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Date : 20190208


Dossier : IMM‑976‑18

Référence : 2019 CF 162

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 8 février 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

QINYANG CHEN

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le demandeur, Qinyang Chen, est citoyen de la République populaire de Chine [la RPC]. Il a demandé l’asile au Canada en août 2017, disant craindre d’être persécuté dans son pays en tant que membre d’une branche du christianisme déclarée illégale, les [traduction] « Crieurs ». Par une décision datée du 6 décembre 2017, la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté sa demande pour des raisons de crédibilité. La commissaire de la SPR a également conclu que la demande d’asile du demandeur était dénuée d’un minimum de fondement au sens du paragraphe 107(2) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR]. Ce fait empêchait le demandeur d’avoir accès à la Section d’appel des réfugiés (voir l’alinéa 110(2)c) de la LIPR). Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[2]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  LE CONTEXTE

[3]  Le demandeur est né à Changle, province du Fujian, en septembre 1997. Pour établir son identité et sa nationalité, il s’est fondé sur une carte d’identité de résident originale de la RPC ainsi que sur son certificat familial de résidence.

[4]  Le demandeur dit avoir été élevé dans un foyer difficile parce que ses parents se disputaient constamment. Ayant des problèmes de concentration à l’école, il n’a pas suivi d’études postsecondaires. Il a travaillé pendant un temps comme barbier, mais il a surtout été sans emploi. Il menait une vie généralement malheureuse jusqu’au jour où un ami proche, au courant de ses difficultés, lui a suggéré de fréquenter avec lui une église-maison chrétienne. Le groupe faisait partie d’une branche du christianisme parfois appelée les [traduction] « Crieurs » à cause de la manière dont ses adeptes prient. Cette branche est frappée d’interdiction par le gouvernement chinois, mais l’ami du demandeur lui a assuré que le groupe prenait des précautions en matière de sécurité et qu’ils n’avaient jamais eu de problèmes avec les autorités.

[5]  Le demandeur a commencé à fréquenter l’église-maison en mai 2016. Après quelques mois, le sentiment de tristesse qui l’accablait a commencé à se dissiper. Il a déclaré qu’il était si heureux de ce changement dans sa vie qu’il avait incité un autre ami à se joindre lui aussi au groupe.

[6]  Dans l’exposé circonstancié étayant sa demande d’asile, le demandeur a indiqué que, le 16 janvier 2017, des agents du Bureau de la sécurité publique [BSP] ont fait une descente dans la maison-église pendant qu’une réunion s’y déroulait. Le demandeur est parvenu à s’échapper parce qu’il se trouvait à l’extérieur de la maison, à faire le guet, quand les agents du BSP étaient arrivés. Après avoir prévenu les autres de la descente par téléphone, il a pris la fuite sur une motocyclette jusqu’à la maison de son oncle, qui se trouvait à une heure de distance environ, et il s’y est caché. Il a appris par son père que deux de ses amis avaient été arrêtés lors de la descente et qu’un autre s’était caché. Son père lui a aussi appris que le BSP était à sa recherche; des agents s’étaient présentés à son domicile et lui avaient laissé une sommation ordonnant au demandeur de se présenter le lendemain à un bureau local du BSP. Le demandeur a déclaré que son père lui avait finalement envoyé la sommation par la poste. Ce document a été produit à l’audience de la SPR.

[7]  Le demandeur a déclaré qu’il est resté caché au domicile de son oncle jusqu’à ce que des dispositions aient été prises pour qu’il fuie la Chine avec l’aide d’un passeur. Selon les renseignements contenus dans les formulaires qu’il a remplis dans le cadre de sa demande d’asile, le demandeur a quitté la Chine via Shanghai le 22 juin 2017, se servant d’un faux passeport de Hong Kong fourni par le passeur. Il a pris l’avion jusqu’à Amsterdam et ensuite, de là, il s’est rendu en Équateur, aux Bahamas, à Miami, à New York et à Seattle. Il s’est servi d’un second faux passeport que des passeurs lui ont fourni en cours de route. Il a franchi la frontière canado-américaine à pied, irrégulièrement, le 7 juillet 2017 et, le lendemain, il s’est rendu en avion de Vancouver à Toronto. Le demandeur a détruit ses documents de voyage en cours de route, conformément aux instructions des passeurs qui avaient facilité son voyage.

