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Date: 20190208


Dossier : IMM‑2674‑18

Référence : 2019 CF 166

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2019

En présence de monsieur le juge Locke

ENTRE :

GHEORGHE MICLESCU, FLORENTINA ALEXANDRU (ALIAS FLORENTINA ALEXADNRU), ELENA GIOVANI ALEXANDRU (ALIAS ELENA GIOVANA ALEXANDRU), PAMELA ALEXANDRU, IONUT SAVAS ALEXANDRU

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), à l’égard de la décision par laquelle une commissaire de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié rejetait une demande d’asile présentée au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

[2]  Pour les motifs exposés ci‑après, j’ai conclu que la présente demande devrait être accueillie.

II.  CONTEXTE

[3]  Gheorghe Miclescu (le demandeur principal), Florentina Alexandru (la demanderesse), Elena Giovani Alexandru, Pamela Alexandru et Ionut Savas Alexandru (collectivement les demandeurs) sont une famille de citoyens de la Roumanie.

[4]  Les demandeurs sont d’origine rom et allèguent avoir subi de la discrimination et du harcèlement en Roumanie pour cette raison.

[5]  Les demandeurs sont arrivés au Canada après des arrêts en Espagne, au Mexique et aux États‑Unis. Une fois au Canada, les demandeurs ont présenté leur demande d’asile.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[6]  La décision de la commissaire de la SPR (la commissaire) contenait les six rubriques suivantes : (i) l’identité; (ii) la crédibilité; (iii) l’absence de documents à l’appui; (iv) le parcours des demandeurs vers le Canada; (v) les autres motifs de persécution, et (vi) les observations du conseil et les éléments de preuve documentaire. Une conclusion défavorable quant à la crédibilité s’est avérée l’élément déterminant dans cette affaire, et la commissaire a rejeté la demande d’asile des demandeurs.

[7]  L’identité : La commissaire a conclu que les demandeurs étaient des citoyens de la Roumanie.

[8]  La crédibilité : Les demandeurs ont allégué que la police les avait extorqués, que les enfants avaient été victimes d’intimidation à l’école (sans que la direction d’école n’intervienne) et que l’entreprise du demandeur principal avait été incendiée. La commissaire a conclu que les demandeurs manquaient de crédibilité, en se fondant sur les considérations suivantes :

  1. les incohérences entre les dates indiquées dans le formulaire de renseignements personnels (FRP) des demandeurs et les dates données dans le témoignage de vive voix;
  2. le fait que les demandeurs n’aient pas corrigé les erreurs de dates, malgré le fait qu’ils étaient représentés par un conseil chevronné;
  3. l’incapacité de la demanderesse d’identifier deux des agents de police de sa petite ville en Roumanie qui étaient impliqués dans l’extorsion alléguée;
  4. l’incohérence dans le témoignage des demandeurs concernant la question de savoir si le demandeur principal avait demandé un permis d’exploitation pour son entreprise de ferraille et s’il s’était vu refuser un tel permis;
  5. l’omission de mentionner dans leur FRP l’allégation selon laquelle le demandeur principal s’était rendu dans une autre ville pour faire une plainte à la police concernant l’incendie de son entreprise.

[9]  La commissaire a conclu que la preuve présentée par les demandeurs quant à ces questions était invraisemblable, incohérente et contradictoire, et en a tiré une conclusion défavorable concernant la crédibilité.

[10]  L’absence de documents à l’appui : Les demandeurs ont allégué que le demandeur principal avait été gravement battu par la police à plusieurs reprises, mais qu’il n’avait pas eu besoin de soins médicaux. Ils n’ont donc présenté aucune preuve médicale à l’appui de cette affirmation.

[11]  La commissaire a souligné que les demandes d’asile n’exigent pas toujours la présentation d’une preuve documentaire, mais que, compte tenu de la conclusion défavorable concernant la crédibilité, de tels éléments étaient nécessaires en l’espèce. La commissaire a conclu que, compte tenu de la nature de l’une des agressions présumées, il est « est plus probable que le contraire » que le demandeur principal ait eu besoin de soins médicaux, ce qui aurait donné lieu à un dossier médical quelconque. La commissaire a conclu que l’absence de preuve médicale minait la crédibilité des demandeurs.

[12]  Le parcours des demandeurs vers le Canada : Les demandeurs allèguent qu’ils avaient 12 000 euros pour financer leurs déplacements. Ils sont passés par l’Espagne et le Mexique avant d’atteindre les États‑Unis, où ils ont été détenus par les autorités de l’immigration et ont présenté des demandes d’asile. Le demandeur principal a été détenu pendant quatre mois, alors que les autres demandeurs ont été libérés. Les demandeurs n’ont pas finalisé leur demande d’asile aux États‑Unis, car ils sont partis pour le Canada peu après la libération du demandeur principal.

