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Date : 20190215


Dossier : T-955-18

Référence : 2019 CF 196

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 février 2019

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

ERIC ALLEN KIRKPATRICK

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La présente demande de contrôle judiciaire porte sur une chaise. Eric Allen Kirkpatrick est un détenu du pénitencier à sécurité maximale de Kent, en Colombie-Britannique. Il souffre d’épilepsie, ce qui le contraint, selon lui, à prendre ses repas assis sur la chaise se trouvant dans sa cellule. Toutefois, pendant un certain temps en 2015, la chaise a été retirée de sa cellule, de sorte qu’il devait manger debout ou assis sur son lit dans sa cellule et qu’il a échappé une quantité importante de nourriture.

[2]  Il s’est plaint à la Commission canadienne des droits de la personne, qui a conclu, en vertu du sous-alinéa 44(3)b)(i) de la Loi canadienne sur les droits de la personne (LRC 1985, c H-6) [LCDP], que la plainte devait être rejetée. Cette disposition est ainsi libellée :

44 (3)  Sur réception du rapport d’enquête prévu au paragraphe (1), la Commission

44 (3)  On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

[…]

b) rejette la plainte, si elle est convaincue :

(b) shall dismiss the complaint to which the report relates if it is satisfied

(i) soit que, compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci n’est pas justifié,

(i) that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is not warranted, or

[…]

[3]  M. Kirkpatrick a sollicité le contrôle judiciaire de cette décision. Pour les motifs exposés ci-après, sa demande doit être rejetée.

I.  Les faits

[4]  Le secteur du pénitencier qui abrite M. Kirkpatrick (POD1) était le seul à l’époque à être doté de chaises de plastique dans les cellules ainsi que dans l’aire de vie commune. Dans les autres secteurs de l’établissement, les chaises étaient boulonnées ou soudées au plancher et faites d’un matériau inaltérable.

[5]  Vers la fin de 2014, les autorités du pénitencier ont remarqué qu’une arme avait été fabriquée à partir de morceaux d’une chaise de plastique se trouvant dans la cellule d’un détenu. Le ou vers le 31 décembre 2014, elles ont donc décidé de confisquer les chaises. C’était manifestement en raison du fait que les chaises pouvaient être utilisées pour fabriquer des armes.

[6]  Le demandeur purge une peine d’emprisonnement à perpétuité pour meurtre. Il était alors âgé de 67 ans et souffre d’épilepsie. Les médicaments du demandeur ont entraîné chez lui des effets secondaires, dont des pertes d’équilibre, une faible coordination main-œil et des fluctuations dans ses seuils de tolérance à la douleur. Ne pouvant pas utiliser de chaise dans sa cellule pour manger, le demandeur a dû trouver un autre moyen de prendre ses repas. Il affirme avoir renversé des quantités importantes de nourriture parce qu’il ne pouvait pas utiliser une chaise à son bureau. Il soutient que cela lui a causé beaucoup d’embarras et a porté atteinte à sa dignité.

[7]  Il a déposé un grief institutionnel dès le 2 janvier 2015. Il a suggéré qu’on lui permette de manger dans la salle commune où deux chaises de plastique étaient encore disponibles.

[8]  La preuve montre plutôt qu’un document était affiché dans l’aire de vie commune du secteur du demandeur. Ce document, affiché le 5 janvier 2015, était le [traduction] « Protocole sur les chaises de plastique ». Ce protocole est reproduit ci-après :

[traduction]

Le détenu est tenu de garder la chaise de plastique en lieu sûr; la chaise doit demeurer dans la cellule du détenu à qui elle a été attribuée. Les chaises sont attribuées au détenu et non à la cellule. Le détenu susmentionné devra montrer sa chaise, en la mettant à l’envers, les pattes en l’air, avec la lumière du plafond de sa cellule allumée durant le dénombrement de 6 h 45 et une deuxième fois au dénombrement debout de 22 h 10.

-  Le personnel inspectera la chaise pour tout signe de dommage ou de modification.

-  Si la chaise est endommagée ou modifiée, le détenu fera l’objet d’une accusation (classée grave) et pourrait être placé en isolement. La chaise sera détruite et un dédommagement sera demandé pour celle-ci au coût de 98 $.

-  Si les chaises sortent de la cellule assignée au détenu ou sont endommagées, elles seront retirées et le détenu perdra à son droit à une chaise.

-  La chaise attribuée sera remise au personnel lorsque le détenu quittera le secteur POD1.

[9]  Il n’est pas contesté que dès qu’un détenu signe un [traduction] « formulaire de demande de chaise de plastique », la chaise devrait être remise dans la cellule du détenu.

[10]  La preuve est loin de clairement établir le moment où le demandeur a appris l’existence du Protocole sur les chaises de plastique et de la possibilité de ravoir sa chaise en signant un formulaire de demande de chaise de plastique. Il semble qu’il ait été mis au courant de l’existence du Protocole sur les chaises au début de janvier 2015, puisque celui-ci était affiché dans l’aire de vie commune. Toutefois, il prétend ne pas avoir été informé qu’il pouvait signer le formulaire de demande de chaise de plastique avant le 27 janvier lorsqu’il a reçu une réponse à son grief du 2 janvier. Il n’en demeure pas moins que le demandeur avait adopté une approche très passive du 5 au 27 janvier. Quoi qu’il en soit, il a refusé de signer le formulaire de demande de chaise de plastique, une demande que tout détenu du secteur POD1 pouvait faire et qui constituait une mesure d’adaptation pour M. Kirkpatrick, compte tenu de son état physique. Il s’est retrouvé sans chaise dans sa cellule jusqu’en février 2016, date à laquelle des chaises métalliques ont été installées dans toutes les cellules du secteur du demandeur. Le dossier indique que ces chaises étaient soudées au plancher des cellules.

