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Date : 20190129

Dossier : IMM‑1541‑18

Référence : 2019 CF 123

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 29 janvier 2019

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

JUNAID AKHTAR

demandeur

Et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Selon l’adage, la dure réalité engendre une jurisprudence boiteuse. C’est pour cette raison que les avocats évitent souvent de plaider des causes procédant d’une telle situation. Ils craignent que l’issue soit défavorable non seulement à leurs clients, mais aussi aux futurs plaideurs qui leur emboîteront le pas et devront ainsi assumer le fardeau d’un précédent. Cependant, cet adage de la dure réalité et de la jurisprudence boiteuse admet à l’occasion des exceptions.

[2]  M. Akhtar a vu sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire être disjointe de celles des membres de sa famille qui, contrairement à lui, ont fini par obtenir la résidence permanente canadienne. L’agent ayant examiné sa demande a décidé que son établissement au Canada n’était pas exceptionnel et qu’il ne se heurterait pas non plus à d’importantes difficultés s’il présentait sa demande du Pakistan. M. Akhtar conteste à présent ce rejet de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[3]  Il ne fait aucun doute que les antécédents de M. Akhtar comportent d’importantes taches et qu’il a notamment été visé par des allégations de violence familiale. Cependant, sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a en partie été rejetée, parce qu’il n’avait soumis aucune preuve concernant l’intérêt supérieur des enfants, compte tenu des faits survenus durant le traitement de la demande. M. Akhtar s’est ainsi retrouvé dans une situation où il ignorait la preuve qu’il devait réfuter, ce qui constitue une atteinte à l’équité procédurale. Je commence par un bref exposé des faits ayant abouti à ce manquement.

I.  Le contexte

[4]  Après leur arrivée au Canada en 2002, M. Akhtar, son épouse et leurs trois enfants ont présenté une demande d’asile qui a été rejetée en 2005. L’année suivante, après la naissance de son quatrième enfant, M. Akhtar a déposé une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au nom de sa famille, au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Cette demande a été approuvée en principe, mais elle a finalement été rejetée en raison de l’affection rénale dont souffrait M. Akhtar et à cause de laquelle il a fini par recevoir une greffe.

[5]  En 2012, M. Akhtar et sa famille ont soumis une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, la preuve relative à ses antécédents a établi qu’il infligeait des violences physiques et émotionnelles à son épouse qui a fini par rompre le mariage en août 2015. En septembre 2016, elle a écrit au ministre pour mettre à jour sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et pour demander que la demande de son époux soit disjointe de celle du reste de la famille.

[6]  Le ministre a accepté la demande de disjonction. L’agent a par la suite approuvé la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire de l’épouse ainsi que celle de ses enfants en février 2017. Ces quatre membres de la famille sont devenus résidents permanents peu après.

[7]  Le 24 mai 2017, M. Akhtar a reçu une lettre (la lettre) lui demandant de mettre à jour ses observations. La lettre est l’élément de preuve central dans le cadre du présent contrôle judiciaire, parce que les arguments du demandeur relatifs à l’équité procédurale sont axés sur elle. La section principale de la lettre indique :

[TRADUCTION]

Avant de décider s’il convient de vous dispenser des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, nous vous donnons la possibilité de mettre à jour vos observations relatives à la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

Vous pouvez décider d’apporter des mises à jour sur les sujets suivants :

  Renseignements récents en matière d’emploi ou d’études avec documents justificatifs

  Renseignements à jour sur votre affection médicale ou tout changement s’y rapportant

  Bénévolat

  Implication communautaire

  Relations personnelles au Canada

  Renseignements financiers actuels

  Confirmation de votre adresse résidentielle actuelle et de votre adresse courriel

  Document de voyage (c.‑à‑d. passeport valide)

Par souci de commodité, la lettre est reproduite à l’annexe A des présents motifs.

