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Date : 20190218


Dossier : IMM­1962­18

Référence : 2019 CF 199

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 février 2019

En présence de madame la juge en chef adjointe

ENTRE :

MARGARET ELLEN (PEGGY) SAKOW

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  La nature de l’affaire

[1]  Margaret Ellen Sakow est une citoyenne américaine âgée de 71 ans. En février 2017, elle a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire en invoquant sa situation personnelle, ses liens familiaux et ses liens avec la collectivité. Elle conteste la décision d’une agente d’immigration qui a rejeté sa demande au motif qu’elle n’a pas démontré l’existence de motifs d’ordre humanitaire justifiant qu’on la dispense des exigences de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

II.  Faits

[2]  Maintenant que la demanderesse est veuve, ses seuls parents encore vivants sa mère, sa sœur et son beau‑frère, qui sont tous citoyens canadiens.

[3]  Bien qu’elle ait vécu la majeure partie de sa vie aux États‑Unis, elle a acheté une maison à Westmount (Québec) en 1980, près de la maison de sa mère et de sa sœur, et elle s’y est souvent rendue pour visiter les membres de sa famille et passer du temps avec eux. En 1988, elle a obtenu un permis d’études, lequel a été renouvelé jusqu’à la fin de ses études. En 1990, elle a obtenu sa maîtrise en éducation de l’Université McGill.

[4]  En février 2017, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire. À ce moment‑là, sa dernière entrée au Canada remontait au 14 décembre 2016.

[5]  Dans sa demande, elle a allégué que l’état de santé de sa mère vieillissante se détériorait, à la suite d’un diagnostic d’infection à la moelle épinière en 2014, et qu’elle avait besoin du soutien spirituel de la demanderesse et de son aide pour accomplir ses tâches quotidiennes. La demanderesse compte également de nombreux engagements communautaires et de bienfaisance au Canada.

[6]  Le 18 septembre 2017, sa demande a d’abord été refusée, l’agent d’immigration n’étant pas convaincu qu’il existait des motifs d’ordre humanitaire justifiant une exemption sous le régime de la LIPR.

[7]  La demanderesse a déposé une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. En janvier 2018, elle a toutefois déposé un avis de désistement après que la sous‑procureure générale du Canada eut offert de régler sa demande et de demander à un autre agent d’immigration de procéder à un nouvel examen de sa demande. On lui a aussi accordé la possibilité de fournir des documents à jour.

[8]  Dans une lettre datée du 7 mars 2018, elle a expliqué que sa présence était irremplaçable pour sa mère, en décrivant le travail nécessaire pour prendre soin d’elle. Elle ajoute qu’elle veut aussi donner à sa sœur et à son beau‑frère la possibilité de voyager et de profiter de leur retraite pendant qu’elle prend soin de sa mère et qu’elle continue ses activités communautaires.

[9]  Dans une décision datée du 17 avril 2018, l’agente d’immigration chargée de procéder à l’examen a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que des motifs d’ordre humanitaire justifiaient une exemption aux exigences de la LIPR.

[10]  Au moment de l’audience devant la Cour, la demanderesse détenait un statut de visiteur valide jusqu’au 31 décembre 2018.

III.  La décision contestée

[11]  En rendant sa décision, l’agente d’immigration a tenu compte de l’établissement de la demanderesse au Canada, de sa situation personnelle, de ses liens avec sa famille, de ses liens avec la collectivité et des difficultés qu’elle subirait si elle devait retourner aux États‑Unis.

[12]  L’agente d’immigration a conclu que la situation de la demanderesse était semblable à celle de nombreux enfants vivant séparément de leurs parents. Bien qu’elle reconnaisse que la demanderesse veuille s’occuper de sa mère, rien n’indique qu’elle ne puisse continuer de le faire à titre de citoyenne des États‑Unis. La demanderesse peut visiter le Canada sans visa et peut demander de prolonger son séjour, comme elle l’a fait par le passé. L’agente d’immigration a reconnu que la demanderesse est elle‑même âgée de 71 ans, mais cette dernière n’a fourni aucune preuve médicale selon laquelle il lui est difficile de voyager entre le Canada et les États‑Unis.