[11]  Une plainte a été déposée à la Commission canadienne des droits de la personne le 2 novembre 2015, tel qu’il appert de la copie qui a été versée au dossier. Un document de deux pages non daté et simplement intitulé [TRADUCTION] « Faits » révèle que, le 14 avril 2015, l’avocat du demandeur à l’époque a [traduction] « écrit une lettre au directeur de l’établissement afin que la chaise soit retournée, étant donné qu’elle était nécessaire en raison d’un problème de santé et que les gestes du défendeur peuvent constituer une atteinte aux droits de la personne ». De plus, le paragraphe 9 de ce document indique qu’un [traduction] « avis (antidaté au 5 janvier 2015) a été distribué dans tout l’établissement afin d’informer les détenus que le protocole sur les chaises de plastique était maintenant en vigueur et que s’ils voulaient recevoir une chaise, ils devaient signer le "formulaire de demande de chaise de plastique" et soumettre la chaise à une inspection deux fois par jour ».

[12]  Dans ce qui semble être le fondement de la plainte, on peut lire au paragraphe 10 :

[traduction]

Bien que tous les détenus soient déjà réputés être responsables du contenu de leur cellule en vertu du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et que ce contrat soit inapplicable en raison de la relation de contrainte entre les parties, le plaignant s’est également opposé au fait que sa chaise lui a été confisquée en premier lieu, une mesure qui, selon lui, a non seulement porté atteinte à sa dignité, mais a aussi contrevenu à l’article 87 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) […].

Le formulaire de plainte indique le plaignant a été victime d’une politique ou pratique discriminatoire en raison de son invalidité.

II.  La plainte déposée à la Commission canadienne des droits de la personne

[13]  La plainte a fait l’objet d’une enquête qui s’est terminée en décembre 2017. Une ébauche du rapport d’enquête a été distribuée aux parties afin qu’elles puissent formuler des commentaires. Le demandeur a fourni une réponse au rapport d’enquête qui semble dater du 17 janvier 2018. Le défendeur a apporté sa contribution à l’enquête le 10 janvier et le 8 février 2018.

[14]  Après avoir décrit les diverses étapes du processus d’enquête, l’enquêteur souligne que le défendeur ne conteste pas que le retrait de la chaise de la cellule du plaignant a pu avoir des effets négatifs pour ce dernier en raison de sa déficience. Le défendeur ne nie pas que le plaignant a besoin de mesures d’adaptation en raison de sa déficience. Il a besoin, semble‑t‑il, qu’une chaise soit placée dans sa cellule afin qu’il puisse s’asseoir à son bureau pour manger. Enfin, le défendeur ne nie pas non plus que M. Kirkpatrick a exprimé le besoin d’avoir une chaise dans sa cellule. Le désaccord porte sur la question des mesures d’adaptation qui ont été offertes au demandeur par l’intermédiaire du Protocole sur les chaises de plastique.

[15]  Le rapport d’enquête précise que [traduction] « [s]elon le défendeur, le plaignant a refusé de signer le Protocole sur les chaises parce qu’il croyait que le défendeur devait lui fournir la chaise “sans lui imposer de conditions” » (paragraphe 20 du rapport d’enquête). Le rapport expose aussi la position du plaignant. Il convient de souligner que le dossier présenté à la Cour ne fait état d’aucun autre fait lié aux mesures d’adaptation offertes à M. Kirkpatrick. Ainsi, le rapport nous apprend que le plaignant a entamé des discussions informelles avec le personnel de l’établissement presque immédiatement après que sa chaise ait été retirée de sa cellule, bien qu’il affirme ne pas se souvenir des noms des employés à qui il a parlé. Il affirme également avoir exprimé ses préoccupations au « représentant de l’unité ». Il dit que, dans le cadre de cette plainte, il a offert à l’établissement [traduction] « l’option de lui redonner sa chaise ou de lui permettre de manger dans l’aire commune » (paragraphe 25 du rapport d’enquête). Comme nous le verrons, il s’agit de l’option privilégiée par le plaignant, mais elle n’a pas été approuvée par l’établissement.

[16]  Il semble que le plaignant, le demandeur en l’espèce, ait reconnu que le Protocole a été affiché au mur dans l’aire commune vers le 5 janvier 2015, mais que selon lui, il a été enlevé peu de temps après. D’après le rapport d’enquête, M. Kirkpatrick a reconnu que [traduction] « s’il avait signé le protocole, on lui aurait redonné sa chaise » (paragraphe 32 du rapport d’enquête). Il semble que le fondement de la plainte présentée à la Commission des droits de la personne se trouve aux paragraphes 28 et 29 du rapport d’enquête. Je les reproduis dans leur intégralité :

[TRADUCTION]

28.  Le plaignant déclare ne pas avoir signé le protocole parce qu’il [traduction] « ne croyait pas que celui-ci était conforme aux obligations légales du défendeur ». Par conséquent, le plaignant affirme n’avoir reçu une chaise pour sa cellule qu’en février 2016 (soit plus d’un an plus tard), lorsque le défendeur a soudé des chaises aux bureaux des cellules du POD1 et des autres unités de l’Établissement de Kent.

29.  En entrevue, le plaignant a donné les autres raisons pour lesquelles il ne voulait pas signer le protocole :

  Ÿ  Son libellé [traduction] « exonérait l’établissement de toute responsabilité » si quelque chose devait arriver à la chaise. Selon le protocole, la chaise était la responsabilité du plaignant, et si elle montrait tout signe « de dommage ou d’usure », le défendeur pouvait lui imposer une amende de 100 $.

  Ÿ  Il était redondant parce que les gardes vérifiaient régulièrement les cellules des détenus et qu’ils procédaient chaque mois à une inspection complète de toutes les cellules.