[8]  Après avoir reçu la lettre, M. Akhtar a soumis, entre autres documents : i) sa convention de bail; ii) des lettres d’emploi; iii) des renseignements financiers; iv) des reçus de dons qu’il a faits à l’hôpital où il a subi sa greffe rénale; v) une lettre de son chirurgien transplantologue attestant qu’il devait rester au Canada; vi) des certificats se rapportant à des cours de formation.

[9]  La demande de M. Akhtar fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a été rejetée en mars 2018. Il affirme avoir ensuite communiqué avec le député de sa circonscription et que ce n’est qu’à ce moment‑là qu’il a appris pour la première fois que son épouse et ses enfants avaient réussi à disjoindre leurs demandes de la sienne et qu’ils avaient obtenu la résidence permanente au Canada.

II.  La décision faisant l’objet du contrôle

[10]  Parmi les différentes conclusions de la décision, l’agent a fait remarquer que M. Akhtar n’avait fourni aucune observation expliquant pourquoi il était dans l’intérêt supérieur des enfants qu’il reste au Canada. L’agent a déclaré que des observations concernant l’intérêt supérieur des enfants avaient été présentées lors du dépôt initial de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en 2012, mais que ces observations ne pouvaient être examinées, étant donné la disjonction des demandes et la situation familiale. L’agent a également maintenu que l’intérêt supérieur des enfants ne commandait pas que M. Akhtar reste au Canada, et il a déclaré que le demandeur s’était dissocié de sa famille, composée à présent de trois enfants de plus de 18 ans.

[11]  C’est cette analyse de l’intérêt supérieur des enfants, et en particulier le processus sur lequel elle reposait, qui est déterminante quant à l’issue du présent contrôle judiciaire. La section suivante explique pourquoi.

III.  Les questions en litige et la norme de contrôle

[12]  M. Akhtar soulève deux questions : premièrement, l’agent a‑t‑il porté atteinte à ses droits à l’équité procédurale? Et, deuxièmement, l’agent a‑t‑il apprécié la preuve de manière raisonnable? Comme la première question est déterminante, il n’est pas nécessaire de se pencher sur le caractère raisonnable. Quant à l’équité, la Cour d’appel fédérale a conclu, au paragraphe 54 de l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 (CP), que la cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances. L’accent doit être nettement mis sur la nature des droits substantiels concernés et sur les conséquences pour la personne. Bien que cet exercice soit particulièrement bien reflété par la norme de la décision correcte, aucune norme de contrôle n’est à proprement parler appliquée.

IV.  Analyse

[13]  M. Akhtar fait valoir que l’agent ne l’a pas dûment avisé qu’il avait été retiré de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire présentée par sa famille, et qu’il n’a été mis au courant de la disjonction qu’après le rejet de sa demande. Le défendeur rejette l’idée voulant que le processus ait été injuste, d’une quelconque façon.

[14]  Je suis convaincu par la position du demandeur. L’agent n’a pas donné à M. Akhtar une possibilité équitable de répondre dans le cadre de sa demande distincte fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Cette lacune rend le processus inéquitable sur le plan procédural et commande le réexamen de la demande.

[15]  Le raisonnement de l’agent semble être que M. Akhtar avait présenté des observations relatives à l’intérêt supérieur des enfants dans la demande initiale, lorsqu’il vivait encore avec sa famille. Cependant, après la dissolution de son mariage, ces observations n’avaient plus de raison d’être, et M. Akhtar n’a pas abordé l’intérêt supérieur des enfants dans les observations qu’il a soumises après avoir reçu la lettre, ni dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire qui avait été mise à jour et qui y était jointe. Par conséquent, la question de l’intérêt supérieur des enfants n’était pas soulevée dans cette demande.