[13]  De plus, la sœur et le beau‑frère de la demanderesse ont jusqu’à maintenant pu prendre soin de sa mère. Au besoin, ceux‑ci pourraient retenir les services d’un professionnel pour aider la mère de la demanderesse ou la placer dans une maison de retraite offrant une vie autonome aux personnes âgées.

[14]  Rien n’indique que la présence de la demanderesse au Canada est essentielle. La demanderesse peut demeurer en contact avec les membres de sa famille en les visitant fréquemment ou en gardant contact avec eux grâce aux outils modernes de communication.

[15]  L’agente d’immigration a conclu que la demanderesse avait établi des liens importants au pays, puisqu’elle a étudié à l’Université McGill et qu’elle est devenue membre du Temple Emanu‑El‑Beth Sholom, où elle a enseigné l’anglais à de nouveaux arrivants juifs au Canada. La demanderesse a également cofondé le Temple Committee Against Human Trafficking, qui a collaboré avec d’autres organismes confessionnels de lutte contre la traite des personnes et avec la Gendarmerie royale du Canada, entre autres. La demanderesse a permis à de jeunes chanteurs d’avoir accès à un lieu de spectacle et a également organisé des collectes de fonds pour Sensibilisation au cancer du sein Montréal.

[16]  Toutefois, l’agente d’immigration a conclu que cela n’était pas suffisant pour justifier l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. La demanderesse était très active dans la collectivité canadienne tout en étant citoyenne des États‑Unis et rien n’indique qu’elle ne pourrait pas continuer à l’être. L’analyse des motifs d’ordre humanitaire n’est pas fondée sur la question de savoir si la demanderesse contribuerait favorablement à la collectivité; il s’agit d’une mesure exceptionnelle et non d’un autre moyen de demander la résidence permanente.

[17]  Si la demanderesse retournait aux États‑Unis, elle connaîtrait déjà la langue et la culture de ce pays, puisqu’elle y a résidé depuis longtemps. C’est là qu’elle et son mari étaient propriétaires d’une maison et dirigeaient leur entreprise.

[18]  Enfin, l’agente d’immigration a conclu qu’il était louable pour la demanderesse de ne pas avoir de casier judiciaire, même si elle n’a accordé que peu de poids à ce fait, puisque les résidents de tout pays ont le devoir de se conformer aux lois d’application générale.

IV.  Les questions en litige et la norme de contrôle applicable

[19]  La demande de contrôle judiciaire en l’espèce soulève une seule question en litige :

L’agente d’immigration a­t­elle commis une erreur en concluant qu’il n’existait pas suffisamment de motifs d’ordre humanitaire pour accorder à la demanderesse une exemption des exigences de la LIPR?

[20]  Le refus de la prise de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire est examiné selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61, aux paragraphes 44 et 45). L’octroi de mesures spéciales pour des motifs d’ordre humanitaire est une décision discrétionnaire qui vise à atténuer la rigidité de la loi. Il faut faire preuve d’une grande déférence envers le décideur (Brambilla c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1137, au paragraphe 8).

V.  Analyse

[21]  Le paragraphe 25(1) de la LIPR énonce les conditions permettant à un étranger d’obtenir le statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire :

Séjour pour motif d’ordre humanitaire à la demande de l’étranger

Humanitarian and compassionate considerations — request of foreign national

25 (1) Sous réserve du paragraphe (1.2), le ministre doit, sur demande d’un étranger se trouvant au Canada qui demande le statut de résident permanent et qui soit est interdit de territoire — sauf si c’est en raison d’un cas visé aux articles 34, 35 ou 37 —, soit ne se conforme pas à la présente loi, et peut, sur demande d’un étranger se trouvant hors du Canada — sauf s’il est interdit de territoire au titre des articles 34, 35 ou 37 — qui demande un visa de résident permanent, étudier le cas de cet étranger; il peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables, s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché.

25 (1) Subject to subsection (1.2), the Minister must, on request of a foreign national in Canada who applies for permanent resident status and who is inadmissible — other than under section 34, 35 or 37 — or who does not meet the requirements of this Act, and may, on request of a foreign national outside Canada — other than a foreign national who is inadmissible under section 34, 35 or 37 — who applies for a permanent resident visa, examine the circumstances concerning the foreign national and may grant the foreign national permanent resident status or an exemption from any applicable criteria or obligations of this Act if the Minister is of the opinion that it is justified by humanitarian and compassionate considerations relating to the foreign national, taking into account the best interests of a child directly affected.