  Ÿ  Au cours des trois années qu’il a passées à l’Établissement de Kent, il [traduction] « n’a jamais été en possession d’objets interdits ou fait quoi que ce soit qui donnerait à penser qu’il agirait de la sorte » [c.‑à‑d. tenter de fabriquer des armes à l’aide de morceaux de la chaise de plastique].

  Ÿ  Il estimait qu’en signant le protocole, il renoncerait à son droit de déposer d’autres plaintes/griefs sur la question.

[17]  Comme je l’ai déjà mentionné, les parties ont été autorisées à commenter le rapport d’enquête. Il n’est pas facile de comprendre la position adoptée par le demandeur dans sa réponse au rapport d’enquête. Une chose est claire. De l'avis du demandeur, le défendeur ne s’est pas acquitté de son obligation d’accommodement. Toutefois, les motifs invoqués à l’appui de cette prétention semblent reposer sur deux points qui sont abordés dans les quatre pages de la réponse. Premièrement, une autre mesure d’adaptation était possible : celle de permettre au détenu, et possiblement à d’autres détenus, de prendre ses repas dans l’aire commune où deux chaises étaient à sa disposition. Je remarque que le défendeur a considéré cette suggestion dans sa réponse du 8 février 2018 en affirmant que l’Établissement de Kent [traduction] « est un établissement à sécurité maximale et que de ce fait, prendre des mesures d’accommodement afin que des détenus puissent prendre leurs trois (3) repas dans l’aire commune n’est pas possible ». Comme je l’ai dit précédemment, M. Kirkpatrick s’est vu offrir la possibilité d’avoir une chaise de plastique dans sa cellule à condition qu’il accepte d’assumer un niveau de responsabilité raisonnable pour la chaise. Le deuxième point est le caractère redondant du Protocole sur les chaises de plastique. Le demandeur a refusé de signer le formulaire de demande de chaise de plastique parce que le protocole lui-même est redondant. Cette idée revient à quatre endroits différents dans le court document que constitue la réponse de quatre pages au rapport d’enquête.

[18]  Ainsi, on peut lire au paragraphe 4 :

[traduction]

De plus, la loi confère au défendeur le vaste pouvoir de fouiller le contenu des cellules et de prendre des mesures administratives ou disciplinaires en cas de dommages, sans égard au Protocole sur les chaises. Par conséquent, le Protocole sur les chaises était effectivement dénué de sens, puisqu’il ne faisait que confirmer le pouvoir légal préexistant du défendeur.

Voici la première phase du paragraphe 11 :

[traduction]

Toutefois, malgré les options proposées par le plaignant, la preuve indique que le défendeur n’a envisagé qu’une seule option pour pallier la déficience du plaignant, c.-à-d. le contraindre à signer le Protocole sur les chaises.

Le paragraphe 12 se lit en partie comme suit :

[traduction]

Qui plus est, l’enquêteur n’a pas répondu adéquatement à la question de savoir si le Protocole sur les chaises était une mesure d’adaptation raisonnable compte tenu de l’ensemble des circonstances. Comme il est indiqué ci-dessus, le Protocole sur les chaises était inutile compte tenu du pouvoir dont le défendeur dispose déjà en vertu de la loi.

Enfin, le paragraphe 14 se lit en partie comme suit :

[traduction]

Au contraire, la preuve indique que le défendeur n’a pas fait beaucoup d’efforts pour trouver une mesure d’adaptation, se contentant de ne faire qu’une proposition qui s’est avérée inutile et redondante à la lumière du pouvoir dont il dispose déjà en vertu de la loi. Malgré les efforts du plaignant pour discuter de mesures de rechange, comme manger dans l’aire commune, rien n’indique que le défendeur a sérieusement envisagé cette option.

[19]  Je remarque que la réponse du plaignant indique qu’il a refusé de signer le Protocole sur les chaises parce qu’il croyait que [traduction] « cela portait atteinte à ses droits légaux » (paragraphe 10) sans toutefois élaborer. Ce commentaire a été abordé par le défendeur dans sa réponse du 8 février où il est dit que [traduction] « [l]e Protocole ne dit pas que M. Kirkpatrick ne pourrait pas de quelque façon saisir un tribunal de cette question s’il choisissait de le faire. De plus, le Protocole ne dit pas que les détenus seraient responsables si la chaise était endommagée en raison de « l’usure normale » ou si elle était brisée accidentellement ».

[20]  Devant un tel dossier, l’enquêteur a conclu ce qui suit aux paragraphes 34 et 35 de son rapport :

[traduction]

34.  Les éléments de preuve indiquent que le plaignant a refusé de collaborer au processus d’accommodement. La loi sur les droits de la personne confère aux personnes le droit à une mesure d’adaptation raisonnable, et non à celle qu’elles préfèrent. La preuve indique que le défendeur a proposé au plaignant une mesure d’adaptation raisonnable (c.-à-d. le retour de la chaise dans sa cellule s’il signe le protocole). Le plaignant a refusé cette proposition parce qu’il voulait l’option qu’il privilégiait (c.-à-d. que le défendeur retourne la chaise dans sa cellule sans qu’il ait à signer le protocole).

35.  Compte tenu de ce qui précède, l’analyse de la plainte n’est pas allée plus loin que l’étape 2c).

La Commission a suivi la recommandation, fondée sur le sous-alinéa 44(3)b)(i) de la LCDP, de rejeter la plainte.

[21]  Par souci de clarté, il convient de souligner que le processus d’enquête de la Commission comporte trois étapes, l’étape 2c) étant celle où l’on détermine si le plaignant a collaboré avec le défendeur afin de trouver une mesure d’adaptation. De toute évidence, la conclusion était que le refus de collaborer à la mise en œuvre d’une mesure d’adaptation raisonnable justifiait de rejeter la plainte.