[16]  Le raisonnement de l’agent aurait été raisonnable si M. Akhtar avait été notifié qu’il devait fournir de nouvelles observations sur l’intérêt supérieur des enfants en raison de la dissolution de son mariage, et si l’agent avait examiné les observations en question. Autrement dit, si M. Akhtar avait su que l’intérêt supérieur des enfants était en cause et qu’il n’avait rien dit de plus à ce sujet, l’agent aurait alors pu équitablement conclure, comme il l’a fait dans la décision, que :

[TRADUCTION]

Ni les enfants ni leur mère n’ont joint aux observations du demandeur mises à jour en juillet 2017 d’autres observations indiquant que l’intérêt supérieur des enfants serait défavorablement affecté si ce dernier devait quitter le Canada. Le demandeur n’a pas indiqué que l’intérêt supérieur de ses enfants était un facteur à considérer dans la présente évaluation. Comme aucune preuve n’a été produite, il est établi que l’intérêt supérieur des enfants du demandeur ne serait pas compromis si ce dernier retournait au Pakistan.

[17]  Cependant, l’agent a fondé sa conclusion sur le fait qu’aucune preuve n’avait été produite. Pourtant, dans la lettre qui l’invitait à produire des éléments de preuve à jour, l’agent a énuméré huit sujets spécifiques à l’égard desquels le demandeur [traduction] « [pouvait] décider d’apporter des mises à jour ». Il s’agissait de sujets clés comme son emploi, son travail communautaire et ses coordonnées. L’intérêt supérieur des enfants ne figure nulle part dans la liste (voir encore une fois la lettre reproduite à l’annexe A).

[18]  Bien que la terminologie latine soit rarement employée de nos jours, il arrive encore parfois que ces expressions classiques cristallisent parfaitement un concept juridique, comme le fait en l’espèce l’expression expressio unius est exclusio alterius. L’agent a informé M. Akhtar qu’il pouvait fournir des renseignements sur huit sujets précis. Comme aucun d’eux ne concernait l’intérêt supérieur des enfants, la lettre pouvait naturellement être comprise comme signifiant qu’il n’était pas nécessaire de soumettre des observations additionnelles à ce sujet, ce qui est exactement l’interprétation qu’en a retenue M. Akhtar.

[19]  Le juge Rennie, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt CP, a clairement énoncé que, pour que le processus soit équitable, le demandeur doit connaître la preuve qu’il doit réfuter. La Cour d’appel fédérale a dans le même arrêt précisé que le fait de « caser » la question de l’équité procédurale dans une analyse relative à la norme de contrôle comporte une « maladresse » inhérente. Pour déterminer si un décideur a suivi un processus équitable sur le plan procédural, la cour de révision doit se demander « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » et, « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (CP, aux paragraphes 54 et 55). En fin de compte, la cour de révision doit d’abord déterminer si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et, en deuxième lieu, s’il a eu la possibilité complète et équitable d’y répondre (CP, au paragraphe 56).

[20]  Même s’il date à présent de 20 ans, l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Baker), demeure l’arrêt de principe sur le contenu de l’équité procédurale. Pour décider si Mme Baker avait droit à une audience dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, la Cour suprême a tenu compte de cinq facteurs, qu’elle a résumés dans l’arrêt Congrégation des témoins de Jéhovah de St‑Jérôme‑Lafontaine c Lafontaine (Village), 2004 CSC 48 :

[5]  Le contenu de l’obligation d’équité qui incombe à un organisme public varie en fonction de cinq facteurs : (1) la nature de la décision recherchée et le processus suivi par l’organisme public pour y parvenir; (2) la nature du régime législatif et les dispositions législatives précises en vertu desquelles agit l’organisme public; (3) l’importance de la décision pour les personnes visées; (4) les attentes légitimes de la partie qui conteste la décision; et (5) la nature du respect dû à l’organisme […]

[21]  En l’espèce, pour savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter, le document clé à consulter est la lettre. Dans celle‑ci, l’agent a décidé de ne pas avertir M. Akhtar que la disjonction de sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire signifiait que les observations précédentes sur l’intérêt supérieur des enfants n’avaient plus de raison d’être. Au lieu de cela, l’agent a fourni une liste de huit sujets à l’égard desquels M. Akhtar pouvait [traduction] « apporter des mises à jour ». L’agent aurait pu aisément mentionner l’intérêt supérieur des enfants comme neuvième point, ou indiquer que les observations précédentes en la matière n’étaient plus applicables, ou que M. Akhtar devait fournir de nouvelles observations sur l’intérêt supérieur des enfants. L’agent n’a rien fait de cela.