[22]  En l’espèce, la demanderesse a déclaré à la question 8 de son formulaire Renseignements supplémentaires — Considérations d’ordre humanitaire qu’elle demandait également à être dispensée l’obligation de présenter sa demande depuis l’extérieur du Canada. Le paragraphe 11(1) de la LIPR énonce cette exigence :

Visa et documents

Application before entering Canada

11 (1) L’étranger doit, préalablement à son entrée au Canada, demander à l’agent les visa et autres documents requis par règlement. L’agent peut les délivrer sur preuve, à la suite d’un contrôle, que l’étranger n’est pas interdit de territoire et se conforme à la présente loi.

11 (1) A foreign national must, before entering Canada, apply to an officer for a visa or for any other document required by the regulations. The visa or document may be issued if, following an examination, the officer is satisfied that the foreign national is not inadmissible and meets the requirements of this Act.

[23]  À cet égard, je remarque que, comme le soutient la demanderesse et comme le montre le dossier, elle voyageait fréquemment entre les États‑Unis et le Canada, y compris au moins une fois après avoir présenté sa demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire. Comme rien n’indique qu’elle n’aurait pas pu présenter une demande depuis l’extérieur du Canada, cela affaiblit l’argument selon lequel elle a besoin de cette mesure spéciale pour échapper à la rigidité de la loi.

[24]  De plus, il incombait à la demanderesse de convaincre l’agente d’immigration que l’octroi de sa résidence permanente était justifié par des motifs d’ordre humanitaire suffisants. Après avoir examiné sa situation personnelle, y compris ses liens familiaux et ses liens avec la collectivité, l’agente d’immigration a conclu que la demanderesse ne s’était pas acquittée de ce fardeau.

[25]  Bien que l’agente d’immigration comprenne les préoccupations de la demanderesse concernant le fait de vivre loin de sa mère, la demanderesse bénéficie de la liberté de mouvement entre les États‑Unis et le Canada et continue de pouvoir partager la responsabilité de prendre soin de sa mère avec sa sœur et son beau‑frère. Il était raisonnable de conclure que la demanderesse est déjà en mesure de passer une partie importante de chaque année au Canada, avec la possibilité de prolonger périodiquement son séjour au moyen d’un statut temporaire. La demanderesse pourrait également rester en contact avec sa mère, sa sœur et son beau‑frère grâce à des outils modernes de communication pendant son absence.

[26]  De plus, il était raisonnable pour l’agente d’immigration de reconnaître l’âge de la demanderesse, mais de conclure que cela n’empêchait pas la demanderesse de voyager entre les États‑Unis et le Canada, surtout que la demanderesse n’a fourni aucun élément de preuve indiquant qu’elle souffrait de problèmes de santé et qu’elle a déclaré qu’elle souhaitait obtenir la résidence permanente en partie pour donner à sa sœur aînée la possibilité de voyager.

[27]  Bien que la demanderesse s’appuie sur une lettre du médecin de sa mère indiquant que celle‑ci a besoin de l’aide de ses deux filles, cette lettre n’explique pas pourquoi la mère de la demanderesse aurait besoin de l’aide de deux personnes et ne fait aucune mention du beau‑frère de la demanderesse. En outre, bien que la demanderesse laisse entendre qu’elle a besoin de l’aide de sa sœur pour diverses activités avec sa mère, elle soutient également que le fait d’obtenir la résidence permanente lui permettrait de prendre soin de sa mère seule pendant que sa sœur et son beau‑frère voyagent. Par conséquent, il était raisonnable pour l’agente d’immigration de conclure que ces circonstances ne suffisaient pas pour accorder la résidence permanente à la demanderesse.

[28]  La mère de la demanderesse choisit de vivre seule et ne souhaite pas embaucher d’aide professionnelle ni déménager dans une maison de retraite. Bien que la mère de la demanderesse ait le droit de faire ces choix concernant son mode de vie, sa préférence ne donne pas le droit à la demanderesse d’obtenir la résidence permanente.

