque la persécution dans son pays de résidence, l’analyse du risque à l’égard de ce dernier pays doit nécessairement se faire avant de conclure que l’individu est visé par l’article 1E de la Convention puisqu’une fois cette conclusion retenue, l’individu est exclu de la protection du Canada.

[25]  Dans le présent dossier, l’omission du demandeur de contester la conclusion qu’il est visé par l’article 1E de la Convention me semble lui être fatale.

[26]  À mon avis, deux interprétations du mécanisme offert par les articles 1E de la Convention et 98 de la LIPR sont possibles. La première nécessite que l’on complète le texte de l’article 1E de la Convention alors que la seconde nécessite que l’on complète le texte de l’article 98 de la LIPR.

[27]  On peut interpréter l’article 1E comme nécessitant une analyse du risque à l’égard du pays de résidence avant de conclure à la non-application de la Convention. On devrait donc interpréter cet article comme se lisant ainsi (l’emphase est mise sur l’ajout) :

(Convention)  1 E. Cette Convention ne sera pas applicable à une personne considérée par les autorités compétentes du pays dans lequel cette personne a établi sa résidence comme ayant les droits et les obligations attachés à la possession de la nationalité de ce pays et ne craignant pas d'être persécutée dans ce pays du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques ou d’être exposée au risque de torture ou à une menace à sa vie ou au risque de traitement ou peines cruels ou inusités, alors qu’elle ne peut bénéficier de la protection de ce pays et que le risque est présent dans tout le pays.

[28]  Dans ce premier cas de figure, l’analyse du risque à l’égard du pays de résidence doit nécessairement se faire avant de conclure à l’application de l’article 1E de la Convention.

[29]  Toutefois, il est également possible d’interpréter l’article 98 de la LIPR comme ne limitant l’exclusion de la protection du Canada qu’à l’égard du risque de retour dans le pays de citoyenneté du demandeur d’asile. L’article 98 devrait alors se lire comme suit (à nouveau l’emphase est mise sur l’ajout nécessaire) :

(LIPR) 98. La personne visée aux sections E ou F de l’article premier de la Convention sur les réfugiés ne peut avoir la qualité de réfugié ni de personne à protéger à l’égard de son pays de citoyenneté.

[30]  Dans ce second cas de figure, l’analyse du risque à l’égard du pays de résidence peut se faire en tout temps.

[31]  Quoi qu’il en soit, je n’ai pas à trancher en faveur de l’une ou l’autre de ces interprétations puisque dans le présent cas, le demandeur n’a pas contesté l’application de l’article 1E de la Convention (il est donc nécessairement exclu de la protection du Canada à l’égard d’Haïti), et qu’à la lumière du fait qu’il n’a pas invoqué de risque à l’égard du Brésil dans son formulaire de Fondement de la demande d’asile, la SAR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur n’avait pas une crainte raisonnable de persécution advenant son retour dans ce pays.

VI.  Conclusion

[32]  Je suis d’avis que la SAR pouvait raisonnablement conclure que le demandeur ne s’est pas déchargé de son fardeau de démontrer qu’il avait une crainte subjective de persécution advenant un retour au Brésil. Sa demande de contrôle judiciaire est donc rejetée.

[33]  Les parties n’ont soumis aucune question d’importance générale pour fins de certification et cette cause n’en soulève aucune.


JUGEMENT au dossier IMM-2478-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question d’importance générale n’est certifiée.

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2478-18

INTITULÉ :

JACQUELIN JEAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 19 DÉCEMBRE 2018

JUGEMENT ET motifs :

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

DATE DES MOTIFS :

LE 27 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Cristian E. Roa-Riveros

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Suzanne Trudel

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Cristian E. Roa-Riveros

Avocat

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour LA PARTIE DÉFENDERESSE

 

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