[13]  La commissaire était préoccupée par cette partie du récit des demandeurs. Elle n’a pas cru l’explication des demandeurs selon laquelle ils devaient recourir à la mendicité aux États‑Unis. Elle a conclu que les 12 000 euros dont ils disposaient auraient probablement été suffisants pour subvenir à leurs besoins pendant qu’ils étaient aux États‑Unis. De plus, la commissaire a conclu que les demandeurs, en abandonnant leur demande d’asile aux États‑Unis, se livraient probablement à du magasinage de tribunal, et qu’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’ils finalisent leur demande. La commissaire a tiré une conclusion défavorable de la combinaison du défaut des demandeurs de finaliser leur demande d’asile aux États‑Unis et des questions de crédibilité susmentionnées.

[14]  Les autres motifs de persécution : Ces autres motifs concernaient les demandeurs mineurs. La commissaire a rejeté la crainte des demandeurs selon laquelle leurs enfants seront exposés à un mariage précoce et forcé ainsi qu’à une instruction médiocre s’ils étaient renvoyés en Roumanie. La commissaire a pris note du témoignage de la demanderesse selon lequel elle s’était éloignée des restrictions culturelles et elle a conclu qu’elle serait en mesure d’empêcher tout mariage forcé ou toute négligence quant à l’éducation de ses enfants.

[15]  Les observations du conseil et les éléments de preuve documentaire : La commissaire a examiné de nombreuses sources documentaires faisant état des conditions difficiles pour les Roms en Roumanie, mais elle a noté que ce ne sont pas tous les Roms qui sont victimes de ce type de discrimination et que les renseignements fournis par les conseils devraient être examinés sur une base individuelle. Comme les demandeurs n’ont pas été jugés crédibles, il n’y avait aucune preuve crédible de risque individuel.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[16]  Les demandeurs soulèvent un certain nombre de questions, mais, pour les besoins de la présente décision, je n’ai qu’à aborder les deux suivantes :

  1. La commissaire a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité des demandeurs?
  2. La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en n’évaluant pas les risques auxquels les demandeurs pourraient être exposés en Roumanie, parce qu’il a été conclu qu’ils manquaient de crédibilité?

V.  ANALYSE

A.  La commissaire a‑t‑elle commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité du demandeur?

[17]  Certains des motifs pour lesquels la commissaire doute de la crédibilité des demandeurs sont raisonnables. Les voici :

  1. les erreurs de la demanderesse concernant les dates des événements clés, comme l’extorsion par le chef de police local, l’incendie de l’entreprise du demandeur principal et le moment où les demandeurs se sont rendus en Autriche;
  2. les incompatibilités entre les propos de la demanderesse et ceux du demandeur principal quant à la question de savoir si un permis d’exploitation d’entreprise était requis pour l’entreprise du demandeur principal et s’il s’était déjà vu refuser un tel permis.

[18]  Toutefois, la conclusion de la commissaire selon laquelle les demandeurs manquaient de crédibilité est viciée par une appréciation déraisonnable de la preuve, et ce, à plusieurs égards. Voici des exemples d’appréciation déraisonnable de la preuve :

  1. l’incapacité de la demanderesse à nommer deux des agents de police impliqués dans l’extorsion alléguée;
  2. l’absence de preuve médicale de l’agression dont le demandeur principal aurait été victime;
  3. la mendicité à laquelle les demandeurs auraient été réduits aux États‑Unis alors que le demandeur principal était détenu.

[19]  En ce qui concerne les agents de police que la demanderesse n’a pas été en mesure de nommer, la commissaire n’était pas convaincue que cela était plausible, étant donné que les demandeurs vivaient dans une petite ville, il fallait s’attendre à ce que les demandeurs se renseignent sur l’identité des policiers. Il s’agit essentiellement d’une conclusion d’invraisemblance, qui ne devrait être tirée que dans les cas les plus clairs : Valtchev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7. Une telle conclusion, fondée sur la petite taille de la ville, n’est pas suffisamment claire, surtout si l’on tient compte du fait que les demandeurs font partie d’une minorité qui est ostracisée dans de nombreux aspects de la société roumaine et qui, par conséquent, pourrait ne pas vouloir être en contact avec la police locale.