[8]  La première indication qu’ont les autorités canadiennes de la présence du demandeur au Canada correspond au moment où il a présenté sa demande d’asile au bureau d’Etobicoke de Citoyenneté et Immigration Canada, le 1er août 2017. Les documents justificatifs avaient été établis avec l’aide d’un avocat de Toronto quelques semaines plus tôt.

[9]  L’audition de la demande d’asile du demandeur a eu lieu le 2 novembre 2017. Il a tout d’abord parlé de la descente à la maison-église, qui avait eu lieu au début de mai 2017. Après cette descente, il s’était aussitôt rendu au domicile de son oncle et y était resté caché jusqu’à son départ de la Chine, le 20 juin 2017. Après avoir posé au demandeur un certain nombre de questions sur l’itinéraire qu’il avait suivi et les documents dont il s’était servi, la commissaire a déclaré : [traduction] « Je vais vous dire pourquoi nous passons tout cela en revue. Je n’ai en main aucun document imprimé qui indique quand vous avez quitté la Chine et quand vous êtes entré au Canada. Avez-vous des documents d’embarquement, des étiquettes de bagage, des documents quelconques qui se rapportent à votre voyage? ». Le demandeur a répondu : [traduction] « J’ai – il y a quelques photographies dans mon téléphone cellulaire précédent ». Il a expliqué qu’il s’agissait d’un téléphone Apple et que ce dernier aurait enregistré les dates où il avait pris des photographies du paysage en cours de route. Ce téléphone, il l’avait encore. Il s’agissait de la seule preuve documentaire qu’il avait de son voyage depuis la Chine jusqu’au Canada. La commissaire a dit : [traduction] « Très bien, nous y reviendrons donc si nous en avons besoin, d’accord? ».

[10]  Plus tard à l’audience, la commissaire a évoqué de nouveau la date de la descente du BSP. Le demandeur a réitéré que celle‑ci avait eu lieu au début de mai 2017. La commissaire lui a ensuite fait remarquer que la sommation était datée du 16 janvier 2017. Il s’est aussitôt repris et a dit qu’elle avait eu lieu le 15 janvier 2017. Il a expliqué qu’il n’avait pas une bonne mémoire. (On n’a pas questionné le demandeur sur la différence d’un jour entre cette date et celle qu’il avait inscrite pour la descente dans son exposé circonstancié original).

[11]  La commissaire a ensuite demandé au demandeur combien de temps il avait vécu caché chez son oncle, et il a répondu : [traduction] « Plus de 10 jours ». La commissaire lui a demandé : [traduction] « Plus de 10 jours et moins que, quoi, moins d’un mois? ». Il a répondu que oui. Après avoir confirmé que le demandeur n’avait pas vécu à un autre endroit avant son départ de la Chine, la commissaire lui a déclaré que, d’après son témoignage, la descente avait eu lieu environ six mois avant son départ. Elle lui a demandé une fois de plus : [traduction] « Vous dites avoir vécu chez votre oncle pendant plus de 10 jours, mais moins d’un mois. Est‑ce exact? ». Cette fois‑ci, il a répondu : [traduction] « Non ». La commissaire lui a demandé s’il se souvenait du temps pendant lequel il avait vécu chez son oncle, et il a répondu : [traduction] « Je ne me souviens pas très bien du temps pendant lequel j’ai vécu là. Un certain temps ». En réponse à des questions de son conseil, qui lui a rappelé qu’il avait déclaré que la descente avait eu lieu le 15 janvier et qu’il avait quitté la Chine le 20 juin, le demandeur a dit qu’il avait vécu cinq mois chez son oncle. Quand on lui a demandé pourquoi il avait donné plus tôt une réponse différente, il a répondu qu’il avait mal compris la question. (Dans son exposé circonstancié original, le demandeur a dit simplement qu’il était resté là jusqu’à son départ de la Chine, sans préciser la durée de son séjour).