[22]  Le défendeur fait valoir que M. Akhtar n’était pas empêché de fournir de nouvelles observations sur la question, étant donné que la lettre indiquait qu’il [traduction] « pouvait » mettre à jour ses observations.

[23]  Je ne suis pas convaincu par cette réponse. Si l’agent n’avait pas limité la portée de la lettre, l’issue aurait bien pu être différente. Mais il a fourni des directives très précises, en n’y faisant aucune mention de l’intérêt supérieur des enfants. Ces circonstances particulières ont amené M. Akhtar à adopter une approche qui a eu des répercussions importantes sur ses droits ainsi que de graves conséquences. D’après les arrêts CP et Baker, il s’agit du type de question d’équité qui ne peut être passé sous silence ou autrement négligé. Bien que ces décisions aient été publiées à deux décennies d’intervalle, le principe demeure le même : plus l’intérêt en jeu est important, plus le processus doit être clair et équitable d’un point de vue procédural.

[24]  En l’espèce, nous avons affaire à un père qui est renvoyé au Pakistan après avoir passé 16 ans et quelques au Canada, tandis que ses enfants restent ici. Compte tenu de ses antécédents, il se peut très bien que M. Akhtar soit en fin de compte incapable de fournir une preuve relative à l’intérêt supérieur des enfants qui suffise à le dispenser de devoir présenter une demande de l’étranger. Mais il était tout simplement impossible pour l’agent de tirer une conclusion éclairée sur la question, parce que M. Akhtar n’avait pas fourni d’observations à ce sujet.

V.  Conclusion

[25]  Aussi odieuse que puisse sembler la conduite de certaines personnes, les Canadiens ont la chance de vivre dans un pays qui respecte la règle de droit et honore les valeurs de base qui sont enchâssées dans notre Constitution et consolidées dans nos lois. Les criminels reconnus bénéficient d’ailleurs de la présomption d’innocence à l’égard de toute nouvelle poursuite dont ils pourraient faire l’objet et conservent le droit de voir leurs contestations ou leurs griefs soumis à un examen équitable. Il en va de même de tous les plaideurs dans un contexte civil, y compris ceux qui ont de graves taches à leur dossier comme M. Akhtar.

[26]  Lorsqu’il s’agit de vivre dans le même pays que leurs enfants, tous les parents ont le droit à une possibilité équitable de présenter leur version des faits. L’on ne s’attendrait à rien de moins dans les tribunaux de la famille : même si le résultat est défavorable au parent qui s’est mal comporté à l’égard d’un ex‑conjoint, les deux parents ont le droit d’être entendus sur des questions telles que l’accès aux enfants et leur garde.

[27]  Même s’il peut parfois validement être avancé qu’une personne n’a pas été empêchée de soumettre des éléments de preuve, les circonstances peuvent néanmoins établir qu’elle l’a été. C’est ce qui s’est produit en l’espèce. Malgré la « dure » réalité, M. Akhtar, avait le droit, fondamentalement pour des raisons d’équité, non seulement de connaître la preuve qu’il devait réfuter, mais aussi d’avoir pleinement et équitablement la possibilité d’y répondre.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑1541‑18

LA COUR STATUE :

  1. que la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. que la décision de mars 2018 rejetant la demande de M. Akhtar fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est infirmée et que l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. qu’aucune question de certification n’a été débattue et que l’affaire n’en soulève aucune;

  4. qu’aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 9e jour d’avril 2019

C. Laroche, traducteur


ANNEXE A

[traduction]


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1541‑18

 

INTITULÉ :

JUNAID AKHTAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 NOVEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 29 JANVIER 2019

 

COMPARUTIONS :

Celeste Shankland

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Christopher Ezrin

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Murphy & Shankland LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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