[20]  En ce qui concerne les éléments de preuve médicale corroborant les agressions qu’auraient subies le demandeur principal, la commissaire a conclu que, « lorsqu’une personne est attaquée par trois autres, comme le demandeur principal l’a prétendu avoir été deux semaines après l’incendie, selon toute vraisemblance, elle aura besoin de soins médicaux ». La commissaire a tiré une conclusion défavorable concernant la crédibilité en se fondant sur l’absence de preuve documentaire à l’appui. Toutefois, selon le témoignage, le demandeur principal n’avait pas tenté d’obtenir des soins médicaux. La conclusion de la commissaire s’ajoute à une autre conclusion d’invraisemblance fondée sur des faits qui ne sont pas suffisamment clairs. D’abord, selon le dossier, rien n’indique que la nature des blessures du demandeur principal nécessitait qu’il obtienne des soins médicaux. Bien que, selon toute vraisemblance, une personne qui subit le type de raclée décrit par les demandeurs ait besoin de soins médicaux, l’absence de soins médicaux ne constitue pas nécessairement une issue invraisemblable. De plus, il est possible que le demandeur principal n’ait pas consulté un médecin malgré des blessures suffisamment graves pour justifier une telle consultation. Cela est particulièrement vraisemblable, étant donné que (i) le demandeur principal fait partie d’une minorité ostracisée dans de nombreux aspects de la société roumaine et (ii) que les agresseurs étaient des policiers. Encore une fois, il n’est pas invraisemblable qu’une personne qui subit le genre de raclées décrites par les demandeurs n’ait aucun document médical.

[21]  En ce qui concerne la prétendue mendicité aux États‑Unis, la commissaire a fait remarquer que les demandeurs avaient quitté la Roumanie avec 12 000 euros et elle a conclu qu’ils « auraient probablement eu suffisamment de fonds pour subvenir à leurs besoins pendant les trois mois et demi qu’ils ont passés aux États‑Unis ». Cette conclusion a servi à étayer le doute de la commissaire quant à la raison pour laquelle les demandeurs se sont désistés de leur demande d’asile aux États‑Unis et sont venus au Canada. Compte tenu du fait que les demandeurs (une famille de cinq personnes) ont voyagé de la Roumanie à l’Espagne, puis de l’Espagne au Mexique avant d’atteindre les États‑Unis, la déclaration de la commissaire selon laquelle les 12 000 euros en question auraient probablement duré plusieurs mois jusqu’à la libération du demandeur principal aux États‑Unis n’a pas les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité qui sont attendus d’une conclusion raisonnable.

[22]  À mon avis, si la commissaire n’avait pas eu ce raisonnement vicié décrit ci‑dessus, la conclusion quant à la crédibilité des demandeurs aurait pu être différente.

B.  La commissaire a‑t‑elle commis une erreur en n’évaluant pas le risque auquel les demandeurs pourraient être exposés en Roumanie parce qu’il a été déterminé qu’ils manquaient de crédibilité?

[23]  Après avoir traité des problèmes de crédibilité, la SPR a examiné la situation des Roms en Roumanie. La SPR a reconnu de nombreux problèmes de discrimination répétée contre les Roms, dont certains sont graves (comme des allégations de harcèlement et de brutalité policière). La commissaire a dissipé toute préoccupation soulevée dans la preuve documentaire en faisant remarquer que le risque potentiel de persécution des demandeurs en Roumanie doit être individualisé. La commissaire a conclu que, comme les demandeurs n’étaient pas crédibles, ils ne pouvaient pas établir le risque individuel requis.

[24]  Cette conclusion m’apparaît déraisonnable. Il est bien établi en droit que l’appréciation des risques est un exercice prospectif, de sorte qu’une demande d’asile peut être fondée même si le demandeur n’a pas de crédibilité dans son récit des événements passés. Je ne suis pas certain que la commissaire ait compris cela.

[25]  Les craintes des demandeurs en l’espèce ne sont pas généralisées à l’ensemble de la population de la Roumanie. Elles sont propres aux Roms. La commissaire n’a exprimé aucun doute au sujet (i) de l’origine ethnique rom des demandeurs ou (ii) de la preuve documentaire faisant état des mauvais traitements infligés aux Roms en Roumanie. Les demandeurs avaient le droit à ce que le risque auquel ils seraient assujettis à leur retour en Roumanie soit examiné.

VI.  CONCLUSION

[26]  En conséquence, la présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[27]  Les parties conviennent qu’il n’y a aucune question grave de portée générale à certifier.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑2674‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La présente demande est accueillie.

  2. La décision contestée de la Section de la protection des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée pour nouvel examen, qui aura lieu devant un autre décideur.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« George R. Locke »

Juge
COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2674‑18

INTITULÉ :

GHEORGHE MICLESCU, FLORENTINA ALEXANDRU (ALIAS FLORENTINA ALEXADNRU), ELENA GIOVANI ALEXANDRU (ALIASELENA GIOVANA ALEXANDRU), PAMELA ALEXANDRU, IONUT SAVAS ALEXANDRU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

16 JANVIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

JUGE LOCKE

DATE :

XX FÉVRIER 2019

COMPARUTIONS :

Peter G. Ivanyi

Pour les demandeurs

Prathima Prashad

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Rochon Genova, LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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