[12]  Le demandeur a également décrit quelles étaient ses pratiques religieuses depuis qu’il était présent au Canada. Cette partie du témoignage n’a aucune incidence sur le règlement de la présente demande, et il n’est donc pas nécessaire de l’exposer ici.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU PRÉSENT CONTRÔLE

[13]  La commissaire a admis que le demandeur avait établi son identité personnelle et sa citoyenneté sur la foi de sa carte d’identité de résident et du certificat familial de résidence. Elle a toutefois rejeté la demande parce qu’elle n’a pas jugé que la prétention du demandeur, à savoir qu’il avait fréquenté une église clandestine en Chine et, de ce fait, qu’il présentait un intérêt pour le BSP, était digne de foi. Cette décision reposait sur les éléments suivants.

[14]  Premièrement, la commissaire a conclu que le demandeur avait fait des « déclarations incohérentes au sujet du moment où était survenue la descente du PSB [sic], de la durée de sa clandestinité et des endroits où il était allé en route pour le Canada ». Après avoir signalé qu’il n’avait fourni « aucun élément de preuve documentaire pour attester sa sortie de la Chine et son entrée au Canada », la commissaire a cité le jugement du juge Nadon, tel était alors son titre, dans l’affaire Elazi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 14891 (CF) [Elazi], à l’appui des thèses suivantes :

[L]e défaut de présenter un passeport ou tout élément de preuve documentaire attestant des déplacements du demandeur d’asile, comme des étiquettes de bagage ou des cartes d’embarquement, est un facteur important dans le cadre du processus d’appréciation de la crédibilité d’une demande d’asile. Ces documents fournissent une preuve de l’itinéraire suivi jusqu’au Canada et des déplacements antérieurs du demandeur d’asile et, par conséquent, de l’endroit où ce dernier se trouvait durant les événements prétendument à l’origine de sa crainte, laquelle constitue le fondement de sa demande d’asile. Ainsi, en l’absence de ces documents, le témoignage du demandeur d’asile quant à la chronologie et à l’historique de ses déplacements demeurera essentiellement non confirmé.

La commissaire a ensuite tiré la conclusion suivante : « Le tribunal conclut que le défaut du demandeur d’asile de présenter des titres de voyage corroborants sans donner d’explication raisonnable, auquel s’ajoutent les autres préoccupations quant à la crédibilité exposées ci‑après, nuit à la crédibilité générale du demandeur d’asile ».

[15]  La commissaire a également signalé qu’elle avait examiné s’il fallait donner au demandeur une possibilité de fournir les photographies se trouvant dans son téléphone pour fournir une preuve de ses voyages. Elle s’est demandée : « Si des photographies sur le téléphone cellulaire d’une personne pouvaient constituer des éléments de preuve crédibles et dignes de foi, selon la prépondérance des probabilités, attestant la présence physique d’une personne dans un lieu identifiable à un moment précis? ». En réponse à cette question, elle a simplement écrit : « Le tribunal a établi que ce n’était pas le cas ». Aucune autre explication n’a été donnée.

[16]  Deuxièmement, la commissaire a signalé que la sommation que le demandeur avait déposée « tient sur une seule page, les caractères y sont imprimés à l’encre noire, et la seule caractéristique de sécurité, plutôt rudimentaire, est un timbre rouge. Il s’agit donc d’un document facile à contrefaire ». Et, de poursuivre la commissaire : « À la lumière des préoccupations quant à la crédibilité susmentionnées et du témoignage incohérent du demandeur d’asile concernant le moment où serait survenue la descente du PSB [sic], le tribunal renvoie à la preuve documentaire faisant état de la présence répandue de documents frauduleux en Chine ». Sur ce fondement, elle a conclu qu’il avait « déposé un document frauduleux à titre de sommation et [elle a tiré] une autre conclusion défavorable quant à la crédibilité ».

[17]  La commissaire s’est ensuite tournée vers le « risque prospectif de persécution auquel le demandeur d’asile [était] exposé » en raison de son profil religieux. Après avoir passé en revue le témoignage du demandeur au sujet de ses pratiques chrétiennes au Canada et de sa connaissance de la doctrine chrétienne, la commissaire a conclu qu’il n’avait pas fait montre d’un degré de participation suffisant au sein de son Église au Canada pour établir, selon la prépondérance des probabilités, qu’il en était un membre dévoué et un véritable adepte du christianisme.