III.  La norme de contrôle

[22]  Les parties reconnaissent, et la Cour est d’accord avec elles, que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Une abondante jurisprudence étaye cette conclusion (Halifax (Regional Municipality) c Nouvelle-Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 RCS 364; Canada (Commission des droits de la personne) c Saddle Lake Cree Nation, 2018 CAF 228; Mansley c Canada (Procureur général), 2016 CF 389; Attaran c Canada (Procureur général), 2015 CAF 37; Canada (Procureur général) c Emmett, 2013 CF 610).

[23]  Par conséquent, la Cour fera preuve de retenue à l’égard des conclusions de la Commission dans la mesure où la décision est justifiée, transparente et intelligible et qu’elle appartient aisément aux issues possibles acceptables au regard des faits et du droit.

IV.  Analyse

[24]  La décision de la Commission de rejeter la plainte est, à mon avis, tout à fait raisonnable.

[25]  Tout ce qui était exigé de la part de M. Kirkpatrick, c’était qu’il signe le formulaire de demande de chaise de plastique, qui indique au détenu qu’il doit assumer la responsabilité de la chaise placée dans sa cellule. Le demandeur a fait valoir que le protocole r redondant, de sorte qu’il ne devrait pas signer le formulaire. Il est difficile de voir en quoi cela ne constitue pas un refus de participer à la recherche d’une mesure d’adaptation raisonnable. S’il est vrai que le document est purement redondant et qu’il s’agit simplement d’un moyen de s’assurer que le détenu sait qu’il est responsable de la chaise, comment cela ne pourrait‑il pas être raisonnable dans les circonstances de l’affaire?

[26]  M. Kirkpatrick n’a pas droit à la mesure d’adaptation de son choix. Or, en définitive, il reproche au défendeur d’avoir refusé la mesure d’adaptation qu’il préférait, celle de pouvoir prendre ses repas dans une aire commune où une chaise est disponible. Rien n’oblige le défendeur à accepter la mesure d’adaptation que préfère le plaignant pourvu qu’il lui offre une mesure d’adaptation raisonnable. La Commission a jugé la mesure d’adaptation raisonnable et a donc estimé qu’un examen de la plainte n’était pas nécessaire.

[27]  Le rôle de la Commission est bien connu. La Commission exerce des fonctions d’administration et d’examen préalable lorsqu’elle décide de déférer ou non une plainte au tribunal pour que celui‑ci l’examine. Dans l’arrêt Cooper c Canada (Commission des droits de la personne), [1996] 3 RCS 854, le juge La Forest, s’exprimant au nom de la majorité, a examiné attentivement le régime de la LCDP (paragraphes 48 à 58) et a décrit les « fonctions d’administration et d’examen préalable qui sont dévolues à la Commission et l’absence de rôle important et décisionnel [...] » (paragraphe 58). Le juge La Forest a écrit que ce rôle « consiste à recevoir les plaintes et à en faire un examen préalable afin qu’elles soient traitées comme il convient » (paragraphe 52). Comment cet examen préalable doit-il être effectué? Se fondant sur l’arrêt Syndicat des Employés de Production du Québec et de l’Acadie c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1989] 2 RCS 879, les juges majoritaires ont établi une comparaison entre la fonction d’examen préalable de la Commission et le rôle d’un juge qui effectue une enquête préliminaire et qui doit déterminer s’il existe suffisamment d’éléments de preuve pour justifier la tenue d’un procès. Dans le cas de la Commission, « il ne lui appartient pas de juger si la plainte est fondée. Son rôle consiste plutôt à déterminer si, aux termes des dispositions de la Loi et eu égard à l’ensemble des faits, il est justifié de tenir une enquête. L’aspect principal de ce rôle est alors de vérifier s’il existe une preuve suffisante » (paragraphe 53).

[28]  Ce qui veut dire, bien sûr, que la Commission n’est pas tenue d’examiner attentivement la preuve comme si elle devait statuer sur le bien‑fondé de la plainte. Comme l’a dit la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Bell Canada c. Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, [1999] 1 CF 113 [Bell Canada], au paragraphe 35, pour déférer une plainte au tribunal, « [i]l suffit que la Commission soit "convaincue [que] compte tenu des circonstances relatives à la plainte, l’examen de celle-ci est justifié" (paragraphes 44(3) et 49(1)). Il s’agit d’un seuil peu élevé et les faits de l’espèce font en sorte que la Commission pouvait, à tort ou à raison, en venir à la conclusion qu’il y avait “une justification raisonnable pour passer à l’étape suivante” (Syndicat des employés de production du Québec et de l’Acadie c. Canada (Commission des droits de la personne ), précité, paragraphe 30, à la page 899, le juge Sopinka, approuvé par le juge La Forest dans l’arrêt Cooper, précité, à la page 891) ».

[29]  Néanmoins, pour ce qui est de déterminer si une plainte doit faire l’objet d’une enquête ou non, la Cour d’appel a conclu dans l’arrêt Bell Canada que la Commission disposait d’un « degré remarquable de latitude » :

[38]  La Loi confère à la Commission un degré remarquable de latitude dans l’exécution de sa fonction d’examen préalable au moment de la réception d’un rapport d’enquête. Les paragraphes 40(2) et 40(4), et les articles 41 et 44 regorgent d’expressions comme "à son avis", "devrait", "normalement ouverts", "pourrait avantageusement être instruite", "des circonstances", "estime indiqué dans les circonstances", qui ne laissent aucun doute quant à l’intention du législateur. Les motifs de renvoi à une autre autorité (paragraphe 44(2)), de renvoi au président du Comité du Tribunal des droits de la personne (alinéa 44(3)a)) ou, carrément, de rejet (alinéa 44(3)b)) comportent, à divers degrés, des questions de fait, de droit et d’opinion (voir Latif c. Commission canadienne des droits de la personne, [1980] 1 C.F. 687, à la page 698 (C.A.), le juge Le Dain), mais on peut dire sans risque de se tromper qu’en règle générale, le législateur ne voulait pas que les cours interviennent à la légère dans les décisions prises par la Commission à cette étape.

