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Date : 20190212


Dossier : IMM‑2918‑18

Référence : 2019 CF 186

[TRADUCTION FRANÇAISE ]

Toronto (Ontario), le 12 février 2019

En présence de monsieur le juge Bell

 

ENTRE :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

demandeur

et

HERMAN EMMANUEL FANKEM

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le défendeur, une personne qui prétend parfois être M. Herman Emmanuel Fankem (la « personne inconnue »), est détenu par l’Agence des services frontaliers du Canada [ASFC] depuis plus de cinq (5) ans. Le 22 juin 2018, la Section de l’immigration a examiné les motifs justifiant le maintien en détention de la personne inconnue en vertu de l’article 57 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] et a ordonné sa mise en liberté à certaines conditions très strictes. Le demandeur soutient que la décision relative à la mise en liberté était déraisonnable dans les circonstances et demande le contrôle judiciaire conformément au paragraphe 72(1) de la LIPR. La personne inconnue affirme que sa mise en liberté était [traduction] « sensée au regard tant des faits que du droit » et que, par conséquent, elle satisfait à la norme de la décision raisonnable. Je ne souscris pas à cette affirmation. À la clôture de l’audience, j’ai informé les avocats que la demande de contrôle judiciaire était accueillie et que des motifs officiels suivraient. Les voici.

[2]  La personne inconnue prétend être citoyenne de la République française. Il est entré au Canada le 28 octobre 2012 muni d’un passeport français. Il a été autorisé à rester au Canada jusqu’au 7 novembre 2012. Il n’a pas quitté le Canada à cette date. Le 9 avril 2013, la personne inconnue a fait l’objet d’une enquête criminelle au Canada, qui a mené à sa détention par l’ASFC.

[3]  Après la détention de la personne inconnue, l’ASFC a appris qu’il n’est pas citoyen de la France, qu’il ne s’appelle pas Herman Emmanuel Fankem et que le passeport qu’il a utilisé pour entrer au Canada a été obtenu de façon frauduleuse. Les autorités françaises affirment que, bien que l’identité de la personne inconnue demeure inconnue, il est également connu sous le pseudonyme de « Febiebouon Emmanuel », un citoyen du Cameroun. Afin de faciliter l’expulsion de la personne inconnue, l’ASFC a entrepris une enquête approfondie pour déterminer sa véritable identité. Cette enquête a mené à des consultations auprès des autorités françaises, britanniques, allemandes, américaines et camerounaises. L’enquête a révélé, entre autres, que la personne inconnue a utilisé les noms suivants, en plus de ceux qui sont susmentionnés : Febie Bouon Emmanuel du Cameroun, Herman Kemte de nationalité inconnue, Joseph James d’Haïti et Febibouon Joseph.

[4]  La personne inconnue a accumulé de nombreuses condamnations criminelles dans plusieurs pays. De plus, une accusation criminelle au Canada a été suspendue pour faciliter son expulsion.

[5]  Depuis sa détention, la personne inconnue a demandé à être emmenée à l’ambassade de la France à Ottawa et a refusé de fournir ses empreintes digitales aux agents de l’ASFC. De plus, à au moins 40 reprises, il a refusé de rencontrer des agents de l’ASFC et, pendant 54 mois, il a refusé de se présenter à l’audition de 51 contrôles des motifs de détention visés au paragraphe 57(3) de la LIPR. Par ailleurs, au moment du contrôle des motifs de détention faisant l’objet du présent contrôle judiciaire, il a encore refusé de donner suite aux efforts faits pour que l’on procède à l’évaluation de sa santé mentale.

[6]  À deux reprises, la Section de l’immigration a nommé un représentant désigné pour défendre les intérêts de la personne inconnue et a nommé un avocat, et a financé ses services, pour qu’il se présente aux contrôles de la détention et devant la Cour.

[7]  Au cours de l’audience tenue devant moi, les deux avocats ont souligné que cette affaire est compliquée pour toutes les parties concernées. Je ne suis pas d’accord. Elle l’est peut‑être pour les agents chargés du contrôle de la détention, les avocats, les juges et les agents de l’ASFC. Elle ne semble aucunement l’être pour la personne inconnue, qui persiste à dire qu’il sera remis en liberté au Canada. Il s’agit de son unique objectif et de la voie dans laquelle il s’est engagé. La Cour a l’impression que la personne inconnue se voit comme le metteur en scène d’une pièce de théâtre, et les autorités canadiennes ne sont que des acteurs soumis à sa mise en scène.

[8]  Dans la décision faisant l’objet du présent contrôle, la Section de l’immigration a conclu que la personne inconnue ne se présenterait pas volontairement pour son renvoi du Canada. Selon moi, cette conclusion rend déraisonnable la décision de mettre en liberté la personne inconnue, au sens de l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, [2008] 1 RCS 190, 2008 CSC 9 [Dunsmuir]. Mettre une personne en liberté dans la population canadienne lorsqu’un décideur arrive à la conclusion que les autorités devront enquêter sur ses allées et venues et procéder à une arrestation pour assurer le respect de l’ordonnance de mise en liberté défie toute logique. Il est utile de souligner que ces remarques concernent une détention qui satisfait aux exigences de la Charte canadienne des droits et libertés (Charkaoui c Canada (Citoyenneté et Immigration), [2008] 2 RCS 326, 2008 CSC 38).

[9]  Je conclus également que la décision ne respecte pas la norme de la décision raisonnable compte tenu de la conclusion de la Section de l’immigration selon laquelle le « seul obstacle » au renvoi est l’absence de titre de voyage. La personne inconnue fait valoir que, parce qu’il n’est pas détenu précisément en application de l’alinéa 58(1)d) de la LIPR, l’absence de papiers d’identité n’est pas un motif justifiant le maintien en détention. Je suis en désaccord. Peu importe le motif initial de la détention, j’estime qu’il est déraisonnable pour tout décideur, dans le cadre d’un contrôle de la détention, de ne pas tenir compte du fait que l’identité pose problème. Pour mettre en liberté une personne légalement détenue, il est essentiel de tenir compte des facteurs suivants : identité, risque de fuite, volonté de l’intéressé de se conformer aux ordonnances judiciaires, respect par le passé d’ordonnances de cette nature et sécurité publique. En effet, selon l’arrêt Dunsmuir, pour appliquer la norme de la décision raisonnable, le processus décisionnel doit être justifiable, transparent et intelligible. De plus, la décision doit appartenir aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Selon moi, il est indéfendable et incompréhensible de soutenir que le seul obstacle à un renvoi est l’absence d’un titre de voyage, alors que l’identité est inconnue.

[10]  Les deux avocats ont informé la Cour qu’ils n’ont aucune question à soumettre à l’examen de la Cour d’appel fédérale. De plus, l’avocate de la personne inconnue a indiqué que son client souhaite que l’audience se déroule en anglais et que la décision soit rendue dans cette langue.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2918‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 juin 2018 par la Section de l’immigration est accueillie. La décision est annulée. Dans les circonstances, l’affaire n’est pas renvoyée pour nouvelle décision. Aucune ordonnance d’adjudication des dépens n’est rendue.

Aucune question n’est certifiée aux fins d’examen par la Cour d’appel fédérale.

« B. Richard Bell »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM‑2918‑18

 

INTITULÉ :

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE et HERMAN EMMANUEL FANKEM

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 5 février 2019

 

Motifs du jugement et jugement :

Le JUGE BELL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 12 février 2019

 

COMPARUTIONS :

Sonia Bedard

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Swathi Visalakshi Sekhar

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Swathi Sekhar Law Office

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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