[18]  Pour ces raisons, la commissaire a conclu que le demandeur n’avait ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de l’article 96 et du paragraphe 97(1), respectivement, de la LIPR. Sans autre analyse, elle a également conclu qu’« aux termes du paragraphe 107(2) de la LIPR, le demandeur d’asile [n’avait] présenté aucun élément de preuve crédible ou digne de foi sur lequel le tribunal aurait pu fonder une décision favorable et, par conséquent, qu’il y [avait] absence d’un minimum de fondement de la demande d’asile ».

IV.  LA NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

[19]  Il est bien établi que la Cour contrôle la manière dont la SPR apprécie les éléments de preuve qu’on lui soumet en fonction de la norme de la décision raisonnable (Hou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 993, aux paragraphes 6 à 15 [Hou]). Cette norme s’applique aux conclusions de fait que tire la SPR, et cela englobe la crédibilité (Pournaminivas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1099, au paragraphe 5; Nweke c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 242, au paragraphe 17), ses conclusions relatives à l’authenticité de documents, de même que son interprétation de la preuve documentaire (Abdulkadir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 318, au paragraphe 21). Cette norme s’applique par ailleurs à la conclusion de la SPR selon laquelle une demande d’asile est dénuée d’un fondement crédible (Hernandez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 144, au paragraphe 3).

[20]  Il est également bien établi que la Cour se doit de faire preuve d’une grande déférence envers les conclusions que tire la SPR en matière de crédibilité (Su c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 518, au paragraphe 7), car la SPR est bien placée pour apprécier cet aspect (Aguebor c MEI) (1993), 160 NR 315, [1993] ACF no 732 (CAF), au paragraphe 4 (QL); Hou, au paragraphe 7). Elle a l’avantage d’observer les témoins qui déposent et elle possède peut-être bien une expertise dans le domaine qui fait défaut à la cour de révision, ce qui inclut la situation qui règne dans le pays concerné (Rahal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 319, au paragraphe 42; Zhou c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 821, au paragraphe 58). Néanmoins, il incombe à la cour de révision de veiller à ce que les conclusions que tire la SPR en matière de crédibilité soient raisonnables.

[21]  L’examen du caractère raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc., 2016 CSC 38, au paragraphe 18). La cour de révision examine « la justification de la décision […] la transparence […] l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi [que] l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47). Ces critères sont respectés « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas respectés. Il ne lui incombe pas de soupeser de nouveau la preuve ou d’y substituer l’issue qui serait à son avis préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

V.  LES QUESTIONS EN LITIGE

[22]  Le demandeur conteste la décision de la SPR en invoquant deux motifs principaux : premièrement, la manière dont elle a apprécié sa crédibilité est déraisonnable, et, deuxièmement, la conclusion d’« absence de minimum de fondement » est déraisonnable. Pour ce qui est de l’appréciation de la crédibilité, le demandeur conteste la manière dont la SPR a évalué ses antécédents de voyage, la sommation et son identité religieuse.

VI.  ANALYSE

[23]  Comme je l’expliquerai, je conviens avec le demandeur que la manière dont la SPR a apprécié la preuve concernant ses antécédents de voyage et la sommation est déraisonnable. Cela suffit pour exiger la tenue d’une nouvelle audience, et il n’est donc pas nécessaire de traiter des autres questions que le demandeur a soulevées.

[24]  Le récit qu’a fait le demandeur des expériences qui l’ont amené à solliciter l’asile au Canada renferme deux incohérences potentiellement importantes : l’une a trait à la date à laquelle a eu lieu la descente du BSP dans la maison-église (15 ou 16 janvier 2017, ou début mai 2017), et l’autre au temps pendant lequel il a vécu caché chez son oncle avant de fuir la Chine (durant cinq mois ou entre 10 jours et un mois). Si ces incohérences demeuraient inexpliquées, elles pourraient fort bien servir de fondement au rejet de la demande d’asile du demandeur car son récit n’est pas digne de foi. Toutefois, ce n’est pas de cette façon que la commissaire a réfléchi. Elle a plutôt pris en compte ces incohérences de pair avec l’absence de preuves corroborant le récit que le demandeur avait fait de ses déplacements entre la Chine et le Canada et a tiré une inférence défavorable au sujet de sa crédibilité en s’appuyant de manière générale sur cette combinaison de facteurs. À mon avis, elle a commis une erreur en prenant pour base l’absence de corroboration des déplacements du demandeur. De ce fait, son appréciation de ces éléments de preuve, de même que les répercussions de cette dernière pour la crédibilité du demandeur, sont déraisonnables.