[29]  La possibilité que la demanderesse et sa mère soient confrontées, par leurs propres choix, à une situation qu’elles estiment moins qu’idéale n’est pas un motif suffisant pour justifier une exemption aux exigences de la LIPR et pour accorder la résidence permanente à la demanderesse.

[30]  Dans les circonstances, la demanderesse n’a pas démontré que l’agente d’immigration a conclu de façon déraisonnable que sa présence au Canada était suffisamment essentielle pour sa famille, d’une manière qui justifierait de lui octroyer la résidence permanente sans égard aux exigences énoncées dans la LIPR. Bien que l’un des objectifs de la LIPR soit effectivement de veiller à la réunification des familles au Canada, la LIPR prévoit également des mécanismes autres que la résidence permanente pour atteindre cet objectif. De plus, comme l’a fait remarquer l’agente d’immigration, invoquer des motifs d’ordre humanitaire n’est pas simplement un autre moyen de demander le statut de résident permanent au Canada (Kanthasamy, précité, au paragraphe 23).

[31]  Bien que l’agente d’immigration ait félicité la demanderesse de son fort sentiment d’appartenance à la collectivité et de sa contribution à la société canadienne, elle a conclu qu’ils n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi de la résidence permanente à la demanderesse. Cette conclusion est raisonnable, étant donné que la demanderesse n’a pas besoin de résidence permanente pour poursuivre ces engagements. La demanderesse n’a pas démontré que ces engagements sont continus ou que sa présence au Canada est nécessaire pour les respecter.

[32]  La demanderesse n’aurait pas de difficulté particulière si elle retournait aux États‑Unis; en fait, elle a fait plusieurs allers­‑retours par le passé.

[33]  Enfin, je conclus qu’il n’y a aucun motif de conclure que l’agente d’immigration a appliqué un critère de « difficultés » plutôt qu’un critère « humanitaire ». L’agente d’immigration était consciente de l’effet de sa décision sur la demanderesse et sa famille. Par exemple, elle était sensible à l’âge de la demanderesse, à ses préoccupations au sujet de la santé de sa mère et, en général, aux préférences de sa famille et à ses choix de mode de vie, mais elle a conclu qu’ils n’étaient pas suffisants pour justifier l’octroi de la résidence permanente. Cela démontre également que l’agente d’immigration a pris le temps d’évaluer l’ensemble de la preuve pour en arriver à sa conclusion.

VI.  Conclusion

[34]  Bien que j’aie beaucoup de sympathie pour la situation de la demanderesse et son désir d’être proche de sa famille, je ne peux conclure que l’agente d’immigration a commis une erreur susceptible de révision en n’exerçant pas raisonnablement son pouvoir discrétionnaire. L’agente d’immigration a dûment examiné la preuve et ses motifs, qui sont justifiés, transparents et intelligibles et qui permettent à la Cour de comprendre ses conclusions. Il était raisonnable de conclure que le mécanisme fondé sur les motifs d’ordre humanitaire n’est pas un autre mécanisme d’immigration et de rejeter la demande en conséquence.

[35]  La demande de contrôle judiciaire est donc rejetée. Les parties n’ont pas proposé de certifier de question de portée générale et aucune ne découle des faits de la présente affaire.

[36]  Enfin, et bien que cela n’ait pas été soulevé par les parties, l’intitulé devrait être modifié afin d’identifier correctement le défendeur comme étant le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, plutôt que le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté (paragraphe 4(1) de la LIPR).


JUGEMENT dans le dossier IMM­1962­18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  3. L’intitulé est modifié pour remplacer « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté » par « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

« Jocelyne Gagné »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 2e jour d’avril 2019

Maxime Deslippes
COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM­1962­18

INTITULÉ :

MARGARET ELLEN (PEGGY) SAKOW c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 20 décembre 2018

JUGEMENT ET MOTIFS :

La juge en chef adjointe Gagné

DATE DES MOTIFS :

Le 18 février 2019

COMPARUTIONS :

David Berger

POUR LA DEMANDERESSE

Anne­Renée Touchette

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Goldberg Berger

Avocats

Montréal (Québec)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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