[30]  Lorsqu’on rend ce genre de décision, il convient de faire preuve d’une certaine déférence envers le décideur administratif. Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir], la Cour suprême a déclaré que« [l]a déférence commande en somme le respect de la volonté du législateur de s’en remettre, pour certaines choses, à des décideurs administratifs, de même que des raisonnements et des décisions fondés sur une expertise et une expérience dans un domaine particulier, ainsi que de la différence entre les fonctions d’une cour de justice et celles d’un organisme administratif dans le système constitutionnel canadien » (paragraphe 49). Dans l’arrêt Halifax, la Cour n’a pas dérogé à la jurisprudence antérieure, y compris bien sûr à l’arrêt Dunsmuir (voir Halifax, au paragraphe 44).

[31]  Néanmoins, l’arrêt Halifax concernait une demande de contrôle judiciaire d’une décision par laquelle la Commission demandait au président du Tribunal d’examiner la plainte après avoir décidé qu’un tel examen était justifié. La question pourrait ainsi faire l’objet d’un autre examen, puisque l’affaire se poursuivrait devant le Tribunal. En l’espèce, nous sommes saisis d’une situation diamétralement opposée en ce que la plainte a été rejetée parce que son examen n’est pas justifié : la plainte a en quelque sorte fait l’objet d’une décision définitive. La Cour d’appel a considéré que la situation est différente lorsque la Commission demande la tenue d’une enquête, ce qui mène à une analyse plus approfondie de la question, et lorsqu’elle rejette la plainte, ce qui constitue une décision définitive, au motif qu’une enquête n’est pas justifiée. Dans ce dernier cas, un examen plus poussé du caractère raisonnable de la décision s’impose. La Cour d’appel a jugé qu’il n’était pas nécessaire d’appliquer le même degré de raisonnabilité, étant donné que la raisonnabilité est une notion qui s’adapte au contexte particulier. Un examen plus approfondi devrait être effectué lorsque la décision repose sur le sous-alinéa 44(3)b)(i).

[32]  Dans l’arrêt Keith c Canada (Service correctionnel), 2012 CAF 117, 431 NR, la Cour d’appel a conclu ce qui suit :

[46]  Le juge Cromwell a bien pris soin de préciser que la conclusion tirée dans l’arrêt Halifax ne valait que pour les cas où la plainte est renvoyée à un tribunal en vue d’un examen plus poussé. En pareil cas, tout intéressé peut faire valoir son point de vue et soumettre des éléments de preuve appropriés à la seconde étape du processus; en conséquence, le fait de renvoyer la plainte pour qu’elle soit examinée plus à fond ne constitue pas une décision définitive sur la plainte. Comme le juge Cromwell le fait observer au paragraphe 15 de l’arrêt Halifax, « [l]a seule mesure prise par la Commission avait été de renvoyer la plainte à une commission d’enquête. Elle n’avait tranché aucune question sur le fond » (voir également les paragraphes 23 et 50 de l’arrêt Halifax). Le rejet ordonné en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi a toutefois pour effet d’empêcher la Commission et le Tribunal de poursuivre l’examen ou l’instruction de la plainte.

[47] La décision de la Commission de rejeter la plainte en vertu de l’alinéa 44(3)b) de la Loi est une décision définitive qui intervient normalement dès les premières étapes, mais en pareil cas – contrairement à la décision par laquelle la Commission déclare la plainte irrecevable en vertu de l’article 41 –, la Commission rend sa décision à la lumière de l’enquête menée aux termes de l’article 43. Cette décision est assujettie à la norme de contrôle de la décision raisonnable, mais, ainsi qu’il a été précisé dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c. Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 R.C.S. 339, au paragraphe 59, et récemment réitéré dans l’arrêt Halifax, au paragraphe 44, la raisonnabilité constitue une notion unique qui « s’adapte » au contexte particulier. En l’espèce, la nature du rôle de la Commission et le rôle que joue la décision rendue en vertu de l’alinéa 44(3)b) dans le cas du processus prévu par la Loi constituent des aspects importants de ce contexte dont il faut en tenir compte pour l’application de la norme de la décision raisonnable.

[48] À mon avis, la cour de révision devrait s’en remettre aux conclusions de fait tirées par la Commission à l’issue de l’enquête qu’elle mène aux termes de l’article 43 ainsi qu’aux conclusions de droit que la Commission tire dans le cadre de son mandat. Si elle juge ces conclusions raisonnables, la cour de révision doit ensuite se demander si le rejet de la plainte dès le début du processus, en application de l’alinéa 44(3)b) de la Loi, était une conclusion raisonnable à tirer compte tenu du fait que la décision de rejeter la plainte est une décision définitive qui empêche de poursuivre l’enquête ou l’examen de la plainte en vertu de la Loi.

[Non souligné dans l’original.]

[33]  Ainsi, bien que la norme de la décision raisonnable soit la norme de contrôle applicable, l’examen plus approfondi a été effectué. Lorsqu’elle applique cette norme aux faits de l’espèce, la Cour doit conclure que la décision de rejeter la plainte parce qu’une enquête n’était pas justifiée est tout à fait raisonnable bien qu’une telle décision soit une décision définitive. Le défendeur a offert une mesure d’adaptation qui était raisonnable. La principale raison donnée pour refuser la mesure d’adaptation offerte était que le « Protocole sur les chaises » était redondant et que le défendeur pouvait faire ce qui est exigé dans le Protocole. Le demandeur a choisi de se priver pendant un an de l’avantage d’avoir une chaise dans sa cellule parce que le défendeur était en mesure de faire ce qui était prévu dans le Protocole sur les chaises sans que ce dernier soit nécessaire. L’autre raison invoquée par le demandeur dans sa réponse au rapport d’enquête était qu’il croyait que d’accepter le Protocole sur les chaises [traduction] « porterait atteinte à ses droits légaux ». On ne sait trop de quels droits légaux il est question, ni comment le Protocole sur les chaises, que le demandeur a qualifié de redondant à quatre reprises, pourrait leur porter atteinte. Le demandeur a plutôt fait valoir qu’il avait offert une autre mesure d’adaptation, qu’il privilégiait : celle de prendre ses repas dans l’aire commune, le corollaire étant que l’établissement aurait dû accepter la mesure d’adaptation qu’il privilégiait.