[25]  La commissaire a conclu que le demandeur avait témoigné de manière incohérente au sujet du moment où il avait quitté la Chine ainsi qu’au sujet des déplacements qu’il avait faits en route vers le Canada et, sur ce fondement, elle a tiré une inférence défavorable de l’absence de preuves corroborantes. Ce fait suscite ici deux problèmes.

[26]  Premièrement, le dossier n’étaye pas de façon raisonnable la manière dont la commissaire a apprécié les éléments de preuve relatifs aux déplacements du demandeur. Dans le pire des cas, il y avait une légère incohérence au sujet du moment où le demandeur disait avoir quitté la Chine (le 20 juin 2017, selon son témoignage; le 22 juin 2017, selon les documents déposés au moment de la présentation de sa demande d’asile). Les incohérences, les omissions ou les contradictions inexpliquées peuvent raisonnablement mener à des conclusions défavorables quant à la crédibilité, mais ces dernières ne devraient pas être « fondées sur un examen à la loupe de questions secondaires ou non pertinentes pour l’affaire » (Haramichael c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1197, au paragraphe 15, citant Lubana c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 116, aux paragraphes 10 et 11; Clermont c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 112, au paragraphe 30).

[27]  Quant au voyage que le demandeur a fait depuis la Chine jusqu’au Canada, bien que ce dernier se soit exprimé de manière vague lors de son témoignage devant la SPR à propos du temps qu’il avait passé à chaque endroit en cours de route, il a inscrit des dates de départ et d’arrivée précises dans sa demande d’asile originale (laquelle a été établie à un moment où les faits étaient vraisemblablement plus frais dans son esprit). Je ne relève dans le dossier aucune incohérence dans son récit des déplacements qu’il a faits depuis la Chine jusqu’au Canada.

[28]  Il n’existe aucune exigence générale de corroboration, et un tribunal commet une erreur s’il tire une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité en se fondant uniquement sur une absence de preuves corroborantes (Ndjavera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 452, au paragraphe 6). S’il existe des raisons valables pour mettre en doute la sincérité d’un demandeur d’asile, le tribunal peut également prendre en compte le fait que celui-ci n’a pas produit de preuves corroborantes, mais uniquement s’il ne peut expliquer de manière raisonnable l’absence de telles preuves (Dundar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 1026, au paragraphe 22, citant Amarapala c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 12, au paragraphe 10).

[29]  En l’espèce, la commissaire a commis une erreur en exigeant une corroboration du récit fait par le demandeur de ses déplacements, sans un motif quelconque pour douter de sa véracité à ce stade. Le dossier n’étaye pas raisonnablement la conclusion de la commissaire selon laquelle il y avait, dans le récit des déplacements du demandeur, des incohérences qui amenaient à douter de sa véracité. Par ailleurs, ayant imposé par erreur au demandeur le fardeau de produire des documents de voyage, la commissaire n’explique pas pourquoi elle n’a pas conclu que l’explication du demandeur pour laquelle il n’en détenait aucun – les passeurs lui avaient dit de les détruire – était raisonnable. Quant aux preuves que le demandeur a bel et bien offert de présenter pour corroborer son récit – les photographies dans son téléphone – c’est la commissaire elle‑même qui a conclu (pourquoi, nous l’ignorons) qu’elles n’auraient aucune valeur probante. Il convient aussi de signaler que même s’il y avait des contradictions dans la preuve du demandeur au sujet d’autres faits (notamment, la date de la descente du BSP et le temps pendant lequel il avait vécu caché), la commissaire n’explique pas pourquoi elle a rejeté ses explications. À tous ces égards, la décision est dénuée de justification, de transparence et d’intelligibilité.