[34]  Dans l’arrêt Central Okanagan School District No. 23 c Renaud [1992] 2 RCS 970 [Renaud], la Cour suprême a donné des précisions quant à la nature et à l’ampleur de l’obligation d’accommodement : cette obligation exige de prendre des mesures d’adaptation tant qu’elles ne constituent pas une contrainte excessive. La loi n’impose pas de contrainte excessive à ceux qui doivent prendre des mesures d’adaptation. Nul n’affirme que la mesure d’adaptation offerte par l’établissement, au moyen du Protocole sur les chaises, impose au défendeur une contrainte excessive; en fait, c’est lui qui en est l’auteur.

[35]  L’arrêt Renaud explique en détail ce qui constitue une contrainte excessive, et écarte le critère « de minimis » établi à l’époque dans la jurisprudence américaine (Trans World Airlines, Inc. c Hardison, 432 U.S. 63 (1977)). En l’espèce, nous savons que la mesure d’adaptation offerte ne constitue pas une contrainte excessive pour l’établissement. L’analyse sur les obligations des parties est plus pertinente. Il s’agit plutôt de savoir si la mesure d’adaptation proposée est raisonnable. Si c’est le cas, l’obligation d’accommodement a été remplie.

[36]  Ainsi, le plaignant doit aider à trouver un compromis, dans la mesure où « pour déterminer si l’obligation d’accommodement a été remplie, il faut examiner la conduite du plaignant » (Renaud, page 994). C’est à l’établissement qu’il incombait au départ d’offrir une mesure d’adaptation raisonnable. Le plaignant doit quant à lui tenter de faciliter la mise en œuvre de la mesure d’adaptation proposée. Il ne lui revient pas de trouver une solution, bien qu’il puisse faire des suggestions. Cependant, les suggestions, comme celle de prendre ses repas dans une aire commune dans le cas qui nous occupe, ne sont que cela, des suggestions, étant donné que c’est la partie qui doit prendre des mesures d’adaptation qui est la mieux placée pour prendre une décision définitive eu égard à ses contraintes opérationnelles. Au final, ce qui compte, c’est que les mesures d’adaptation soient raisonnables. Le passage suivant est tiré des pages 994 et 995 de l’arrêt Renaud :

Cela ne signifie pas qu’en plus de porter à l’attention de l’employeur les faits relatifs à la discrimination, le plaignant est tenu de proposer une solution.  Bien que le plaignant puisse être en mesure de faire des suggestions, l’employeur est celui qui est le mieux placé pour déterminer la façon dont il est possible de composer avec le plaignant sans s’ingérer indûment dans l’exploitation de son entreprise. Lorsque l’employeur fait une proposition qui est raisonnable et qui, si elle était mise en œuvre, remplirait l’obligation d’accommodement, le plaignant est tenu d’en faciliter la mise en œuvre. Si l’omission du plaignant de prendre des mesures raisonnables est à l’origine de l’échec de la proposition, la plainte sera rejetée. L’autre aspect de cette obligation est le devoir d’accepter une mesure d’adaptation raisonnable. C’est cet aspect que le juge McIntyre a mentionné dans l’arrêt O’Malley. Le plaignant ne peut s’attendre à une solution parfaite. S’il y a rejet d’une proposition qui serait raisonnable compte tenu de toutes les circonstances, l’employeur s’est acquitté de son obligation.

[Non souligné dans l’original.]

[37]  Dans la présente affaire, la preuve démontre que le demandeur a refusé d’accepter la mesure d’adaptation proposée par le défendeur parce que celle-ci était redondante. Si le demandeur avait signé le formulaire qui, selon lui, était redondant quant au pouvoir dont dispose le défendeur, il aurait eu accès à une chaise. L’autre raison invoquée, à savoir qu’il croyait que cela porterait atteinte à ses droits légaux, est trop superficielle pour que la Commission l’examine sérieusement, surtout après que le demandeur a indiqué à maintes reprises que le Protocole sur les chaises était redondant. Aucune explication n’a été donnée sur les droits légaux qui auraient été compromis.

[38]  Rien au dossier ne permet de croire que le demandeur, ou son avocate, a soulevé d’autres objections devant la Commission, que ce soit pendant l’enquête ou en réponse à l’invitation de commenter l’ébauche du rapport d’enquête. La question de la preuve dont la Commission a été saisie a été abordée à l’audience devant la Cour et n’a rien donné de plus. Par conséquent, rien ne permet de conclure que la décision par laquelle la Commission a rejeté la plainte parce qu’elle ne justifiait pas une enquête n’était pas raisonnable. Le Protocole sur les chaises constitue pour le détenu une reconnaissance qu’il assume la responsabilité de la chaise qui sera placée dans sa cellule pour son propre usage. C’est tout ce qui lui est demandé. Il n’était pas déraisonnable de conclure, comme l’a fait la Commission en acceptant le rapport d’enquête, que le demandeur n’a pas collaboré à la recherche d’une mesure d’adaptation. Pour reprendre les mots de la Cour suprême dans l’arrêt Renaud, « [s]i l’omission du plaignant de prendre des mesures raisonnables est à l’origine de l’échec de la proposition, la plainte sera rejetée » (page 995). À mon avis, le mécanisme d’examen préalable de la LCDP vise à filtrer ce genre de plaintes. Rien ne justifiait la tenue d’une enquête après que le demandeur s’est vu accorder l’opportunité de commenter le rapport d’enquête de la Commission.