[30]  Deuxièmement, et plus important encore, la date à laquelle le demandeur a quitté la Chine, la date à laquelle il est arrivé au Canada, et les endroits où il se trouvait entre les deux, n’ont rien à voir avec la raison pour laquelle il demande l’asile au Canada. À moins d’avoir des raisons de douter que le demandeur disait la vérité à propos du moment où il avait quitté la Chine et celui où il était arrivé au Canada (et il n’en ressort aucune du dossier), cette partie de sa preuve n’avait rien à voir avec sa crédibilité en général. L’absence de corroboration du récit du demandeur au sujet de ces questions secondaires n’amoindrit pas la probabilité qu’il dise la vérité au sujet de la raison pour laquelle il demande l’asile. La commissaire estime toutefois que le défaut du demandeur de produire des documents de voyage corroborants sans une explication raisonnable mettait en doute sa crédibilité générale. L’un n’a aucune incidence sur l’autre. Conclure autrement était une erreur de la part de la commissaire.

[31]  Comme il a déjà été mentionné, la commissaire s’est fondée sur la décision Elazi à l’appui de son appréciation de la pertinence des documents de voyage et de l’importance de leur absence. À mon avis, cette décision n’appuie pas les thèses générales que la commissaire prétend en tirer. Plus précisément, elle est, en l’espèce, d’une applicabilité restreinte, sinon nulle. Dans l’affaire Elazi, la question en litige consistait à savoir s’il était raisonnable que la Section de la protection des réfugiés conclue de l’absence d’un passeport et d’un billet d’avion (entre autres aspects) que le demandeur d’asile n’avait pas établi son identité en tant que citoyen de la République démocratique du Congo. Le juge Nadon a déterminé que ces documents pouvaient avoir une incidence directe sur les questions d’identité et de nationalité. En l’espèce, toutefois, la commissaire s’est dite convaincue que l’identité personnelle et la citoyenneté du demandeur avaient été établies. La décision Elazi n’étaye pas l’appréciation que fait la commissaire de l’importance plus large que revêt l’absence de documents de voyage dans une affaire où l’identité et la nationalité ont été établies par d’autres éléments de preuve.

[32]  Pour ces raisons, la manière dont la commissaire a apprécié l’importance que revêt l’absence de corroboration du récit fait par le demandeur au sujet de ses déplacements est déraisonnable, et cette erreur contamine d’autres éléments cruciaux de la décision. Elle a signalé que son appréciation de ce facteur, « auquel s’ajoutent les autres préoccupations quant à la crédibilité exposées ci‑après », avait mis en doute la « crédibilité générale » du demandeur. L’une de ces autres préoccupations a trait à l’utilisation qu’avait faite le demandeur de ce que la commissaire a considéré comme un faux document revêtant la forme de la sommation. Mais cette conclusion a elle-même été tirée en partie à la lumière des doutes relatifs à la crédibilité qui découlaient du défaut du demandeur de corroborer la chronologie de ses déplacements (voir le paragraphe 16 qui précède). Le raisonnement de la commissaire n’est pas loin d’être circulaire; ces deux facteurs sont, à tout le moins, étroitement liés. Par ailleurs, une fois que l’on exclut les autres préoccupations de l’analyse que la commissaire a faite de la sommation, il ne reste plus qu’une appréciation quasi identique à celle que le juge Ahmed a récemment considérée comme déraisonnable dans la décision Ye c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 67, au paragraphe 15. J’arrive à la même conclusion en l’espèce.

VII.  CONCLUSION

[33]  Pour ces raisons, la demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la SPR datée du 6 décembre 2017 est infirmée, et l’affaire est renvoyée devant un tribunal différemment constitué de la SPR en vue d’un nouvel examen.

[34]  Ni l’une ni l’autre des parties n’a présenté une question grave de portée générale à certifier en application de l’alinéa 74d) de la LIPR, et je conviens qu’il ne s’en pose aucune.


JUGEMENT dans le dossier no IMM‑976‑18

LA COUR ORDONNE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section de la protection des réfugiés datée du 6 décembre 2017 est infirmée et l’affaire renvoyée à un tribunal différemment constitué en vue d’un nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est posée.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 1er jour d’avril 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑976‑18

 

INTITULÉ :

QINYANG CHEN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 AOÛT 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 8 FÉVRIER 2019

 

COMPARUTIONS :

John Gravel

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Asha Gafar

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis and Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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