[39]  En faisant connaître la solution qu’il privilégie, le demandeur ne participe pas au processus d’accommodement. Il fait plutôt connaître ce qu’il estime être la solution idéale. Toutefois, comme le souligne l’arrêt Renaud, le plaignant n’a pas droit et ne peut s’attendre à une solution parfaite. M. Kirkpatrick soutient devant la Cour que le défendeur ne lui a jamais expliqué pourquoi il avait refusé de le laisser manger dans l’aire commune. Aucun précédent n’est fourni à l’appui de l’affirmation selon laquelle le défendeur était tenu de donner une explication, compte tenu de l’extrait de l’arrêt Renaud cité au paragraphe 36. Si une mesure d’adaptation raisonnable lui est offerte, le plaignant doit faciliter sa mise en œuvre. Par conséquent, si le Protocole pose certains problèmes, le plaignant doit les soulever afin que ceux‑ci puissent être réglés, le cas échéant. Cela n’a pas été fait.

Les arguments postérieurs à la décision de la Commission

[40]  À l’audience relative à la demande de contrôle judiciaire, le demandeur a tenté de faire valoir un argument au sujet du libellé du Protocole sur les chaises. Il est devenu évident que le demandeur n’a pas soulevé cet argument devant de la Commission au moment où elle enquêtait sur la plainte; en effet, le demandeur n’en parle pas dans sa réponse au rapport d’enquête. Je ne vois pas comment une question qui n’a pas été soulevée dans le cadre du processus d’accommodement ou de l’enquête peut ensuite devenir une question relative au caractère raisonnable d’une décision, alors que le décideur n’a pas eu l’occasion de l’examiner. Non seulement le demandeur n’a pas participé au processus d’accommodement, estimant plutôt que le Protocole sur les chaises était redondant, mais la question n’a même pas été soulevée. Nous pouvons difficilement reprocher à la Commission de ne pas souscrire dans sa décision à des arguments qui n’ont pas été soulevés.

[41]  Quoi qu’il en soit, ce que je comprends de ce nouvel argument, c’est que le demandeur prétend avoir subi un préjudice en raison du Protocole. Le rapport d’enquête indique que le demandeur a déploré le fait que le Protocole [TRADUCTION] « exonérait l’établissement de toute responsabilité » et exigeait que le demandeur renonce [TRADUCTION] « à son droit de déposer à nouveau une plainte ou un grief sur la question ». Selon le nouvel argument, cela pose problème.

[42]  Dans le cadre du contrôle judiciaire, le demandeur a plutôt fait valoir que, même s’il n’a rien à se reprocher, il est responsable parce qu’il est seul à assumer la responsabilité. En renonçant à son droit de déposer d’autres plaintes ou griefs sur la question, il renonce à d’autres droits, comme à celui de ne pas être accusé s’il n’a rien à se rapprocher ou si [traduction] « pour quelque autre raison que ce soit, l’accusation n’est pas appropriée compte tenu des circonstances » (mémoire des faits et du droit, paragraphe 32). Le demandeur va plus loin en prétendant que le fait d’être accusé est préjudiciable en soi. De simples signes « d’usure » pourraient l’exposer à une accusation et à une obligation de dédommagement.

[43]  Le texte du Protocole sur les chaises aurait sans doute pu bénéficier de quelques modifications rédactionnelles. Or, quelles que soient les améliorations au Protocole sur les chaises qui auraient pu être proposées auparavant dans le cadre des efforts de participation du demandeur au processus d’accommodement, une interprétation objective du Protocole confirme que les préoccupations exprimées par le demandeur après coup n’ont pas lieu d’être.

[44]  Le formulaire à signer pour avoir accès à une chaise est une reconnaissance de la part du détenu qu’il est responsable de la chaise : [traduction] « Le détenu est tenu de garder la chaise de plastique en lieu sûr ». Ce sont les premiers mots qui figurent sur le formulaire. De plus, la reconnaissance ne porte pas sur « l’usure normale ». À mon avis, il est évident que le détenu ne peut être tenu responsable que pour les dommages ou les modifications « faits » par une action délibérée. Selon le Canadian Oxfort Dictionary (2e édition), le verbe « make » (faire) signifie notamment [traduction] « produire, créer, entraîner ». Pour ce qui est de l’accusation qui pourrait être portée selon le formulaire, elle doit avoir trait à l’une des infractions disciplinaires énoncées à l’article 40 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous conditions (LC 1992, c 20) [LSCMLC]. Il semble que l’infraction la plus pertinente se trouve à l’alinéa 40c) qui est ainsi libellé :

40 Est coupable d’une infraction disciplinaire le détenu qui :

40  An inmate commits a disciplinary offence who

[…]

c) détruit ou endommage de manière délibérée ou irresponsable le bien d’autrui;

(c) wilfully or recklessly damages or destroys property

that is not the inmate’s;

[…]

[45]  Manifestement, l’infraction prévoit l’existence d’une intention criminelle (mens rea); le dommage causé par le détenu doit l’avoir été de manière délibérée ou irresponsable. La culpabilité est un élément essentiel de l’accusation qui doit être prouvé hors de tout doute raisonnable (paragraphe 44(3) de la LSCMLC). Ni le formulaire ni la LSCMLC n’appuient la prétention du demandeur selon laquelle la reconnaissance de responsabilité s’applique aux dommages autres que ceux causés par lui de manière répréhensible. « L’usure » échappe à la portée de cette responsabilité.

[46]  Enfin, le demandeur soutient qu’en décidant qu’il n’était pas nécessaire de faire enquête, la Commission a statué sur la question. La Cour ne voit pas en quoi la Commission a statué sur la question. La décision a été rédigée à la lumière de la preuve démontrant un refus de collaborer au processus d’accommodement et d’accepter une proposition raisonnable d’adaptation. Refuser une mesure d’adaptation parce que ce n’est pas celle qu’on préfère n’est pas faire preuve de coopération. À mon avis, la décision illustre parfaitement la fonction d’examen préalable que la Commission doit exercer en application du paragraphe 44(3) de la LCDP pour filtrer ce genre de plaintes (Cooper, précité). La Commission doit être convaincue que la preuve ne suffit pas pour justifier la tenue d’une enquête. La Commission n’a pas apprécié la preuve, qui était nettement insuffisante. La mesure d’adaptation proposée était raisonnable; reconnaître sa responsabilité à l’égard de la chaise illustre l’importance de la démarche. Le formulaire est peut-être redondant, mais s’il l’est réellement, pourquoi refuser de le signer? Pour des raisons encore inconnues, le demandeur a refusé de participer au processus d’accommodement. Comme il est indiqué dans l’arrêt Renaud, le plaignant est tenu de faciliter la mise en œuvre des mesures d’adaptation. Si son omission de le faire est à l’origine de l’échec de la proposition, « la plainte sera rejetée » (page 995).

[47]  En l’espèce, rien ne permet de penser que le demandeur a pris des mesures raisonnables malgré une proposition raisonnable. Il a choisi de refuser toute autre mesure d’adaptation que celle qu’il préférait. La décision de la Commission n’est pas une décision prise à l’issue d’un examen attentif de la preuve, il s’agit plutôt d’un exercice raisonnable de sa fonction d’examen préalable. Sa décision appartient très aisément aux issues possibles acceptables (Dunsmuir, paragraphe 47). Pour reprendre les propos du juge Binnie dans l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, [2009] 1 RCS 339, « si le processus et l’issue en cause cadrent bien avec les principes de justification, de transparence et d’intelligibilité, la cour de révision ne peut y substituer l’issue qui serait à son avis préférable » (paragraphe 59).

[48]  Le rapport d’enquête, qui est devenu la décision de la Commission, justifie amplement cette décision. Contrairement à l’affirmation du demandeur selon laquelle la décision était lacunaire en ce sens que la cour de révision ne pouvait pas [traduction] « comprendre pourquoi le tribunal avait pris cette décision et qu’elle ne lui permettait pas de déterminer si la conclusion appartenait aux issues acceptables » (mémoire des faits et du droit, paragraphe 25), nous sommes loin d’un cas où nous ignorons complètement pourquoi la décision a été prise. Il n’y a aucune raison d’affirmer que la cour de révision doit faire des suppositions sur ce que le tribunal pensait ou encore qu’elle doit deviner quelle décision a été prise.

[49]  L’insuffisance des motifs du tribunal ne permet pas à elle seule d’infirmer une décision. La Cour convient volontiers qu’une absence de motifs pourrait rendre une décision déraisonnable (bien que, selon les circonstances de l’affaire, cela puisse ne pas être automatique, Bonnybrook Industrial Park Development Co. Ltd. c Canada (Revenu national), 2018 CAF 136). La Cour suprême a précisé ce qui suit dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland and Labrador Nurses’ Union] :

[15]  La cour de justice qui se demande si la décision qu’elle est en train d’examiner est raisonnable du point de vue du résultat et des motifs doit faire preuve de « respect [à l’égard] du processus décisionnel [de l’organisme juridictionnel] au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 48). Elle ne doit donc pas substituer ses propres motifs à ceux de la décision sous examen, mais peut toutefois, si elle le juge nécessaire, examiner le dossier pour apprécier le caractère raisonnable du résultat.

[50]  En l’espèce, il n’est pas nécessaire d’étudier le dossier en profondeur. La Commission a examiné la preuve et conclu que la proposition du défendeur, qui visait à répondre au besoin du demandeur de s’asseoir sur une chaise pour prendre ses repas dans sa cellule, était raisonnable : il devait seulement reconnaître qu’il était responsable de la chaise. Le demandeur a refusé de le faire, faisant valoir dans sa réponse au rapport d’enquête que cette mesure était redondante. La conclusion selon laquelle le demandeur n’a pas participé, comme il était tenu de le faire, au processus d’accommodement s’en est logiquement suivie. Compte tenu de la preuve plutôt mince présentée par le demandeur, il était raisonnable de conclure qu’une enquête sur la plainte n’était pas justifiée. Il suffit que « les motifs permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses' Union, paragraphe 16). Tel est effectivement le cas.

V.  La conclusion

[51]  La demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée.

[52]  Les dépens sont adjugés au défendeur. À l’audience, la Cour a demandé quel montant serait raisonnable. L’avocate du défendeur a indiqué qu’il fallait s’attendre à des honoraires d’avocat d’environ 1 500 $, auxquels s’ajouteraient les débours. L’avocate du demandeur a suggéré une somme globale de 1000 $, indépendamment de l’issue de la cause. Étant donné la capacité limitée d’un détenu à toucher un revenu, la Cour ordonne qu’une somme globale de 1000 $, tout compris, soit accordée au défendeur en guise de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-955-18

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Des dépens de 1000 $, taxes et débours inclus, sont adjugés au défendeur.

« Yvan Roy »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 17e jour de mai 2019.

Édith Malo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-955-18

INTITULÉ :

ERIC ALLEN KIRKPATRICK

c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 21 JANVIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

LE 15 FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Amy M. Carter

POUR LE DEMANDEUR

 

Lisa Riddle

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Grace, Snowdon & Terepocki LLP

Avocats

Abbotsford (Colombie-Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie-Britannique)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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